312 – beaufs, barbares

Mercredi 22 février

Je signale un billet de blog dans le club Mediapart qui reprend avec intelligence et mesure Beaufs et barbares, le pari du nous, le dernier essai d’Houria Bouteldja. Il en pointe bien la réussite – en première partie une réussite réelle, et qu’il ne faut surtout pas minimiser puisqu’elle est le résultat d’une passionnante approche, décoloniale et systémique de l’histoire par l’autrice -, ainsi que certains écueils propres à la deuxième partie. Ce n’est pas souvent qu’on trouve dans les mots des autres l’exacte expression de ses propres pensées mais c’est toujours une expérience étonnante. Je précise que je ne connais rien de l’auteur de ce billet. Je veux aussi saluer la clarté du propos. Tout y est juste, jusqu’au titre. J’invite donc à suivre ce lien avant de poursuivre la lecture de mon billet.

Cependant, des écueils, dans le livre, il y en a d’autres, et de taille. Rapidement : la proposition de sortir de l’UE pour permettre la jonction des classes opprimées. Là, H. Bouteldja a un train de retard. À vue de nez, cinq ans (un siècle en politique). Déjà, sauf erreur, les gilets jaunes n’en parlaient pas. Or depuis, le Brexit et la crise sanitaire sont passés par là. Plus personne ne veut quitter l’UE. Aucun parti du pays n’ose encore envisager un Frexit, c’est dire. Le populisme, même de gauche, a changé son fusil d’épaule. Il faut en prendre acte. De la part de la militante politique, s’accrocher à cette idée, surtout pour en faire le point de convergences jusqu’ici impossibles, me paraît pour le moins déroutant.

Et puis il faudrait revenir encore sur la méthode – mais d’une certaine façon, le point précédent relevait du même défaut. Parler, notamment, des généralités sur les comportements de classe et de race ; des (innombrables) assertions non étayées sur le désir des uns, la volonté des autres ; mais après tout, à la décharge d’Houria Bouteldja, certains raccourcis restent peut-être inévitables dans un texte de cette nature ; en revanche, beaucoup plus gênantes sur le plan du raisonnement sont les caractérisations à géométrie variable (des beaufs, surtout) qui courent au long du livre.

Tout cela multiplie les contradictions internes et mériterait que j’en fasse le relevé précis, je le reconnais. Mais gardons à l’esprit le titre du billet auquel je viens de renvoyer et calmons nos ardeurs. Faisons simple plutôt, et contentons-nous d’un seul exemple. Fonder une ligne politique sur un « pari », ce n’est pas faire de la « stratégie » politique (sans exagérer, Houria Bouteldja n’a que ce mot au clavier). C’est faire un vœu. Réalise-t-on le non sens ? L’appel à bâtir un chemin collectif sur une incertitude, sur du sable mouvant ? Les termes ont beau avoir été choisis avec minutie pour souligner la froideur de l’analyse, le « pragmatisme » (autre terme clé) à l’oeuvre et l’objectivité du calcul, il nous est bien demandé de croire avec elle. « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. », écrivait Cocteau. Les mouvements sociaux sont impossibles à prévoir et davantage encore à maîtriser, l’actualité récente nous l’a encore prouvé. Un espoir ne suffira pas à me convaincre et j’en suis bien marrie car je ne demande, de mon côté, que cela : être convaincue.

J’attire enfin l’attention sur les interrogations liminaires du billet de Khaled Satour. Elles me semblent en effet particulièrement judicieuses. En réalité, elles sont le coeur du sujet – et dans une certaine cohérence, la cause même des écueils mentionnés. Le blogger voudrait saisir les motivations d’H. Bouteldja au moment où elle fait publier le texte. Il s’agit bien pour elle de prendre le pouvoir. D’accord mais comment ? Par l’union mais encore ? Via les élections ? La révolution ? Selon quelles modalités concrètes envisagées ? On ne saura pas. En revanche, rien n’empêche de faire un léger pas de côté pour se demander quel lectorat vise H. Bouteldja avec cet essai. Les beaufs ? On imagine qu’ils ont autre chose à faire que de lire de la théorie politique. Non, soyons cohérents avec notre autrice, qui a le mérite de rarement mâcher ses mots : les beaufs ne lisent pas de théorie politique. Alors les barbares qui soutiennent déjà de près ou de loin les revendications du PIR ? Pourquoi, dans ce cas, les avoir presque délaissés dans la deuxième partie, plus directement militante ? Parle-t-elle à d’autres leaders de partis ? Mais quel sens alors y a-t-il à remettre sur la table la question, peu crédible, de la sortie de l’Union européenne ? À la fois récit historique sans véritable démonstration, programme politique réduit à quelques grandes lignes et manifeste à l’adresse floue, l’essai laisse une impression de confusion qu’un peu de temps et de réflexion de la part de l’autrice auraient sans doute aisément dissipée.

Mais en dernière instance, rappelons-nous les citations de personnalités d’extrême droite mises en exergue et l’on y verra soudain plus clair. Leur aspect vaguement provocateur, qui sur le coup picote, certes, mais dont ma foi l’on se remettra vite (1). Rappelons-nous la première partie, léchée, totale. La juxtaposition de l’une et des autres, telle une mise à plat, une opération de neutralisation de la morale au nom de la pensée, soudain sanctuarisée. Cet ensemble nous met sur la piste : lui aussi, à qui s’adressait-il ? Je vois une autre catégorie. C’est celle des intellectuels, toujours un peu coupés des réalités à force d’abstractions.

Ce livre est fait pour eux.

(1) Je n’ai pas attendu Houria Bouteldja pour me dire que J.M. Le Pen était un homme intelligent. Mais le citer était-il indispensable quand on sait son passé en Algérie ? Non, bien sûr. Sauf à servir un autre but que celui de la connaissance.

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