Samedi 3 juin
Hier matin, en plein cours, sans crier gare s’impose l’idée que je n’écrirai plus. Que la création littéraire est définitivement sortie de ma vie. Ce qui est frappant n’est pas tant cette pensée – révélant probablement davantage une angoisse qu’une quelconque capacité à voir le futur – que la sensation d’écroulement qui a accompagné – devancé même de quelques nano-secondes – une certitude aussi claire. J’ai senti quelque chose en moi s’affaisser. Comme le ferait la structure d’un bâtiment, emportée sous une coulée de boue. Il m’a fallu lutter pour ne pas pleurer – les élèves, heureusement, demandent une attention telle que j’ai pu m’extraire de la vision assez vite. N’empêche, la douleur était là, bien présente. Jamais je n’ai ce genre de désespoir. Jamais je ne me retrouve ainsi prise à la gorge. Jusqu’ici j’ai toujours joué sur un terrain conquis, le mien, gouverné par mes propres lois, toutes d’une réconfortante stabilité. J’ai toujours écrit comme – c’est-à-dire quand et parce que – je le décidais. J’ai alors joué avec le temps, soutenue par une confiance totale dans le fait que je me remettrais tôt ou tard au travail. Mais soudain voilà que je baisse le regard et aperçois qu’il n’y a plus rien sous mes pieds. Le sol s’est dérobé avant même mon passage. Je suis le loup de Tex Avery.
Que serait ma vie si je n’y trouvais plus d’énergie pour écrire ? Que serait une existence sans la croyance que tout ce travail vaut la peine d’être fait ? Plus exactement, ce matin-là c’est en moi-même que je me quitte. Comme si sous l’ecroulement se jouait sous mes côtes. Là, les intestins disparaissent écrasés par de grosses pierres. Tel plutôt donc, le loup du Petit chaperon rouge puni pendant sa sieste (puni de s’être endormi) : à la fois évidé et lourd d’un poids inutile. J’ai soif. Dans le conte, la pauvre bête se réveille, le gosier atrocement desséché. Je cours dans tous les sens. Le loup part à la rivière, se penche ; il y tombe et se noie.