Samedi 18 mars
Il aura suffit de peu de choses pour que mes intentions se clarifient. Le chemin est encore vaste à accomplir mais au moins, il ne se fera pas dans un brouillard épais. Peu de choses, à savoir : deux phrases entendues, une écrite. Je raconterai les premières. Cette semaine mon portable sonne tard, alors que je suis, un peu par hasard, dans mon jardin sous les constellations – un beau moment. C’est une amie dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis trois ans. Elle me raconte, entre mille autres anecdotes, les râles de son mari au moment de sa mort. J’apprends quelque chose. Les romans du XIXème siècle ne mentaient pas. L’agonie s’accompagne de râles. Or j’avais toujours pensé que ce détail, très marquant, n’avait pour unique but que de marquer. Emma vomissant son cyanure. Thérèse payant son crime, Goriot sa gentillesse. Je pensais qu’alors tout était feinte. Non non Flaubert et ses copains disaient vrai. Incroyable. Le récit qui m’est fait ici n’a rien de sinistre – mon amie est d’une gaîté rieuse, presque primesautière, à toute épreuve. Cependant au détour d’un mot je perçois une brisure. Soudain fendillée, la puissance de cette parole se libère et m’émeut. Et je pense :
Le corps, décidément. Car il n’y a que lui.
Assez vite (le lendemain) me vient le lien avec mes billets récents, et de plus en plus fréquents, sur le sport – billets que je fais toujours un peu contre moi, puisqu’ils ne faisaient pas partie du projet à l’origine de Sarga. Avec également l’espèce de dilemme qui se pose depuis quelques temps en des termes imprévus. L’écriture ou l’entraînement. Alors que jusqu’à maintenant, les directions et les bifurcations s’étaient d’elles-mêmes toujours imposées à moi, pour la première fois me semble-t-il, j’ai l’impression de devoir faire un choix. Ce n’est pas une sensation agréable. Elle n’est pas dans mon tempérament. Mais de toute évidence il y a nécessité. Tout d’abord parce que je n’ai matériellement plus le temps de faire les deux. Souvent je rentre essorée par une ou deux heures d’exercices, heureuse certes mais flottante, et incapable seulement de regarder un film en entier, que dis-je ?, un documentaire sur les pharaons d’Egypte au format « jeune public ». Ma consommation d’objets culturels est réduite à peau de chagrin. Je perds le fil de mes romans (ceux que je lis, celui que j’écris). Le temps, l’énergie. La base.
Pourtant – et c’est là la deuxième cause du dilemme – je n’éprouve aucun manque. Tout va pour le mieux, les cellules fouettées par l’exercice et le sang que l’apport d’oxygène revigore chaque jour m’accaparent entièrement. Je les observe agir en moi, non : je les observe m’agir avec une fascination de nouveau-né. Ainsi, mon attention se porte-t-elle à présent sur les sensations et les changements physiques. Voilà tout. Ce n’est pas rien. C’est même prenant. Je ne reviendrai pas en arrière.
Un dessein advient donc peu à peu. Littéraire. Ce faisant il dissoudra, je l’espère, le dilemme. Je devrai désormais écrire sur, par et depuis le corps. Tisser un long témoignage, incessant. Evoquer bien sûr celui des autres aussi. Il faudra faire alors de ces corps vécus des corps écrits ; et pour cela transformer le mien en oeil-ma-bouche ; en faire le prisme de ce qui m’entoure comme de ce qui m’habite. Il faudra que je voie et parle à travers lui, et non plus l’inverse. Cela signifie : rédiger souvent, à rythme du moins régulier, afin de rendre le rapport minutieux de son évolution, peut-être et pourquoi pas – quoique tout de même j’aille là un peu vite en besogne – jusqu’à l’heure ultime (celle du râle).
Une difficulté cependant se présente : si je veux tout écrire, c’est-à-dire sans ambages, il s’agit d’éviter absolument de tomber dans le journal intime. Car ce n’est pas tant le sujet qui compte (je veux dire : moi en tant que sujet), que la chair et ses modifications. Ses états comme ses interactions avec l’environnement. En un mot (trois), la mécanique magique. Ici subsiste un nœud de taille. Je voudrais m’observer certes, mais en évacuant ce qui fait de moi une individualité.
Je pourrais dire : il reste encore à donner au récit sa forme.