331 – sur une petite estrade

Dimanche 30 avril

La première fois que j’ai posé pour un atelier de modèle vivant j’avais 21 ans et je me suis dit : qu’est-ce que je fais là ? J’avais envie d’essayer depuis plusieurs années, c’est une amie, qui posait depuis plus de dix ans, qui m’a convaincue de sauter le pas. Elle savait que ça me plairait. Mais j’avais un peu peur de me lancer parce que je pensais que les modèles étaient uniquement des femmes grandes et minces. Alors que je suis petite et grosse.Ma première fois, c’était donc en 2020, à Gentilly (Val-de-Marne), en banlieue parisienne, dans l’atelier d’un couple très gentil. Il y avait des sculptures et des dessins partout dans la salle. La lumière entrait par une baie vitrée fumée. Je me suis changée dans un espace réservé au modèle, derrière un rideau. Puis, je me suis installée au milieu de la pièce, sur une petite estrade recouverte d’un drap blanc. Les élèves se sont installés en cercle autour de moi et j’ai commencé à poser.

Les participants étaient tous très différents : une dame frêle avec un fort accent et qui portait des vêtements de couleurs, un homme avec un blouson en cuir et tatoué sur tout le corps, une jeune femme très timide qui ne voulait pas montrer ses dessins… A la fin du cours, les organisateurs de l’atelier m’ont dit que mes poses se ressemblaient trop. J’étais restée debout pendant toute la séance, alors que d’habitude le modèle s’allonge, s’assoit ou s’appuie sur un objet. Pour m’inspirer, ils m’ont donné un cahier avec des exemples de poses.

Sur le moment, j’ai eu un peu honte. Mais les élèves savaient que je débutais et ce n’était pas un problème pour eux. J’ai senti que j’avais le droit d’apprendre et de ne pas tout savoir dès mon arrivée, que j’allais prendre le temps. En sortant du cours, j’étais très heureuse, j’ai appelé mon amie et je lui ai dit : « Je veux faire ça toute ma vie ! »

Peignoir, paire de tongs et bouteille d’eau

Au fil des mois, je me suis constitué un carnet d’adresses. Les salles dans lesquelles je pose sont toutes très différentes : c’est aussi ce qui fait le charme du modèle vivant. Dans une église désacralisée, aux Beaux-Arts de Paris, dans un sous-sol blafard, chez des particuliers… Il n’y a pas vraiment de règle. Seule constante : le modèle se tient sur une petite estrade. J’arrive en général cinq à dix minutes avant le cours, pour avoir le temps de me changer. Dans mon sac, trois indispensables : un peignoir, une paire de tongs et une bouteille d’eau. Une fois déshabillée, j’attends les élèves en peignoir dans la salle de dessin.Ce qui me plaît, au départ, dans le modèle vivant, c’est l’adrénaline. Je me trouve jolie, les élèves me disent que je suis belle, ça me fait souvent ma journée. J’aime bien que les dessins soient ressemblants : je regarde si les proportions sont bonnes, si je me reconnais. Avec le recul, je comprends que c’est très narcissique.

Un jour, un élève me montre son travail : il m’a représentée sous la forme d’une grosse madone rose. C’est très naïf, roudoudou, barbe à papa. Je ne suis pas du tout à mon avantage mais j’adore ! Ça me touche de voir comment il a traduit en toile ce qu’il a perçu de moi. Une autre fois, un élève dessine toutes les poses de la séance sur la même feuille. Autour des silhouettes, il a ajouté des sortes de murailles, des dinosaures, des dragons. J’ai l’impression d’être une déesse de la mort et de la violence !

En regardant leurs dessins, je me suis dit : tu ne sais pas voir. Si Claude Monet était dans la salle, je ne m’en rendrais même pas compte. Avoir un regard artistique, ça s’apprend, comme on apprend à écrire, à lire ou à marcher. J’ai compris que je ne savais pas ce qu’était la beauté. Je ne le sais toujours pas. Mais ma vision du beau a longtemps été très stéréotypée, froide, mathématique. Quand on fait du modèle vivant, il faut toujours s’adapter à son auditoire. Une pose qui marche très bien dans un atelier va faire un flop dans un autre. Lorsque les élèves viennent à un atelier, ils veulent améliorer leur trait de crayon, trouver de nouvelles idées pour leurs tableaux. En tant que modèle, par les mouvements que tu fais, les expressions de visage que tu prends, tu les aides à progresser.

Le fait d’être belle n’est vraiment pas la question. L’une de mes amies modèle était très complexée par la bosse sur son nez. Mais les gens adorent cette singularité et elle est très souvent appelée pour faire du portrait. Dans le regard des participants, on est jamais trop ou pas assez quelque chose. D’autant que chaque modèle adopte des poses différentes. Par exemple, moi, je tiens plus facilement des poses bras en l’air parce que le haut de mon corps est très musclé.Avant de devenir modèle vivant, je voulais guérir ce besoin de me sentir belle et irrésistible. Je ne me trouvais pas laide mais je me sentais grosse. J’avais l’impression que ma valeur était liée à mon apparence.

Après plusieurs années à poser nue, je me dis : je suis grosse et c’est comme ça que j’aime mon corps. Le problème, c’est la manière dont il est perçu dans l’espace public. Alors que dans les ateliers, il est très bien accueilli. Maintenant, je ne pose plus pour me trouver jolie. Mon regard se transforme. Et j’y gagne aussi ma vie !

Aujourd’hui, je pose en moyenne six fois par semaine pour des ateliers de gravure, de dessin ou de sculpture. Parfois pendant une journée entière. Je suis payée entre 20 et 35 euros de l’heure, tout dépend du lieu où je travaille.En tant que comédienne aussi, le modèle vivant m’a beaucoup aidée. J’ai appris à gérer mon corps dans l’espace. Lorsque je recroqueville mon petit doigt pendant quarante-cinq minutes, j’ai une sensation très désagréable à la fin de la pose. Ça développe une connaissance et une écoute de son corps très intéressante. Ça permet de savoir comment l’utiliser pour transmettre une émotion. Quand je joue au théâtre, je ressens beaucoup mieux l’énergie de mes camarades et je trouve ma place plus facilement. On dit aussi souvent qu’on reconnaît un bon comédien à ses silences plutôt qu’à sa parole. Mon corps est un outil. Grâce au modèle vivant, je me sens en union avec lui. Je suis en paix avec ce que je ressens et l’image qu’il renvoie. Ma nudité, c’est mon vêtement préféré.

Juliette Pommier (Le monde)

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