Mercredi 30 mars
Je l’avais oublié ce mot.
Il faut le garder dans un coin.
Sarga
Mercredi 30 mars
Je l’avais oublié ce mot.
Il faut le garder dans un coin.
Mardi 29 mars
Cher François,
Comme on me demande des clarifications sur mon analyse de Ma cruauté, je les pose ici.
Dans le billet qui faisait une suite immédiate – quelques heures à peine – à ma lecture de ton roman, je parle de signes à plusieurs reprises. Le terme désigne tout élément du livre mobilisé pour décrire un comportement, une situation, une interaction, un événement. Il se veut donc très large. En cela, il colle à la définition qu’en donne la sémiologie (ou sémiotique) dont il est l’objet d’étude : un signe est un élément matériel producteur de sens. Ça peut donc être des mots, des images, des couleurs, des sons, ici évoqués dans et par le texte. Pour faire plus simple encore, c’est tout ce que le narrateur perçoit et donne à percevoir. Cela ne concerne donc pas seulement les personnages qu’il vient à croiser, mais bien tout phénomène potentiellement descriptible. Dans le roman tu fais se succéder des situations d’énonciation. De fait, ces signes sont donc souvent le produit d’actes de langage. Mais j’y insiste : pas uniquement.
À cette première définition, j’ajoute :
1) qu’en passant d’une situation à une autre, d’une description à l’autre, tu tisses autant de systèmes (ou réseaux) de signes,
2) que pour chaque situation décrite les réseaux déployés sont singulièrement denses et fournis, et
3) qu’on observe peu voire pas de hiérarchisation des signes. Ce fait simple est d’une grande fertilité : il te permet de casser les systèmes sémiotiques que tu as toi-même créés pour les faire se croiser ou bien passer de l’un à l’autre.
Ce dernier point, qui se retrouve dans tous tes romans, est une spécificité que j’aime beaucoup. Il y a quelque chose d’admirable dans cette façon que tu as trouvée de manipuler les signes. Mais pour être sûre qu’on comprenne de quel procédé je parle exactement, et pourquoi il me plaît tant, j’en donnerai tout de suite un exemple.
Allons à la page 245, où le narrateur visualise les vlogs de Justine. Mais demandons-nous avant : quels pourraient être les signes distinctifs d’une jeune influenceuse française ? Il y aurait notamment :
– les codes adolescents : la langue, avec « trop » et « mais » placés à tout bout de champ pour marquer l’enthousiasme et l’engagement de la locutrice ; les petites formules en anglais piochées dans la culture américaine ; les références à des héros modèles (de romans, de séries) ; le fétichisme nostalgique de l’enfance (certains moues et gestes, la peluche fichée sur le canapé).
– plusieurs autres éléments, censés individualiser un peu la jeune femme au sein du groupe auquel elle appartient, pourtant, pleinement : les goûts, ici littéraires, avec un intérêt tout particulier pour les récits féministes trash ; les inévitables traumas d’enfance dont elle ne se lasse pas de faire le récit, auxquels elle fait sans cesse référence ; tout aussi fréquents, les changements de coupe et de couleur (cheveux, vêtements, vernis, tous obéissant à des codes esthétiques précis). Toutes ces classifications forment bien des systèmes de signes. Ils s’accumulent ici en moins de trois pages. Voilà pour les points 1 et 2.
On le voit, le comportement et les mots de Justine, ses exclamations et ses battements de cils sont retranscrits avec une extrême minutie. Mais ce qui m’intéresse le plus vient juste après. Car dans cet extrait, ce sont les signes qui caractérisent Justine qui permettent le glissement vers le fantasme du narrateur. Ainsi une attitude (travaillée par l’influenceuse pour obtenir des followers) face à sa web-cam se cristallise-t-elle en a) une mise en scène de soi avec b) le discours intimiste qui va avec, qui permet de focaliser sur un ou deux mots, qui forment c) une image, celle d’Omar mordant la fesse tatouée de Justine ; puis ce faisant d) Oma(r) devient son propre tatouage ; le fantasme prend e) un goût d’encre (synecdoque, en passant, de l’écriture) ; avant un faux retour à la normale : Justine réapparaît dans une nouvelle vidéo pour nous dire « Lâchez-vous ! ». Elle parle alors des soldes, signe supplémentaire de la fashion victime qu’elle est (a), mais aussi, désormais, de la liberté sexuelle que lui prête le narrateur (c).
J’espère qu’on voit ici comment les signes s’échappent de leur système de départ, comment ils s’échangent et propulsent, alors, la narration. Ce point 3 fait office d’heureuse percée dans le texte. Souvenons-nous : « … tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même« . Chez toi c’est ainsi que l’écriture avance le mieux. Et voilà qui s’avère toujours aussi fascinant à observer.
En revanche, ce mouvement est plus rare (parce que sans doute plus difficile) lorsque, plutôt que de mettre la focale sur quelques éléments et de les manipuler « comme des legos », tu choisis de tout montrer d’une situation. Que pour une raison ou une autre, y compris narrative, ton attention créatrice en reste aux stades 1 et 2. Les choses alors me semblent se compliquer. Le récit, se gripper. Dans ces conditions, la tentative d’épuisement des systèmes de signes prend le pas sur le jeu. Ce n’est plus leur manipulation puissante et joyeuse que tu opères, mais leur simple alignement.
Dans ces cas-là, tu cherches davantage que la précision : l’exhaustivité. L’effet est tout autre. Il serait faux d’affirmer que les amas de signes que tu exposes au fil des situations induisent le lecteur en erreur. Au contraire : tu es un excellent observateur. Mais en montrant et nommant tout d’un fait, il me semble que l’imaginaire du lecteur se trouve soudain brimé, comme entravé.
En effet, ce qui crée du sens dans une situation donnée, ce ne sont pas les signes en soi, ni même leur accumulation, ce n’est pas l’énumération des éléments qui se manifestent, mais les représentations mentales que l’on a de ces signes. Un signe est signe en tant qu’il est chargé de nos connaissances culturelles (via notamment l’histoire de l’art), de l’approche psychanalytique, de connotations anthropologiques ou sociologiques… Mais en saturant de signes la description d’une situation, tu satures aussi l’espace mental de celui qui la lit. L’exhaustivité produit un catalogue. Surtout elle empêche le sens, et avec lui, la puissance dramatique de la situation, d’émerger.
Pour mieux me faire comprendre, je reviens sur le choix des pseudos d’animaux. C’est une super idée, parce que ça crée un décalage tout en ironie entre un affichage mignon, voire enfantin, et le tour potentiellement dégueulasse que peut prendre toute discussion sur un forum. Très bien. Voilà pour le sens que JE retire de ce choix, moi lectrice, avec mon bagage culturel (d’autres lecteurs verront d’autres choses et feront bien). Mais si tous les personnages qui interviennent dans le forum ont des noms d’animaux, que se passe-t-il ? Le lecteur (enfin : moi) va alors focaliser sur chacun de ces mots ou mots-valises (d’autant qu’il y a parfois un petit travail de compréhension à effectuer à la lecture de ces noms étranges) ; et ce qui faisait sens va en quelque sorte se décharger pour devenir une simple coquille. La matérialité des mots et leur renvoi, ici à des animaux vont prendre une ampleur démesurée par rapport à la situation réelle, sa pragmatique dirait-on en linguistique, le contexte qui fait qu’un groupe de personnes dans une bulle interactive est susceptible de faire la pluie et le beau temps au sein de l’université.
On s’amuse de la trouvaille, se surprend à chercher d’autres pseudos de son côté. Dans le même temps on est amené à s’intéresser à d’autres ensembles de signes : vocabulaire employé par les membres du forum, tonalité des échanges, répartie des interlocuteurs si des conflits apparaissent, jeu des ponctuations… Mais tandis que les signes s’empilent, le drame (au sens de tension narrative capable de susciter l’émotion) croule. Quelque chose se dissipe. Mon attention a été trop sollicitée.
C’est un détail, mais il me semble même que dans ce passage, le choix du crabe par le narrateur comme pseudo, parce qu’il est conforme au code du forum, perd de sa force. L’idée est lumineuse, puisque le lecteur identifie tacitement le narrateur, comme à l’insu des autres membres du forum. L’effet de connivence est alors total. Mais le prix à payer de cet effet est que la puissance du crabe est éteinte par la présence de dizaines de pseudos précédents. Le crabe dont l’arrivée avait de quoi, après ce qui en avait été dit, faire frissonner ou me glacer la nuque, est noyé par ses congénères. C’est comme si les signes, trop nombreux, tous égaux, n’en finissaient pas d’apparaître pour se neutraliser les uns les autres.
Il y a une grande inventivité dans beaucoup des situations du roman. Pourtant, cette recherche d’exhaustivité (ce désir ? ce besoin ?), alors même qu’elle semble en porter l’écriture, lui donner son impulsion, finit, je crois, par manquer quelque chose. Tu l’auras compris, si je formule cette critique, c’est parce qu’elle m’interroge aussi sur mon propre travail. Plus précisément sur ce que serait dans un roman « le bon dosage » des informations. À ce titre, je peux donner un autre exemple significatif car il lie mon expérience de lectrice à mes propres tentations d’écrivain (je dis encore « écrivain » : s’il est un terme dont il faut cultiver la neutralité de genre, c’est bien celui-ci). Quand j’ai compris qu’Omar était Rameau ou son neveu ou quelque chose comme ça, comme je l’ai déjà écrit j’ai été submergée par l’émotion. Mais j’étais émue en tant que fan absolue de Diderot. Plus tard cette émotion m’a interpellée. Car il a eu beau apparaître, soudain, au détour d’un tatouage, Diderot alors n’avait rien à me dire.
Je m’explique. La référence à Diderot venait en effet après plusieurs autres (Jacques, la question du fatalisme évoquée par Justine et le narrateur…). Soit. Mais toutes ces références, ai-je fini par me demander, que dois-je en retenir exactement ? En quoi m’aident-elles à comprendre l’intrigue ? En tant que lectrice, qu’est-ce que je dois faire de cette somme ? Le Diderot de Jacques le fataliste n’est pas celui du Neveu de Rameau qui n’est pas le directeur de l’Encyclopédie ni le critique d’art. Alors lequel de tous dois-je garder pour ce livre ? De mes lectures d’étudiante, qui faudrait-il que je fasse remonter à ma mémoire ? Je n’ai pas trouvé de réponse. Par la multitude de ses apparitions, Diderot est devenu lui aussi un ensemble de signes. Un lot d’indices disséminés tout au long du texte, mais sans qu’il n’y ait rien, comme tu l’écris toi-même, à « élucider ». Le roman parle d’un dix-huitièmiste certes, mais en réalité Diderot pourrait tout aussi bien ne pas être là. Et mon plaisir était un plaisir d’érudite ; ou celui d’une petite fille retrouvant un doudou perdu depuis des lustres (c’est peut-être la même chose). En aucun cas je ne dis que tu n’as pas mis du sens dans tes références à Diderot au moment de l’écriture. Je dis que la multitude et la réduction de Diderot aux seuls indices de sa présence dissout ce(s) sens.
Bien plus fructueuse à mon avis est la citation de Nietzsche, unique référence explicite au philosophe (l’unique que j’aie trouvée en tout cas). Comme elle arrive toute seule, qu’elle est en plus très belle (choisie avec parcimonie), énigmatique donc incomplète, l’esprit, plus marqué que jamais, se met aussitôt en mouvement pour combler le manque. Il cherche à établir des liens avec l’intrigue, imagine des suites possibles, revoit tel personnage ou tel passage à l’aune de l’aphorisme… Cette phrase, mon esprit la mâchonne. C’est ainsi je crois que le lecteur produit du sens. Produit de la pensée, produit de l’imaginaire. Dans cette marge de manoeuvre qui lui a été laissée.
Même succès lorsque tu te décides de décrire la présidente du Comité d’éthique par quelques données simples. La lecture aérée de son portrait m’a permis d’en retenir quelques traits, ceux de la bourgeoise établie, et qui resteront ancrés dans ma mémoire : son prénom bien sûr, sa silhouette où le noir domine, son élégance sobre, son acquiescement pour montrer qu’elle connaît une référence culturelle. En deux traits, le personnage est dessiné. Il ne m’en fallait pas plus. Idem pour Justine. Tu décris l’habillement de la jeune femme devant le jury, mais finalement ne rentres pas trop dans les détails. Très vite, tu nous amènes plutôt à porter notre attention sur le cliquetis des ongles. Un zoom se fait sur le geste et le bruit, la vue de l’ongle nacré se répète et toute la charge érotique du personnage se concentre en quelques lignes à cet endroit très petit, très précis. Dans ce dernier cas, tu as effectué une hiérarchisation des signes. Tandis qu’elle parle peu importent, ou moins, les traits de son visage et le bonnet de son soutien-gorge, les ongles en réalité font parfaitement le travail.
Voilà. J’espère avoir éclairé mon propos. À vrai dire, devoir clarifier pour autrui est toujours l’occasion de clarifier pour soi-même. Mais en exposant ici une saisie individuelle du texte, autant verser au pot commun. Il faudrait également regarder si les procédés d’écriture que je viens d’évoquer sont à mettre en lien avec le changement de rythme de tes phrases dans ce roman-ci (la fin de la sécheresse). Dans le billet précédent j’ai fait comme si c’était une évidence. Cela reste à démontrer. Plus largement, et de fil en aiguille, je commence à esquisser une esthétique de l’exhaustivité, peut-être faudrait-il dire de la saturation. Quelque chose de cet ordre me semble à l’œuvre chez plusieurs artistes que j’ai analysés récemment. Pour poursuivre, je renvoie au billet que j’ai écrit à ce sujet. Sur la question plus spécifique de l’écriture, on peut se reporter aussi à un second texte un peu plus ancien, mais qui m’a permis de saisir l’importance de l’élucidation dans le roman actuel.
Bien sûr, tout ça est encore à l’état de réflexion, mais si j’ai pu alimenter la tienne, ainsi que celle de tes lecteurs, il y a là matière à (grande) réjouissance.
Bien à toi,
Maud
Dimanche 27 mars
Comment faire du théâtre militant ? En faisant du théâtre. Le travail d’écriture et de mise en scène (foisonnante) dans En attendant Friot nous fait voir une vraie pièce – rire, être gêné aussi (très important, le malaise, au théâtre) – et non pas un bidule à thèse.
Et puis il y a les corps. J’avais presque oublié comme les corps une fois sur scène prennent de l’ampleur. Surtout quand on est dans cette toute petite salle du 100 ecs, installé au premier rang. On regarde et entend secouer la chair à deux mètres à peine, admire la quantité de postillons que fait voler l’être humain quand il parle, sent chaque modulation de la voix. C’est comme un match de catch ou un cours de cardio ou ce genre d’épreuve physique : joyeux, intense et malaisant à la fois. Tout ça à cause du pas de côté permanent qui y est fait (le fameux pas !, théorisé par Bergson), et qui fait que le théâtre, pour être « efficace », doit toujours être un peu plus que la vie. Un peu trop.
Un moment de la pièce hors de tout est le débat retranscrit d’une émission de F. Taddéi qui tourne à la bagarre. L’extrait se passe au ralenti. Les visages furibonds sont totalement déformés. On ne voit plus deux interlocuteurs mais des marionnettes grossières, les guignols Stalone et PPDA aux mentons enfoncés, des personnages de Gotlib ou encore France au-dessus de son volant, bloquée dans les embouteillages. C’est assez dégoûtant. Mais l’idée (et son incarnation spectaculaire) me plaît beaucoup : vouloir avoir raison donne une laideur monstrueuse. Ce désir-là éloigne l’homme de l’humain. Autant ne pas s’acharner.
Vendredi 25 mars
Amour de Michael Haneke : parfait ou presque. On pourrait ajouter : parfait ou presque, comme la vie.
Outre le fait que c’est là que meurt la vieille femme, toute la scène où son mari se met à raconter un souvenir d’enfance est d’une très grande puissance. Difficile, alors qu’elle gémit allongée sur son lit et qu’il entame son récit, de ne pas saisir que la mort est davantage qu’une disparition physique. Elle est l’oubli des souvenirs. L’effacement définitif de chaque moment vécu.
Dans cette scène il parle pour elle. Elle en est devenue incapable, elle ne peut plus articuler et a tout oublié. Mais un jour, et la scène rend cela évident, ce sont ses souvenirs à lui qui disparaîtront. Les siens sont tout juste bons désormais à bercer une femme grabataire. Ici le couple se tend un miroir : elle à lui et lui à elle. Si au moins les souvenirs demeuraient, semble nous dire Haneke. Mais non. Avec le corps s’évanouissent nos récits intérieurs.
Mercredi 23 mars
La strada : ce classique que j’ai découvert hier éclaire le récent Licorice pizza que je n’avais pas aimé. Il m’explique un peu mieux pourquoi je suis comme restée sur ma faim tout au long du film de Paul Thomas Anderson. Certes, les deux oeuvres ont des ambiances et des tonalités radicalement différentes (l’un d’ailleurs finit bien, l’autre mal). Mais dans les deux cas il est question de compagnonnage amoureux et de sentiments inavoués, y compris à soi-même. Et alors que le film de Federico Fellini parvient à monter en intensité jusqu’au déchirement final de Zampano, le PTA m’a semblé patiner pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Mais il est frappant de voir chez Fellini comme l’économie de moyens et la simplicité du récit permettent justement de donner toute sa place à l’histoire d’amour, à la faire gonfler et s’écrouler sur elle-même à la fois, à faire que chaque geste, chaque parole soit un possible sans cesse avorté. Dans La strada on retrouve le traditionnel triangle amoureux (mari, femme, amant) mais étrangement (et alors, quelle trouvaille !) sans le sexe. Quelque part, là où le sentiment se contente de frémir, on atteint l’os.
En effet, dès lors que le trio se fige se constitue également un réseau de potentialités. Mais c’est ce nouvel état des choses et des êtres, leur ouverture totale aux possibles qui ne laissera plus prendre aux personnages que de mauvais virages. Summum de cruauté, quand tout semble envisageable tout concourt au malheur. Des trois protagonistes, seul Zampano restera, mais dévasté car il est l’unique responsable et de la mort des deux autres, et de sa solitude. La force du film est que dans le récit, le possible seul parvient à faire naître l’espoir (celui des personnages comme du spectateur), naître l’amour de Gelsomina pour Zampano autant, ou presque, que pour « Le Fou » (Il Matto). Et peut-être aussi l’amour de Zampano pour Gelsomina. En même temps, les péripéties viennent sans cesse décevoir cet espoir ; elles le brident toujours un peu plus.
Jusqu’au bout, un miracle (une déclaration de Zampano, les retrouvailles du couple) est attendu, autant qu’est redoutée une catastrophe (difficile par exemple de ne pas craindre pour la vie de Gelsomina quand Zampano constate que désormais totalement folle, elle ne cessera de l’accuser entre deux exclamations joyeuses). Et de fait, si la catastrophe n’arrive pas là où on l’attendrait (malgré les signes habilement distribués par le réalisateur, Zampano pas plus qu’Il Matto ne se tue en faisant son périlleux numéro), elle finira bien par nous surprendre (Zampano vole éhontément des coeurs en argent chez les bonnes sœurs qui l’ont accueilli ; Il Matto meurt sous deux coups de poings inoffensifs ; enfin, on apprend que Gelsomina est morte au moment même où l’on entend son air fétiche). Comble du malheur, dans la dernière scène, Zampano ne se suicidera pas en allant se jeter ivre mort dans la mer. Au lieu de cela il réalisera, lamentablement échoué sur le sable, qu’il a définitivement perdu la femme qu’il aimait. En lui survivant il se condamne ainsi à une existence de désespoir et de remords.
Quel lien avec Licorice pizza ? Rien, si ce n’est cette attention portée au possible, le maintien du cœur du récit, ce qui le met en mouvement – la rencontre amoureuse – à sa lisière. On pourrait y voir le sujet même des deux films. Son traitement, cependant, s’avère à l’opposé chez les deux réalisateurs. Avec, donc, des succès divers. La profusion, non : la saturation des signes chez PTA limite l’imaginaire là où le maître italien, par une économie d’effets particulièrement savante, particulièrement maîtrisée, fait exploser comme j’ai essayé de le montrer plus haut, les intensités d’affects et leur expression.
Ce constat rejoint plusieurs de mes réflexions récentes (sur l’excès, là encore, de signes dans le dernier roman de Bégaudeau, ou encore la soustraction puissante dans The Lobster de Lánthimos). Peut-être faut-il voir là deux écoles distinctes, ou du moins deux esthétiques, chacune sans doute avec ses qualités propres : celle qui noie pour laisser affleurer, par touches, l’élan caché ; et celle qui ne cesse d’épurer pour le faire deviner plus aisément. Mais pour ce qui est du jeu des possibles, en ce moment Lánthimos et Fellini (en tout cas dans ce film-là, car on le connaîtra moins sobre), font pour moi modèle. Ils le font d’autant plus que je suis, spontanément, de ceux qui en font trop.
Vendredi 18 mars
Il y a des gens qui semblent générer et reconstituer l’énergie qu’ils dégagent, parfois l’économiser ; en avoir, l’un dans l’autre, « la maitrise ». Et d’autres qui donnent toujours l’impression de puiser dans leurs dernières ressources. D’aller taper dans les réserves. Seul le vieillissement – et c’est là son véritable intérêt, tout littéraire – rend cette scission entre les hommes absolument flagrante.
Mardi 15 mars
Le dernier été en ville est un excellent roman. On a là une œuvre un peu dandy, avec l’agacement que peut susciter son ton – du genre : « Aimons le superflu puisque rien n’a de sens ! » -, mais aussi l’admiration et la joie que provoque son extrême élégance. Le narrateur, aussi sympathique que désespéré, est le seul personnage du livre incapable de feindre. Il aurait pu être joué par Mastroianni (jeune).
Pas grand-chose à signaler du point de vue de la structure narrative : c’est le récit, finalement assez classique, d’une errance, rendue plus rude et plus inéluctable encore par un amour impossible.
Mais je suis trop abstraite. À venir – pas tout de suite -, quelques formules particulièrement belles et intelligentes parmi la somme des phrases soulignées au fil de ma lecture.
Mardi 8 mars
« Du reste, c’est toujours pareil. On se démène pour rester à l’écart et puis un beau jour, sans savoir comment, on se retrouve embarqué dans une histoire qui nous conduit tout droit à la fin.
Pour ma part, je serais volontiers resté en dehors de la course. J’avais rencontré des fans de toute sorte, des gens parvenus et des gens qui n’avaient même pas réussi à démarrer mais, tôt ou tard, ils arboraient tous un air insatisfait qui m’avait amené à conclure que la vie, il valait mieux se contenter de l’observer ; par contre, je n’avais pas anticipé ce jour pluvieux du début du printemps dernier où je me suis retrouvé sans un rond. Le reste a suivi comme ce genre de chose suit, tout seul. »
Premières lignes du Dernier été en ville, de Gianfranco Calligarich.
Lundi 7 mars
C’est contre les systèmes de croyance qu’il est le plus dur de lutter. Les systèmes de croyance constituent un entrelacs solide, serré et d’autant plus difficile à défaire de pensées irrationnelles. Les croyances se tiennent entre elles et l’esprit refuse d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seule par peur de l’effet domino. Et pourquoi est-il si craintif, l’esprit ? Parce que le point de départ d’un tel système, ce qui en justifie l’élaboration, est d’ordre affectif. Le tissage intellectuel – le discours produit – est avant tout un tissage émotionnel qui conforte et rassure, donc réconforte son artisan. Ainsi Élodie croyait-elle mordicus que si elle m’avait rencontré vingt ans plus tôt elle aurait pu m’aider. C’était fort aimable de sa part. Elle m’aurait montré comment dissoudre mes angoisses, soigner mes névroses et échapper au stress auquel je pensais, disait-elle, m’être soumis délibérément, au devant même duquel j’étais allé mais toujours, selon elle, faute de mieux, sans savoir faire autrement c’est-à-dire vivre la paix au ventre. Elle ne pouvait s’ôter de la tête qu’elle aurait pu, en me rencontrant il y a vingt ans, m’empêcher de me faire tant de mal. Et me détourner de la trajectoire que j’avais prise alors, vingt ans auparavant et peut-être même plus loin encore, mais du moins, disons, à cette période cruciale de l’existence, quand la vie nous fait quitter définitivement l’enfance. Quand quelque chose en nous se fige, au point de ne plus pouvoir dévier seul donc, de la trajectoire, donc, prise, et dans mon cas spécifique vers la souffrance psychique et la douleur physique qui sont inextricablement liées. Avec l’âge elles n’auront de cesse que de se rejoindre car elles sont en réalité une seule et même chose, quoi qu’on en dise ou pense, quoi que la jeunesse toujours fringante ait pu faire croire autrefois et malgré toutes les dénégations actuelles, l’assurance qu’on se connaît comme sa poche, qu’on ne voit pas le rapport et que bon dieu on a beau avoir le plus grand mal à se tenir droit dès le lever du lit on va très bien, très très bien, et que sans cette foutue sciatique transmise de père en fils depuis au moins trois générations on aurait toutes les raisons du monde de sautiller de joie. Mais voila Élodie. Tout en affirmant qu’elle aurait pu changer ma vie, la tourner, l’altérer, l’incliner, la pivoter, la tortillonner, bon sang la virevousser vers un mieux il y a de cela vingt ans, elle reconnaissait qu’elle avait elle-même appris à vivre d’une bonne façon, la meilleure affirmait-elle, c’est-à-dire sans stress ni contrariété du moins le moins possible, à faire que chaque moment vécu soit avant tout voulu, il y a quinze ans et quinze seulement, et que par conséquent, à l’époque où elle aurait peut-être pu me rencontrer si elle m’avait rencontré, nous nous serions trouvés tous deux aussi angoissés, névrosés, inaptes à la paix du cœur l’un que l’autre. Et même si par chance ou par nécessité notre rencontre avait eu lieu cinq ans après cette époque où tout reste malléable dans nos existences c’est-à-dire vingt moins cinq il y a quinze ans ; tandis que j’étais selon elle déjà bien engagé sur ma propre trajectoire et où les occasions de bifurcations se faisaient de plus en plus rares ; quand elle au contraire s’ouvrait à une nouvelle manière de vivre, une nouvelle approche, la meilleure disait-elle (mais il faut y insister commençait à peine à s’ouvrir. En réalité il lui avait fallu encore des mois voire des années pour atteindre le mode de vie et la tranquillité d’esprit qui lui semblaient souhaitables. Se débarrasser de toute contrainte moins matérielle que spirituelle, pour aux abords de la quarantaine ne plus faire que soigner des gens, toucher des corps puisque c’est cela qu’elle aimait, un peu de compta mais allez, symbolique, histoire de vérifier la régularité du travail de l’expert qu’elle employait. Beaucoup de sport, un voyage chaque hiver et en été du trekking), il aurait fallu prendre en compte au milieu du bilan un fait simple et pourtant essentiel. Rien de ce qu’elle avait entrepris pour son bien-être une fois devenue adulte n’aurait pu avoir lieu sans son compagnon de l’époque. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’étrier en la détournant d’une carrière commerciale elle qui était si douée. En l’initiant aux sports de plein air. Aux jeûnes juillettistes. À la sobriété heureuse. Or elle n’aurait pas pu être avec lui et moi simultanément, lui faisais-je remarquer quand lui prenait l’envie de m’exposer le paquet tout entier ou bien d’égrainer de petits bouts ça et là dans la conversation. Voilà Élodie. Voilà donc le système, il était celui-ci : elle était persuadée que la femme qu’elle était aujourd’hui aurait pu être d’un grand secours au jeune homme que j’avais été tout en reconnaissant qu’elle n’aurait pu, dans ces conditions, devenir la femme qu’elle était aujourd’hui. Et malgré cette lucidité continuait à s’accrocher à sa croyance absurde, à ses morceaux tronqués du passé, ses bribes de vie sorties de tout contexte puis longuement remâchées sur l’oreiller. L’uchronie ne trouvait nulle part où se poser. Ni ici ni ailleurs. Ni maintenant ni autrefois. Nulle part que dans l’esprit d’Élodie. Et si elle suivait un semblant de logique, ce n’était que pour satisfaire son seul désir, un désir triste comme une passion, un regret inutile mais de quoi, la nostalgie tenace de ce qui ne serait, quoi qu’il en fût, pas advenu.
Dimanche 6 mars
Steven Yeun dans Burning (Lee Chang-dong) est à peu près aussi terrifiant qu’Arno Frisch dans un film de Haneke. Et superbe.