157 – sortie

Mardi 1er mars

Lu Une sortie honorable d’Éric Vuillard avec plaisir, tout d’abord parce que c’est le premier roman que j’arrive à lire depuis des semaines, pour ne pas dire des mois. C’est toujours un immense soulagement de réussir à finir un texte quand on commençait sérieusement à croire que ce ne serait plus possible, ever, que l’envie ne viendrait plus ni aucune capacité de concentration. Ce récit s’est même avéré plus facile d’accès que ce à quoi je m’attendais. Plus court, d’abord (199 pages d’un petit format) et donc rapide à lire, d’une langue assez simple et fluide. À vrai dire sur ce point, j’ai presque été déçue tant je m’attendais, au vu des quelques critiques dont j’avais eu connaissance, à un livre austère : je m’apprêtais à ouvrir un livre austère, écrit dans une langue austère et méticuleuse, un peu froide, distante de son objet ; un livre en d’autres termes écrit dans la langue de l’époque où son histoire se passe. Un livre très IVème république. Pour aller au bout je dirais que j’avais des attentes un peu réac. Je me faisais une joie après cette longue abstinence de me heurter à une écriture gracquienne, ou yourcenarienne, voire malraldienne, enfin ce genre-là, devenu rare parce qu’avec toujours quelque chose de légèrement hostile au lecteur (la littérature contemporaine sauf inévitables exceptions est plus arrangeante).

Or, précisément, c’est un autre livre que j’ai trouvé, un livre de notre temps ; bien documenté, mais à l’ironie parfois trop appuyée. C’est que son auteur semblait pris entre deux désirs contradictoires : celui de faire de bons mots, de se montrer capable de distanciation et d’esprit / celui de ne pas passer auprès du lecteur pour un écrivain cynique. Vuillard évoque à plusieurs reprises le racisme de ses personnages, mais craint à chaque fois qu’on le croie comme eux ; il choisit de s’intéresser exclusivement à des hommes politiques français quasiment oubliés, tous notables établis et hommes de pouvoir protégés (ce qui est à mon sens la véritable audace du texte) pour nous assurer, à la fin du roman, chiffres des morts à l’appui, de sa condamnation de la guerre d’Indochine. Les décideurs sont gros et fats, ils spéculent sur des cadavres, pleurent avec indécence sur leur carrière ruinée quand d’autres, au fond de la jungle asiatique, perdent la vie… Et alors, au milieu de ces affirmations sans aucun doute clairvoyantes (ce point n’est pas à remettre en question) mais présentées d’une façon tout de même bien manichéenne, pointe de temps à autre chez l’auteur comme une tentation : un désir, donc, d’ironie. Dans un tel contexte, cette posture soudaine ne peut que glisser dans le sens déjà impulsé, totalement explicite, que je viens de résumer. Dans ces conditions il n’est pas possible pour Vuillard de rester sur la crète comme l’aurait fait par exemple un Flaubert. Que pensait ce dernier d’Emma, de Frédéric, de Félicité ? Probablement tout ce qu’on en perçoit à la lecture (peine, mépris, curiosité, dégoût, empathie, pitié) ; et en réalité il est inutile de vouloir trancher : c’est dans la dissection totale, sans limite, que permet le véritable traitement ironique, à la fois dans cette suspension et cet écartèlement du réel que réside sa puissance. C’est ainsi qu’il est juste. Or dans Une sortie honorable, l’ironie prend parti. Tout au long du récit, coincée entre la peur du malentendu et la démonstration comme dans un casse-noix, elle se coupe de possibles visions. Elle perd en lucidité.

Malgré la saveur de certains portraits et l’inventivité introspective qui s’y déploie (l’auteur imagine les pensées et sensations de ces hommes qui ont fait l’Histoire), toute ambiguïté est presque systématiquement évacuée. On peut le regretter. Pour autant, il faut souligner la grande beauté de certains passages, où la langue employée et les images convoquées méritent de rester en mémoire. En voici le relevé :

p. 42 : Il n’y a sans doute plus beaucoup d’Edouard Herriot dans cette grande carcasse, il y a le cacique, le sachem des bords du Rhône. Le reste est mort.

[…] à midi, dans le brouhaha qui monte, Herriot n’est soudain plus qu’un vieux monsieur fatigué, il flotte dans le néant. Mais la bête continue de vivre et de s’alimenter. Elle sait que lorsqu’elle entre dans une pièce, la foule se lève. Elle sait que les jeunes bêtes, qui attendent qu’elle meure, tournent autour d’elle en silence, mais que lorsqu’elle a fini de parler, qu’elle pousse un petit rot, tout le monde se lève de nouveau et applaudit. Elle sait que des rues porteront son nom. Elle sait qu’on fera son éloge funèbre. Elle sait que les applaudissements, les bonjours compassés, les ronds de jambe, c’est son éloge funèbre qui a commencé. 

p. 46 : les discours se replient les uns sur les autres comme les sentiers d’un labyrinthe ; il n’en reste rien. 

p. 83 : De Lattre avance dans le désert du langage, là, entre le sable des mots et le vent du sens. Il est tombé dans une sorte de tempête sourde. Pas un bruit. Mais où sont donc les petits mots que Cabot Lodge lui a appris, laborieusement appris, et qu’il lui a fait répéter une dernière fois, devant les toilettes, tout à l’heure ?

p. 89 : On étale la vie privée, et puis on la remballe comme un morceau de fromage

De Lattre s’enfonce dans la langue anglaise comme dans la forêt tropicale. 

A ce moment, la porte bâille, on aperçoit le racisme ordinaire de l’armée. 

p. 103 : plusieurs crânes chauves firent une couronne autour d’une petite carte. 

p. 102 : L’Indochine est à présent un simple fond de carte, il en a repéré et localisé les fleuves, les montagnes, les immenses forêts. L’Indochine se tient là, toute seule dans la nuit, au carreau. 

p. 105 : Le commandant en chef épingla d’abord des décorations sur tous les torses disponibles. 

p. 107 : Ainsi dérivent les hommes vers de gigantesques désastres.

p. 110 (génial !) : on vit tomber du ciel des poignées de corolles, petits cercles de toiles bleues, méduses légères, voletant au-dessus de la luxuriante vallée. Les paysans regardèrent tomber les pétales d’oeillets, quelque mille huit cents pétales, avec deux batteries d’artillerie aéroportées et deux compagnies de mortier lourd.

p. 114 : À présent, le voici dans son abri tapissé de nattes et de sacs de terre, devant son climatiseur, à froisser des papiers imbéciles, à mâchouiller des crayons. Il regarde le monde à travers une moustiquaire.

p. 124 : Il paraît que le Viêt-minh va attaquer. On le craint, on le désire. Par moments, on l’oublie.

Le narrateur convoque un flash-back de Lumumba enfant pour deviner « le monde dont [Dulles] rêvait et qu’il tentait d’atteindre par une forêt d’intrigues. » p. 140-141

Les p. 172-173… :

… trouvent un écho p. 178 :

156 – implantation

Lundi 21 février

Des amis me montrent des photos de famille retrouvées dans le fond d’un tiroir et récupérées in extremis avant que les parents ne les jettent pour de bon. Les tailles des photographies varient, leur qualité aussi. Beaucoup de ceux que l’on voit poser sagement restent sans nom. Parfois un vêtement, ou avec un peu de chance une écriture au dos permet de dater la scène. Toutes sont antérieures à 1930. Nous les faisons passer d’une main à l’autre tout en discutant, en nous interrogeant. Et parmi ce tas rescapé et les dizaines de visages je pense reconnaître la même femme à des âges différents. Elle a 16, 50, 70 ans environ, puis elle gît sur son lit de morte. Pommettes, sourcils, forme du visage, implantation des cheveux. Nul ne peut affirmer bien sûr que les quatre photos montrent une seule et même personne. Mais la reconstitution nous semble plausible.

« Sur son lit de morte ». Dans The others, l’héroïne Grace jouée par Nicole Kidman découvre dans un cagibi un livre des morts. Elle apprend qu’on avait autrefois pour coutume de photographier les morts afin de garder leur esprit près de soi. En ouvrant l’album de photographies elle s’écrit, horrifiée, qu’une telle pratique était « macabre ». Le fait aussitôt jeter au feu.

Maintenant que j’ai pu constater que cette coutume était vraie et non une invention du scénariste, je peux dire au contraire que de telles photos constituent un très puissant hommage. Ce qui transparaît à leur vue, c’est avant tout la fascination muette de celui qui a fait le cliché. Un désir de ne pas laisser disparaître tout-à-fait cette présence familière. Au point de me faire regretter sincèrement qu’on n’agisse plus ainsi. Je regrette qu’en 2022 on fasse s’évanouir si vite les morts de notre regard. Avec leurs yeux enfoncés dans leur orbite, leur bouche cousue pour ne pas laisser la mâchoire s’affaisser sur la gorge et la tranquillité insensée de leurs traits, reconnaissables quelques heures encore sous l’épais maquillage et pour quelques heures seulement, ces morts ont quelque chose à nous dire.

Comment expliquer sinon que chacun d’entre nous y soit revenu, hier, à cette femme, cent ans après que fût prise l’image de son cadavre ? Comment expliquer qu’elle se soit ainsi invitée dans notre conversation pendant de si longues minutes ? Nous avons tous été émus, du moins touchés par ce reste de vie échappé du silence. Comme une trouée dans l’oubli.

155 – bilan 1

Vendredi 18 février

L’immense avantage qu’il y a à écrire d’après un plan est qu’on n’est pas obligé d’avancer dans l’ordre du texte (on peut sauter un passage qu’on n’a pas envie de traiter tout de suite, revenir en arrière, etc).

Cela permet aussi de rester dans un rapport distancié, plus froid au labeur. C’était là ma motivation première pour le roman encore en chantier : je voulais aborder l’écriture comme un artisanat et non plus comme un moment à part où l’on entre dans une sorte d’état de transe. Cet état dans lequel j’ai parfois pu me mettre par le passé, je le précise, n’etait pas le produit d’une croyance ni d’une posture. Il était avant tout lié à des contraintes temporelles : ayant un emploi à temps plein, je me donnais trois-quatre mois pour écrire un texte. Trois mois à ne penser qu’à cela en dehors des heures de cours. Faire davantage aurait été tout simplement impossible, ou pour le moins déraisonnable. Ces données matérielles en général sont tues. Il faut au contraire les évoquer. On n’écrit pas avec de l’air. Il faut du temps et de l’énergie.

Cette fois cependant il s’agissait de tenter autre chose ; d’essayer un modus operandi plus paisible. C’est à dire travailler selon l’envie, le temps et la disposition d’esprit. Moins immersive, plus fluctuante, cette écriture nécessitait un plan pour ne pas perdre le fil de la narration.

Bien qu’infiniment plus satisfaisante – hors de question dorénavant de sacrifier une once d’équilibre physique, social et cérébral pour l’amour de l’art ! -, cette pratique nouvelle présente toutefois un inconvénient de taille : à la relecture, l’ensemble manque d’unité. On dirait que des morceaux de tissus différents ont été découpés et grossièrement cousus les uns aux autres (c’est bien cela qui a été fait. On ne parle pas de texte, de textile sans raison).

Il faudra désormais reprendre tout cela, phrase par phrase ; probablement aussi revoir la mise en page (je n’ai pas depuis hier des réminiscences de Zone totalement par hasard). Puis le passer au fer pour effacer les plis.

153 – incidence

Mercredi 16 février

(suite de perron) :

Au point d’y prendre goût et je recommençai. Plusieurs semaines d’affilée. M’appuyai sur l’heure que j’avais établie de son retour du travail pour deviner le reste, pour tirer le fil de ses allers et venues, tenter d’autres horaires et d’autres jours, essayer d’autres formules, et ainsi peu à peu tisser la toile de ses habitudes jusqu’à le cueillir parfois au petit matin, en soirée plus tard mais le week-end, le suivre de loin le plus souvent et rester derrière lui, plus rarement me risquer à le croiser sur le trottoir, et alors, laisser une seconde mon regard dans le sien ou bien garder le nez dans mon col de manteau, sur mon téléphone, puis au moment de l’approche me mettre à lorgner le bord de son épaule comme s’il était translucide. Nous aurions parfaitement pu être voisins de quartier. S’il m’avait repéré c’était la seule explication. Le jour où j’aurais le courage de faire la file avec lui dans sa boulangerie habituelle je me promis que je le saluerais. Je n’en eus pas besoin. Les circonstances trouvèrent d’elles-mêmes une solution à ma curiosité croissante, mon envie de savoir quoi au juste ça je l’ignore encore mais savoir davantage. Une incidence, plus exactement, tout en faisant grandir ma curiosité me fournit le moyen de l’assouvir. À moins que ma patience seule payât. Ma patience mon audace. Ma patience, mon audace ou mon désœuvrement. Je fus donc récompensé de mon ennui. Emporté par le flux du hasard et des nécessités une occasion m’échut de rencontrer cet homme. Je m’étais réfugié dans le Mac Do qui faisait l’angle en face par un jeudi matin et frais. Sirotais un café allongé dans un gobelet en carton. Il sortit. N’avait plus de laisse mais tirait gentiment derrière lui plus qu’il ne le tenait un petit garçon et plus précisément le petit garçon à la dame en talons. Ainsi supposai-je les trois plus le chien s’étaient-ils constitués en foyer. Un ménage encore assez récent : moins de deux ans. Il avait pris en charge cet enfant. Allait le déposer à l’école. Je les suivis. Vis où l’enfant apprenait. Où Fossaert bifurquait ensuite, et bifurquerait toujours le matin, s’avéra-t-il, une fois seul, à savoir quatre jours ouvrables par semaine plus le dimanche de 7h45 à 10h15 douche comprise : FitnesStrong, salle de sport et de musculation, surface 600 m2, deux étages un sous-sol, capacité de cent quarante-six personnes, située à sept cents mètres de l’établissement scolaire et que le lieu de vie distançait d’un kilomètre deux cents, de même qu’il distançait de cinquante mètres la boulangerie habituelle et le marché idem bien que tous deux en sens opposés, de trois cent cinquante l’arrêt de tramway qui menait au travail moyennant un changement porte de Ninove, de deux kilomètres cent la grande aire de jeu du dimanche après-midi mais de vingt mètres à peine le petit parc en face, avec son mini toboggan rouge, ses deux balançoires, sa pelouse écorchée sous les glissades, son araignée en cordes.

Deux séances hebdomadaires, il n’en fallait pas moins. Le mardi le jeudi. Impossible le dimanche : j’étais au lit avec Élodie. En semaine, si on m’attendait au bureau je décalais, adaptais mes horaires d’entraînement de façon à pouvoir le retrouver plus tard. Somme toute comme du temps de la filature. Avec cette fois des contraintes plus régulières. Me cantonner à la salle serait même plus pratique. Après tout. Je pris un abonnement de trois mois. Il n’en fallut pas plus.

152 – confettis

Lundi 14 février

J’aime bien regarder les Blow-up de temps en temps, deux ou trois d’affilée. Mais celui-ci me plaît encore plus que les autres : outre l’affection toute singulière que je porte à celle que j’entendais récemment évoquer Flashdance – film que je n’ai jamais vu -, il se trouve que cet épisode, comme les autres plein d’humour, se termine par un morceau de Daft punk que j’adore, me faisant découvrir dans la foulée et par surprise qui, donc, est le fameux Giorgio. Invasion d’impressions joyeuses venues de tous côtés. Amusement de voir à quel point une chose disons moyenne ou simplement inconnue est prompte à se charger de valeur, par simple ajout d’affects. Par contagion d’éléments positifs. Comme on est tout disposé à aimer l’ami de l’ami. Sentiment enfantin face à ces heureux hasards. Me fera la journée.

151 – méthode

Vendredi 11 février

Je n’ai aucun désaccord fondamental avec les thèses d’Emmanuel Todd. En revanche, je trouve qu’il y a un vrai problème à se revendiquer comme il le fait d’une tradition et d’une méthodologie scientifiques là où il n’est question en réalité que d’opinions. D’opinions étayées certes, argumentées, du moins ponctuellement, mais en aucun cas de science. S’il suffisait de manipuler des chiffres, de faire des tableaux à deux colonnes et de produire des cartes de ce qu’on veut montrer pour faire acte de science, alors tout pourrait être scientifique. L’obstination que montre Todd à cocher certaines cases dans Où en sont-elles ? pour asseoir sa crédibilité me semble ridicule.

Je pourrais fournir mille preuves de la subjectivité de l’auteur dans cet essai. Ce faisant je pourrais peut-être convaincre, mais certainement pas prétendre à la scientificité de ma démonstration. Il en va de même pour Todd. Il n’est pas un scientifique. Pour tout dire, il n’est même pas rigoureux.

Je préfère nettement lorsqu’il se défait de son manteau d’orgueil et admet comme c’est parfois le cas émettre des hypothèses et développer une intuition. Ça le rend à la fois plus sympathique et plus en phase avec le réel. Alors seulement, on peut avoir envie de discuter avec lui, de discuter vraiment. Car ses productions ne méritent ni plus ni moins que de débattre. Et c’est très bien ainsi.

Le malaise que j’ai eu à la lecture de ce dernier essai me rappelle celui que j’ai ressenti cet été avec le célèbre Surveiller et punir de Michel Foucault. Là encore j’étais plutôt en phase avec ce qui y était affirmé tout en trouvant beaucoup de confusion dans la méthode de démonstration. Mais cette fois, ce n’était pas tant l’auteur qui était responsable de ma gène que mon propre a priori. Le travail de Foucault étant presque considéré et surtout présenté comme parole d’évangile dans le milieu intellectuel et politique qui est le mien, je pensais trouver un raisonnement implacable là où il y a en réalité une succession d’exemples, venus accompagner une pensée en construction. Là comme ailleurs, l’auteur a trouvé ce qu’il cherchait (ce qui n’est pas un défaut, mais une donnée importante pour apprécier de façon correcte la nature même de son travail). Or son exposé est loin d’avoir toujours la rigueur que j’escomptais. Ce qui en ressort ne m’en semble pas moins fondamental. Dans ses textes, Foucault n’avait peut-être pas d’autre ambition que de présenter le résultat de ses réflexions. Je connais mal cet auteur et encore moins sa personnalité. Ses disciples, en revanche, qui partent de ses conclusions (et ont besoin par conséquent qu’elles ne soient pas mises en doute par le lecteur) pour inscrire leurs propres travaux dans son sillage, sont souvent plus ambigus.

De manière générale, c’est sur le rapport à la vérité des chercheurs en sciences humaines que je m’interroge. La dénomination de « sciences humaines » est d’ailleurs fort trompeuse. Son axiome de départ, la prétention à la scientificité, erroné. Mais pour tout dire, à part ceux qui consacrent leur vie aux mathématiques, l’idée d’être dans le vrai devrait indifférer à peu près tout le monde. Sur quelque sujet que ce soit, notamment sociétal, il est difficile de croire sérieusement qu’il existe une seule vérité. Avec mes petits moyens de non scientifique (toute docteure en sciences du langage que je suis), il me semble toujours plus intéressant de chercher à comprendre différents points de vue, qui se nuancent, se complètent ou s’opposent ; bien plus important de reconnaître la solidité d’un raisonnement ou l’apport d’une notion plutôt que la capacité d’Untel à « avoir raison ». Cette terminologie, en effet, n’a pour but que de satisfaire les egos.

149 – transition

Mercredi 9 février

En étudiant à nouveau Cyrano il m’est apparu qu’Edmond Rostand a du génie pour deux choses :

1) ses dialogues coulent selon une logique particulièrement rigoureuse. Entre les personnages les thèmes glissent, il y a comme une évidence. Mais cette évidence est le fruit d’une grande précision. On pourrait dire que la fluidité des dialogues a quelque chose de très… solide : tout est calé. Pour avancer d’un point à un autre, ces dialogues demandent en l’occurrence un sens aigu de la transition.

2) par ailleurs, Rostand a l’art de produire des successions d’événements, dans un effet boule de neige (ou domino) extrêmement efficace. Il trouve actes, faits et hasards adéquats, les distribue selon un timing qui rend l’ensemble inéluctable autant que vraisemblable (toutes proportions gardées).

Je me disais cela, c’est à dire passais d’un constat à l’autre au fil de ma lecture avant de comprendre qu’en réalité, ces deux forces de l’auteur n’en sont qu’une. Au théâtre de façon plus manifeste qu’ailleurs, paroles et péripéties occupent une fonction similaire. Ce sont elles qui permettent à l’intrigue de se dérouler.

En conséquence de quoi on pourra tenter cette hypothèse linguistique générale : transitions (dans le discours), coïncidences (dans le récit) et peut-être même éléments perturbateurs (dans le schéma narratif) sont une seule et même chose. Un arbitraire qui relie : un arbitraire nécessaire.

148 – gardénias

Lundi 7 février

Cette scène, cela fait quatre ou cinq fois que je la poste puis la retire. Je n’ai rien à en dire, il n’y a rien à analyser. Rien à part son formalisme, ses clairs-obscurs ; le jeu et la voix presque complémentaires des acteurs – l’une finissant dans les graves, l’autre toujours suspendue – ; le tableau de la puissance malade face au jeune soldat, mélange de retenue respectueuse et de témérité ; l’échange verbal qui se resserre en une parole unilatérale, nette, implacable, une parole de vérité. Mais tout cela est l’évidence même, je ne suis pas sûre que l’écrire ici présente un grand intérêt.

Seulement voilà, elle me réconforte, cette scène, et me réconfortant me renforce. J’y reviens souvent, elle me fait chaud au cœur. Ce matin c’est – décidément – la lecture de Todd qui m’y ramène (« I dont see any method at all, sir ». Mais quelle réplique !). La fois précédente c’était une mesure du gouvernement… La scène toucherait bien quelque chose d’universel. Ou de façon plus modeste, elle coïncide pleinement avec mon approche de ce que j’appellerais « l’adversité » (chacun des deux personnages jouant tour à tour son rôle ou au contraire, la désignant). Alors il faut présenter les choses à l’envers : ne pas la mettre dans Sarga serait un non-sens.