168 – friot

Dimanche 27 mars

Comment faire du théâtre militant ? En faisant du théâtre. Le travail d’écriture et de mise en scène (foisonnante) dans En attendant Friot nous fait voir une vraie pièce – rire, être gêné aussi (très important, le malaise, au théâtre) – et non pas un bidule à thèse.

Et puis il y a les corps. J’avais presque oublié comme les corps une fois sur scène prennent de l’ampleur. Surtout quand on est dans cette toute petite salle du 100 ecs, installé au premier rang. On regarde et entend secouer la chair à deux mètres à peine, admire la quantité de postillons que fait voler l’être humain quand il parle, sent chaque modulation de la voix. C’est comme un match de catch ou un cours de cardio ou ce genre d’épreuve physique : joyeux, intense et malaisant à la fois. Tout ça à cause du pas de côté permanent qui y est fait (le fameux pas !, théorisé par Bergson), et qui fait que le théâtre, pour être « efficace », doit toujours être un peu plus que la vie. Un peu trop.

Un moment de la pièce hors de tout est le débat retranscrit d’une émission de F. Taddéi qui tourne à la bagarre. L’extrait se passe au ralenti. Les visages furibonds sont totalement déformés. On ne voit plus deux interlocuteurs mais des marionnettes grossières, les guignols Stalone et PPDA aux mentons enfoncés, des personnages de Gotlib ou encore France au-dessus de son volant, bloquée dans les embouteillages. C’est assez dégoûtant. Mais l’idée (et son incarnation spectaculaire) me plaît beaucoup : vouloir avoir raison donne une laideur monstrueuse. Ce désir-là éloigne l’homme de l’humain. Autant ne pas s’acharner.

167 – amour

Vendredi 25 mars

Amour de Michael Haneke : parfait ou presque. On pourrait ajouter : parfait ou presque, comme la vie.

Outre le fait que c’est là que meurt la vieille femme, toute la scène où son mari se met à raconter un souvenir d’enfance est d’une très grande puissance. Difficile, alors qu’elle gémit allongée sur son lit et qu’il entame son récit, de ne pas saisir que la mort est davantage qu’une disparition physique. Elle est l’oubli des souvenirs. L’effacement définitif de chaque moment vécu.

Dans cette scène il parle pour elle. Elle en est devenue incapable, elle ne peut plus articuler et a tout oublié. Mais un jour, et la scène rend cela évident, ce sont ses souvenirs à lui qui disparaîtront. Les siens sont tout juste bons désormais à bercer une femme grabataire. Ici le couple se tend un miroir : elle à lui et lui à elle. Si au moins les souvenirs demeuraient, semble nous dire Haneke. Mais non. Avec le corps s’évanouissent nos récits intérieurs.

166 – lisière

Mercredi 23 mars

La strada : ce classique que j’ai découvert hier éclaire le récent Licorice pizza que je n’avais pas aimé. Il m’explique un peu mieux pourquoi je suis comme restée sur ma faim tout au long du film de Paul Thomas Anderson. Certes, les deux oeuvres ont des ambiances et des tonalités radicalement différentes (l’un d’ailleurs finit bien, l’autre mal). Mais dans les deux cas il est question de compagnonnage amoureux et de sentiments inavoués, y compris à soi-même. Et alors que le film de Federico Fellini parvient à monter en intensité jusqu’au déchirement final de Zampano, le PTA m’a semblé patiner pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Mais il est frappant de voir chez Fellini comme l’économie de moyens et la simplicité du récit permettent justement de donner toute sa place à l’histoire d’amour, à la faire gonfler et s’écrouler sur elle-même à la fois, à faire que chaque geste, chaque parole soit un possible sans cesse avorté. Dans La strada on retrouve le traditionnel triangle amoureux (mari, femme, amant) mais étrangement (et alors, quelle trouvaille !) sans le sexe. Quelque part, là où le sentiment se contente de frémir, on atteint l’os.

En effet, dès lors que le trio se fige se constitue également un réseau de potentialités. Mais c’est ce nouvel état des choses et des êtres, leur ouverture totale aux possibles qui ne laissera plus prendre aux personnages que de mauvais virages. Summum de cruauté, quand tout semble envisageable tout concourt au malheur. Des trois protagonistes, seul Zampano restera, mais dévasté car il est l’unique responsable et de la mort des deux autres, et de sa solitude. La force du film est que dans le récit, le possible seul parvient à faire naître l’espoir (celui des personnages comme du spectateur), naître l’amour de Gelsomina pour Zampano autant, ou presque, que pour « Le Fou » (Il Matto). Et peut-être aussi l’amour de Zampano pour Gelsomina. En même temps, les péripéties viennent sans cesse décevoir cet espoir ; elles le brident toujours un peu plus.

Jusqu’au bout, un miracle (une déclaration de Zampano, les retrouvailles du couple) est attendu, autant qu’est redoutée une catastrophe (difficile par exemple de ne pas craindre pour la vie de Gelsomina quand Zampano constate que désormais totalement folle, elle ne cessera de l’accuser entre deux exclamations joyeuses). Et de fait, si la catastrophe n’arrive pas là où on l’attendrait (malgré les signes habilement distribués par le réalisateur, Zampano pas plus qu’Il Matto ne se tue en faisant son périlleux numéro), elle finira bien par nous surprendre (Zampano vole éhontément des coeurs en argent chez les bonnes sœurs qui l’ont accueilli ; Il Matto meurt sous deux coups de poings inoffensifs ; enfin, on apprend que Gelsomina est morte au moment même où l’on entend son air fétiche). Comble du malheur, dans la dernière scène, Zampano ne se suicidera pas en allant se jeter ivre mort dans la mer. Au lieu de cela il réalisera, lamentablement échoué sur le sable, qu’il a définitivement perdu la femme qu’il aimait. En lui survivant il se condamne ainsi à une existence de désespoir et de remords.

Quel lien avec Licorice pizza ? Rien, si ce n’est cette attention portée au possible, le maintien du cœur du récit, ce qui le met en mouvement – la rencontre amoureuse – à sa lisière. On pourrait y voir le sujet même des deux films. Son traitement, cependant, s’avère à l’opposé chez les deux réalisateurs. Avec, donc, des succès divers. La profusion, non : la saturation des signes chez PTA limite l’imaginaire là où le maître italien, par une économie d’effets particulièrement savante, particulièrement maîtrisée, fait exploser comme j’ai essayé de le montrer plus haut, les intensités d’affects et leur expression.

Ce constat rejoint plusieurs de mes réflexions récentes (sur l’excès, là encore, de signes dans le dernier roman de Bégaudeau, ou encore la soustraction puissante dans The Lobster de Lánthimos). Peut-être faut-il voir là deux écoles distinctes, ou du moins deux esthétiques, chacune sans doute avec ses qualités propres : celle qui noie pour laisser affleurer, par touches, l’élan caché ; et celle qui ne cesse d’épurer pour le faire deviner plus aisément. Mais pour ce qui est du jeu des possibles, en ce moment Lánthimos et Fellini (en tout cas dans ce film-là, car on le connaîtra moins sobre), font pour moi modèle. Ils le font d’autant plus que je suis, spontanément, de ceux qui en font trop.

165 – nrj

Vendredi 18 mars

Il y a des gens qui semblent générer et reconstituer l’énergie qu’ils dégagent, parfois l’économiser ; en avoir, l’un dans l’autre, « la maitrise ». Et d’autres qui donnent toujours l’impression de puiser dans leurs dernières ressources. D’aller taper dans les réserves. Seul le vieillissement – et c’est là son véritable intérêt, tout littéraire – rend cette scission entre les hommes absolument flagrante.

164

Mardi 15 mars

Le dernier été en ville est un excellent roman. On a là une œuvre un peu dandy, avec l’agacement que peut susciter son ton – du genre : « Aimons le superflu puisque rien n’a de sens ! » -, mais aussi l’admiration et la joie que provoque son extrême élégance. Le narrateur, aussi sympathique que désespéré, est le seul personnage du livre incapable de feindre. Il aurait pu être joué par Mastroianni (jeune).

Pas grand-chose à signaler du point de vue de la structure narrative : c’est le récit, finalement assez classique, d’une errance, rendue plus rude et plus inéluctable encore par un amour impossible.

Mais je suis trop abstraite. À venir – pas tout de suite -, quelques formules particulièrement belles et intelligentes parmi la somme des phrases soulignées au fil de ma lecture.

163 – deux débuts

Mardi 8 mars

« Du reste, c’est toujours pareil. On se démène pour rester à l’écart et puis un beau jour, sans savoir comment, on se retrouve embarqué dans une histoire qui nous conduit tout droit à la fin.

Pour ma part, je serais volontiers resté en dehors de la course. J’avais rencontré des fans de toute sorte, des gens parvenus et des gens qui n’avaient même pas réussi à démarrer mais, tôt ou tard, ils arboraient tous un air insatisfait qui m’avait amené à conclure que la vie, il valait mieux se contenter de l’observer ; par contre, je n’avais pas anticipé ce jour pluvieux du début du printemps dernier où je me suis retrouvé sans un rond. Le reste a suivi comme ce genre de chose suit, tout seul. »

Premières lignes du Dernier été en ville, de Gianfranco Calligarich.

162 – système

Lundi 7 mars

C’est contre les systèmes de croyance qu’il est le plus dur de lutter. Les systèmes de croyance constituent un entrelacs solide, serré et d’autant plus difficile à défaire de pensées irrationnelles. Les croyances se tiennent entre elles et l’esprit refuse d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seule par peur de l’effet domino. Et pourquoi est-il si craintif, l’esprit ? Parce que le point de départ d’un tel système, ce qui en justifie l’élaboration, est d’ordre affectif. Le tissage intellectuel – le discours produit – est avant tout un tissage émotionnel qui conforte et rassure, donc réconforte son artisan. Ainsi Élodie croyait-elle mordicus que si elle m’avait rencontré vingt ans plus tôt elle aurait pu m’aider. C’était fort aimable de sa part. Elle m’aurait montré comment dissoudre mes angoisses, soigner mes névroses et échapper au stress auquel je pensais, disait-elle, m’être soumis délibérément, au devant même duquel j’étais allé mais toujours, selon elle, faute de mieux, sans savoir faire autrement c’est-à-dire vivre la paix au ventre. Elle ne pouvait s’ôter de la tête qu’elle aurait pu, en me rencontrant il y a vingt ans, m’empêcher de me faire tant de mal. Et me détourner de la trajectoire que j’avais prise alors, vingt ans auparavant et peut-être même plus loin encore, mais du moins, disons, à cette période cruciale de l’existence, quand la vie nous fait quitter définitivement l’enfance. Quand quelque chose en nous se fige, au point de ne plus pouvoir dévier seul donc, de la trajectoire, donc, prise, et dans mon cas spécifique vers la souffrance psychique et la douleur physique qui sont inextricablement liées. Avec l’âge elles n’auront de cesse que de se rejoindre car elles sont en réalité une seule et même chose, quoi qu’on en dise ou pense, quoi que la jeunesse toujours fringante ait pu faire croire autrefois et malgré toutes les dénégations actuelles, l’assurance qu’on se connaît comme sa poche, qu’on ne voit pas le rapport et que bon dieu on a beau avoir le plus grand mal à se tenir droit dès le lever du lit on va très bien, très très bien, et que sans cette foutue sciatique transmise de père en fils depuis au moins trois générations on aurait toutes les raisons du monde de sautiller de joie. Mais voila Élodie. Tout en affirmant qu’elle aurait pu changer ma vie, la tourner, l’altérer, l’incliner, la pivoter, la tortillonner, bon sang la virevousser vers un mieux il y a de cela vingt ans, elle reconnaissait qu’elle avait elle-même appris à vivre d’une bonne façon, la meilleure affirmait-elle, c’est-à-dire sans stress ni contrariété du moins le moins possible, à faire que chaque moment vécu soit avant tout voulu, il y a quinze ans et quinze seulement, et que par conséquent, à l’époque où elle aurait peut-être pu me rencontrer si elle m’avait rencontré, nous nous serions trouvés tous deux aussi angoissés, névrosés, inaptes à la paix du cœur l’un que l’autre. Et même si par chance ou par nécessité notre rencontre avait eu lieu cinq ans après cette époque où tout reste malléable dans nos existences c’est-à-dire vingt moins cinq il y a quinze ans ; tandis que j’étais selon elle déjà bien engagé sur ma propre trajectoire et où les occasions de bifurcations se faisaient de plus en plus rares ; quand elle au contraire s’ouvrait à une nouvelle manière de vivre, une nouvelle approche, la meilleure disait-elle (mais il faut y insister commençait à peine à s’ouvrir. En réalité il lui avait fallu encore des mois voire des années pour atteindre le mode de vie et la tranquillité d’esprit qui lui semblaient souhaitables. Se débarrasser de toute contrainte moins matérielle que spirituelle, pour aux abords de la quarantaine ne plus faire que soigner des gens, toucher des corps puisque c’est cela qu’elle aimait, un peu de compta mais allez, symbolique, histoire de vérifier la régularité du travail de l’expert qu’elle employait. Beaucoup de sport, un voyage chaque hiver et en été du trekking), il aurait fallu prendre en compte au milieu du bilan un fait simple et pourtant essentiel. Rien de ce qu’elle avait entrepris pour son bien-être une fois devenue adulte n’aurait pu avoir lieu sans son compagnon de l’époque. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’étrier en la détournant d’une carrière commerciale elle qui était si douée. En l’initiant aux sports de plein air. Aux jeûnes juillettistes. À la sobriété heureuse. Or elle n’aurait pas pu être avec lui et moi simultanément, lui faisais-je remarquer quand lui prenait l’envie de m’exposer le paquet tout entier ou bien d’égrainer de petits bouts ça et là dans la conversation. Voilà Élodie. Voilà donc le système, il était celui-ci : elle était persuadée que la femme qu’elle était aujourd’hui aurait pu être d’un grand secours au jeune homme que j’avais été tout en reconnaissant qu’elle n’aurait pu, dans ces conditions, devenir la femme qu’elle était aujourd’hui. Et malgré cette lucidité continuait à s’accrocher à sa croyance absurde, à ses morceaux tronqués du passé, ses bribes de vie sorties de tout contexte puis longuement remâchées sur l’oreiller. L’uchronie ne trouvait nulle part où se poser. Ni ici ni ailleurs. Ni maintenant ni autrefois. Nulle part que dans l’esprit d’Élodie. Et si elle suivait un semblant de logique, ce n’était que pour satisfaire son seul désir, un désir triste comme une passion, un regret inutile mais de quoi, la nostalgie tenace de ce qui ne serait, quoi qu’il en fût, pas advenu.

160 – cruauté (ma)

Samedi 5 mars

Ma cruauté, de François Begaudeau, éditions Verticales

Ma Cruauté est le dernier roman de François Bégaudeau et je l’ai lu hier. J’ai sur ce livre un avis partagé. Il y a des éléments qui me laissent dubitative, à commencer par la systématisation de ce qui n’était jusqu’alors qu’une tendance chez l’auteur, à savoir la description d’un phénomène ou d’un milieu par ses seuls signes. Le texte expose, déplie, mais donne parfois le sentiment de rester en surface. Forum étudiant dont les membres ont tous des pseudos d’animaux et où l’emploi du discours indirect libre permet de retranscrire la joyeuse ponctuation – ?!!?! – de phrases tantôt badines, tantôt assassines ; langage adolescent et minauderies d’une jeune influenceuse devant sa caméra ; noms de colloques et titres d’articles de revue pour évoquer la production intellectuelle en milieu universitaire ; relevé systématique des expressions de l’époque… tout ici est à la fois drôle, juste et condensé. Mais les comportements humains (individuels ou en grappe), en se réduisant à ce qu’on en voit, finissent par composer un catalogue.

Cette façon de sélectionner des éléments de toutes sortes pour fabriquer une vitrine exhaustive (mais pleine d’humour), de faire ainsi du roman une immense surface de déploiement sémiotique m’est très familière. Elle me ramène à la perception singulière qu’avait un des membres de ma famille – un compagnon de route. Rien ne m’est plus connu que cette approche qui fait de l’existant la somme de ses apparitions, toutes mises sur le même plan, et avec lesquelles on pourra jouer comme on le ferait avec des légos. Et pourtant, la retrouver toute entière dans un livre a de quoi dérouter. Elle est évidemment intéressante en tant que procédé littéraire, mais je ne sais pas si elle peut suffire. Je n’en suis pas certaine car l’étalement sans relief annule la possibilité même du drame. Tous ces passages sont autant de moments qui empêchent celui-ci d’entrer puissamment dans le récit.

Un autre élément étonnant mais corrélatif est que Bégaudeau a perdu ici sa sécheresse habituelle. Elle était pourtant la marque principale de son style. Or, elle me plaisait, cette rugosité de la langue. Rares sont les écrivains qui vont de ce côté-là, dans une grande exigence de rythme et de brièveté. J’espère qu’il y retournera.

Mais il y a deux choses dont je lui sais gré, et ce pour deux raisons distinctes. La première est qu’il nous a épargné un roman sur des femmes abusées, point. On aurait aimé voir creusée davantage l’ambivalence des sentiments de Marianne, « victime entre guillemets », commodément mutique. Elle l’évoque elle-même, cette ambivalence, mais d’une phrase seulement. C’est un fait qu’il faut pourtant souligner, ici, la délicate question du consentement est abordée sans manichéisme. L’évocation d’une possible confusion (accumulation est plus juste) des sentiments est en soi un acte fort. À ce titre, Ma cruauté fait déjà beaucoup pour la cause de la complexité (je devrais dire du réel). Rien à voir par exemple avec le très décevant roman de T. Viel La fille qu’on appelle, qui pour le coup était passé à côté de ce qui rend le sujet passionnant, et important, ne disait rien, aurait mieux fait de se taire. (1)

Justement. Bégaudeau, dans son roman, ouvre une brèche vers ce qui se tait ou qu’on ne saurait voir pour le moment. Sans parler du véritable filon que tentent d’exploiter, à coup de chantage, un autre personnage féminin et son homme, le « neveu de Rameau » (cette référence m’a émue aux larmes, lorsque je l’ai comprise, en s’ajoutant à d’autres qui comme elle font signe. On est parfois rendu bien tendre et bien bête à chérir ainsi la littérature et tout particulièrement Diderot).

Mais je le crois, pour raconter ce qu’il en est vraiment c’est une femme qu’il faudra ; pour décrire ces noeuds inextricables de pulsions, de fantasmes, de dégoût et d’intêrets changeants que la parole publique voudrait absolument ramasser en un mot unique, définitif. Sur le sujet du (non-)consentement, les hommes sont coincés (pour le moment). Quoi qu’ils disent aujourd’hui ils auront tort. Seule une femme pourra le faire de fond en comble et cette femme tiens ce sera moi.

L’autre point me concerne de manière plus immédiate encore. C’est cette capacité de l’auteur à faire couler le texte. À lui donner une unité du début à la fin au point de pouvoir se passer (le passer) de tout découpage. On ne trouve dans Ma cruauté nulle partie ni chapitrage. Les scènes et les situations d’énonciation se succèdent sans qu’aucune couture n’apparaisse. Or c’est sur cette très exacte difficulté que, de mon côté, je bute en ce moment. Le patchwork que j’ai créé ces dernières semaines ne convient pas. Par comparaison ce qu’accomplit Bégaudeau suscite mon admiration autant que ma curiosité.

« J’y suis. La discussion multilatérale du soir est déjà longue des centaines de posts, parfois brefs et exclamatifs, parfois argumentés, parfois limités à un rang d’émoticônes, parfois dans le sujet, parfois hors-sujet, le hors-sujet devient le sujet, il n’y a pas de digression, tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même. » (p. 122)

Au passage, on pressent dans cet extrait comment art du glissement et manipulation des signes sont liés. De mon côté j’ai bien repéré ici ou là comment l’on passe d’une scène à l’autre, au détour d’une phrase, à la fin d’un paragraphe ou au début du suivant. Mais globalement l’auteur parvient à créer de la continuité en douce, là même où on attendrait classiquement de la séparation. Un peu comme lorsqu’on rentre une paire de chaussettes dans une seule pour les ranger. Ou au contraire qu’on les fait sortir de la boule où elles étaient auto-coincées. Tout ça a l’air un peu magique.

Je reprendrai le texte (le fil) pour identifier plus précisément les procédés utilisés, mais l’idée n’est pas de faire la même chose. Je ne suis plus obsédée autant qu’avant par la question de l’unité. Et j’ai déjà largement essayé de la rendre dans certains de mes textes précédents, avec d’autres moyens. Le soubassement mystique – car c’est de cela qu’il s’agit, s’agissait – à l’origine de mes précédentes tentatives s’est dissout. Je le constate aujourd’hui, la croyance en l’unité fondamentale de la vie et de ses variations (le désir d’elle ?) ne m’habite plus. Bégaudeau, au contraire, en parle dans le roman autant qu’il la met en forme. On lui accordera le point pour sa cohérence.

Pour autant, on peut considérer la pause comme faisant partie intégrante du processus de vie. Si écrire, c’est créer de la vie ou du moins son battement ou du moins son illusion, entre deux coups il faut se taire. Pour faire résonner une cadence le silence est nécessaire. Peut-être faut-il même parfois plus encore que cela : il faut briser.

Peu importent en réalité ces différences toutes personnelles d’appréciation. L’effet d’écoulement continu propre à ce roman-ci reste une véritable prouesse. Pour le lecteur, l’expérience est précieuse. Elle joue un rôle primordial car davantage encore que la volonté de savoir, le désir de connaître le fin mot du récit, je pense que c’est elle qui pousse véritablement à poursuivre la lecture. Elle exerce ainsi une pression quasi physique qu’on aurait tort de négliger. Sans lieu pour s’arrêter, le corps engagé dans l’intrigue doit aller au bout de son élucidation. À mon sens, la grande originalité de l’écriture dans Ma cruauté, sa force se trouvent ici. C’est une évidence, il y aura beaucoup à apprendre des techniques bégaldiennes.

(1) Pour un avis plus complet sur l’oeuvre de Tanguy Viel, se reporter à cet billet-ci et à celui-là.