Mardi 29 mars
Cher François,
Comme on me demande des clarifications sur mon analyse de Ma cruauté, je les pose ici.
Dans le billet qui faisait une suite immédiate – quelques heures à peine – à ma lecture de ton roman, je parle de signes à plusieurs reprises. Le terme désigne tout élément du livre mobilisé pour décrire un comportement, une situation, une interaction, un événement. Il se veut donc très large. En cela, il colle à la définition qu’en donne la sémiologie (ou sémiotique) dont il est l’objet d’étude : un signe est un élément matériel producteur de sens. Ça peut donc être des mots, des images, des couleurs, des sons, ici évoqués dans et par le texte. Pour faire plus simple encore, c’est tout ce que le narrateur perçoit et donne à percevoir. Cela ne concerne donc pas seulement les personnages qu’il vient à croiser, mais bien tout phénomène potentiellement descriptible. Dans le roman tu fais se succéder des situations d’énonciation. De fait, ces signes sont donc souvent le produit d’actes de langage. Mais j’y insiste : pas uniquement.
À cette première définition, j’ajoute :
1) qu’en passant d’une situation à une autre, d’une description à l’autre, tu tisses autant de systèmes (ou réseaux) de signes,
2) que pour chaque situation décrite les réseaux déployés sont singulièrement denses et fournis, et
3) qu’on observe peu voire pas de hiérarchisation des signes. Ce fait simple est d’une grande fertilité : il te permet de casser les systèmes sémiotiques que tu as toi-même créés pour les faire se croiser ou bien passer de l’un à l’autre.
Ce dernier point, qui se retrouve dans tous tes romans, est une spécificité que j’aime beaucoup. Il y a quelque chose d’admirable dans cette façon que tu as trouvée de manipuler les signes. Mais pour être sûre qu’on comprenne de quel procédé je parle exactement, et pourquoi il me plaît tant, j’en donnerai tout de suite un exemple.
Allons à la page 245, où le narrateur visualise les vlogs de Justine. Mais demandons-nous avant : quels pourraient être les signes distinctifs d’une jeune influenceuse française ? Il y aurait notamment :
– les codes adolescents : la langue, avec « trop » et « mais » placés à tout bout de champ pour marquer l’enthousiasme et l’engagement de la locutrice ; les petites formules en anglais piochées dans la culture américaine ; les références à des héros modèles (de romans, de séries) ; le fétichisme nostalgique de l’enfance (certains moues et gestes, la peluche fichée sur le canapé).
– plusieurs autres éléments, censés individualiser un peu la jeune femme au sein du groupe auquel elle appartient, pourtant, pleinement : les goûts, ici littéraires, avec un intérêt tout particulier pour les récits féministes trash ; les inévitables traumas d’enfance dont elle ne se lasse pas de faire le récit, auxquels elle fait sans cesse référence ; tout aussi fréquents, les changements de coupe et de couleur (cheveux, vêtements, vernis, tous obéissant à des codes esthétiques précis). Toutes ces classifications forment bien des systèmes de signes. Ils s’accumulent ici en moins de trois pages. Voilà pour les points 1 et 2.
On le voit, le comportement et les mots de Justine, ses exclamations et ses battements de cils sont retranscrits avec une extrême minutie. Mais ce qui m’intéresse le plus vient juste après. Car dans cet extrait, ce sont les signes qui caractérisent Justine qui permettent le glissement vers le fantasme du narrateur. Ainsi une attitude (travaillée par l’influenceuse pour obtenir des followers) face à sa web-cam se cristallise-t-elle en a) une mise en scène de soi avec b) le discours intimiste qui va avec, qui permet de focaliser sur un ou deux mots, qui forment c) une image, celle d’Omar mordant la fesse tatouée de Justine ; puis ce faisant d) Oma(r) devient son propre tatouage ; le fantasme prend e) un goût d’encre (synecdoque, en passant, de l’écriture) ; avant un faux retour à la normale : Justine réapparaît dans une nouvelle vidéo pour nous dire « Lâchez-vous ! ». Elle parle alors des soldes, signe supplémentaire de la fashion victime qu’elle est (a), mais aussi, désormais, de la liberté sexuelle que lui prête le narrateur (c).
J’espère qu’on voit ici comment les signes s’échappent de leur système de départ, comment ils s’échangent et propulsent, alors, la narration. Ce point 3 fait office d’heureuse percée dans le texte. Souvenons-nous : « … tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même« . Chez toi c’est ainsi que l’écriture avance le mieux. Et voilà qui s’avère toujours aussi fascinant à observer.
En revanche, ce mouvement est plus rare (parce que sans doute plus difficile) lorsque, plutôt que de mettre la focale sur quelques éléments et de les manipuler « comme des legos », tu choisis de tout montrer d’une situation. Que pour une raison ou une autre, y compris narrative, ton attention créatrice en reste aux stades 1 et 2. Les choses alors me semblent se compliquer. Le récit, se gripper. Dans ces conditions, la tentative d’épuisement des systèmes de signes prend le pas sur le jeu. Ce n’est plus leur manipulation puissante et joyeuse que tu opères, mais leur simple alignement.
Dans ces cas-là, tu cherches davantage que la précision : l’exhaustivité. L’effet est tout autre. Il serait faux d’affirmer que les amas de signes que tu exposes au fil des situations induisent le lecteur en erreur. Au contraire : tu es un excellent observateur. Mais en montrant et nommant tout d’un fait, il me semble que l’imaginaire du lecteur se trouve soudain brimé, comme entravé.
En effet, ce qui crée du sens dans une situation donnée, ce ne sont pas les signes en soi, ni même leur accumulation, ce n’est pas l’énumération des éléments qui se manifestent, mais les représentations mentales que l’on a de ces signes. Un signe est signe en tant qu’il est chargé de nos connaissances culturelles (via notamment l’histoire de l’art), de l’approche psychanalytique, de connotations anthropologiques ou sociologiques… Mais en saturant de signes la description d’une situation, tu satures aussi l’espace mental de celui qui la lit. L’exhaustivité produit un catalogue. Surtout elle empêche le sens, et avec lui, la puissance dramatique de la situation, d’émerger.
Pour mieux me faire comprendre, je reviens sur le choix des pseudos d’animaux. C’est une super idée, parce que ça crée un décalage tout en ironie entre un affichage mignon, voire enfantin, et le tour potentiellement dégueulasse que peut prendre toute discussion sur un forum. Très bien. Voilà pour le sens que JE retire de ce choix, moi lectrice, avec mon bagage culturel (d’autres lecteurs verront d’autres choses et feront bien). Mais si tous les personnages qui interviennent dans le forum ont des noms d’animaux, que se passe-t-il ? Le lecteur (enfin : moi) va alors focaliser sur chacun de ces mots ou mots-valises (d’autant qu’il y a parfois un petit travail de compréhension à effectuer à la lecture de ces noms étranges) ; et ce qui faisait sens va en quelque sorte se décharger pour devenir une simple coquille. La matérialité des mots et leur renvoi, ici à des animaux vont prendre une ampleur démesurée par rapport à la situation réelle, sa pragmatique dirait-on en linguistique, le contexte qui fait qu’un groupe de personnes dans une bulle interactive est susceptible de faire la pluie et le beau temps au sein de l’université.
On s’amuse de la trouvaille, se surprend à chercher d’autres pseudos de son côté. Dans le même temps on est amené à s’intéresser à d’autres ensembles de signes : vocabulaire employé par les membres du forum, tonalité des échanges, répartie des interlocuteurs si des conflits apparaissent, jeu des ponctuations… Mais tandis que les signes s’empilent, le drame (au sens de tension narrative capable de susciter l’émotion) croule. Quelque chose se dissipe. Mon attention a été trop sollicitée.
C’est un détail, mais il me semble même que dans ce passage, le choix du crabe par le narrateur comme pseudo, parce qu’il est conforme au code du forum, perd de sa force. L’idée est lumineuse, puisque le lecteur identifie tacitement le narrateur, comme à l’insu des autres membres du forum. L’effet de connivence est alors total. Mais le prix à payer de cet effet est que la puissance du crabe est éteinte par la présence de dizaines de pseudos précédents. Le crabe dont l’arrivée avait de quoi, après ce qui en avait été dit, faire frissonner ou me glacer la nuque, est noyé par ses congénères. C’est comme si les signes, trop nombreux, tous égaux, n’en finissaient pas d’apparaître pour se neutraliser les uns les autres.
Il y a une grande inventivité dans beaucoup des situations du roman. Pourtant, cette recherche d’exhaustivité (ce désir ? ce besoin ?), alors même qu’elle semble en porter l’écriture, lui donner son impulsion, finit, je crois, par manquer quelque chose. Tu l’auras compris, si je formule cette critique, c’est parce qu’elle m’interroge aussi sur mon propre travail. Plus précisément sur ce que serait dans un roman « le bon dosage » des informations. À ce titre, je peux donner un autre exemple significatif car il lie mon expérience de lectrice à mes propres tentations d’écrivain (je dis encore « écrivain » : s’il est un terme dont il faut cultiver la neutralité de genre, c’est bien celui-ci). Quand j’ai compris qu’Omar était Rameau ou son neveu ou quelque chose comme ça, comme je l’ai déjà écrit j’ai été submergée par l’émotion. Mais j’étais émue en tant que fan absolue de Diderot. Plus tard cette émotion m’a interpellée. Car il a eu beau apparaître, soudain, au détour d’un tatouage, Diderot alors n’avait rien à me dire.
Je m’explique. La référence à Diderot venait en effet après plusieurs autres (Jacques, la question du fatalisme évoquée par Justine et le narrateur…). Soit. Mais toutes ces références, ai-je fini par me demander, que dois-je en retenir exactement ? En quoi m’aident-elles à comprendre l’intrigue ? En tant que lectrice, qu’est-ce que je dois faire de cette somme ? Le Diderot de Jacques le fataliste n’est pas celui du Neveu de Rameau qui n’est pas le directeur de l’Encyclopédie ni le critique d’art. Alors lequel de tous dois-je garder pour ce livre ? De mes lectures d’étudiante, qui faudrait-il que je fasse remonter à ma mémoire ? Je n’ai pas trouvé de réponse. Par la multitude de ses apparitions, Diderot est devenu lui aussi un ensemble de signes. Un lot d’indices disséminés tout au long du texte, mais sans qu’il n’y ait rien, comme tu l’écris toi-même, à « élucider ». Le roman parle d’un dix-huitièmiste certes, mais en réalité Diderot pourrait tout aussi bien ne pas être là. Et mon plaisir était un plaisir d’érudite ; ou celui d’une petite fille retrouvant un doudou perdu depuis des lustres (c’est peut-être la même chose). En aucun cas je ne dis que tu n’as pas mis du sens dans tes références à Diderot au moment de l’écriture. Je dis que la multitude et la réduction de Diderot aux seuls indices de sa présence dissout ce(s) sens.
Bien plus fructueuse à mon avis est la citation de Nietzsche, unique référence explicite au philosophe (l’unique que j’aie trouvée en tout cas). Comme elle arrive toute seule, qu’elle est en plus très belle (choisie avec parcimonie), énigmatique donc incomplète, l’esprit, plus marqué que jamais, se met aussitôt en mouvement pour combler le manque. Il cherche à établir des liens avec l’intrigue, imagine des suites possibles, revoit tel personnage ou tel passage à l’aune de l’aphorisme… Cette phrase, mon esprit la mâchonne. C’est ainsi je crois que le lecteur produit du sens. Produit de la pensée, produit de l’imaginaire. Dans cette marge de manoeuvre qui lui a été laissée.
Même succès lorsque tu te décides de décrire la présidente du Comité d’éthique par quelques données simples. La lecture aérée de son portrait m’a permis d’en retenir quelques traits, ceux de la bourgeoise établie, et qui resteront ancrés dans ma mémoire : son prénom bien sûr, sa silhouette où le noir domine, son élégance sobre, son acquiescement pour montrer qu’elle connaît une référence culturelle. En deux traits, le personnage est dessiné. Il ne m’en fallait pas plus. Idem pour Justine. Tu décris l’habillement de la jeune femme devant le jury, mais finalement ne rentres pas trop dans les détails. Très vite, tu nous amènes plutôt à porter notre attention sur le cliquetis des ongles. Un zoom se fait sur le geste et le bruit, la vue de l’ongle nacré se répète et toute la charge érotique du personnage se concentre en quelques lignes à cet endroit très petit, très précis. Dans ce dernier cas, tu as effectué une hiérarchisation des signes. Tandis qu’elle parle peu importent, ou moins, les traits de son visage et le bonnet de son soutien-gorge, les ongles en réalité font parfaitement le travail.
Voilà. J’espère avoir éclairé mon propos. À vrai dire, devoir clarifier pour autrui est toujours l’occasion de clarifier pour soi-même. Mais en exposant ici une saisie individuelle du texte, autant verser au pot commun. Il faudrait également regarder si les procédés d’écriture que je viens d’évoquer sont à mettre en lien avec le changement de rythme de tes phrases dans ce roman-ci (la fin de la sécheresse). Dans le billet précédent j’ai fait comme si c’était une évidence. Cela reste à démontrer. Plus largement, et de fil en aiguille, je commence à esquisser une esthétique de l’exhaustivité, peut-être faudrait-il dire de la saturation. Quelque chose de cet ordre me semble à l’œuvre chez plusieurs artistes que j’ai analysés récemment. Pour poursuivre, je renvoie au billet que j’ai écrit à ce sujet. Sur la question plus spécifique de l’écriture, on peut se reporter aussi à un second texte un peu plus ancien, mais qui m’a permis de saisir l’importance de l’élucidation dans le roman actuel.
Bien sûr, tout ça est encore à l’état de réflexion, mais si j’ai pu alimenter la tienne, ainsi que celle de tes lecteurs, il y a là matière à (grande) réjouissance.
Bien à toi,
Maud