33 – slalom

Vendredi 30 avril

Le Planétarium de Nathalie Sarraute – étude des voix narratives (collage) – La scène est entre la mère, sa fille et son mari.

« Ce regard qu’ils ont échangé… Ils ont toujours de ces regards… Leurs yeux se cherchent, se trouvent tout de suite, s’immobilisent, se fixent, tendus, comme pleins à craquer. Elle sait de quoi est faite cette transfusion silencieuse qui s’opère au-dessus d’elle tandis qu’elle gît entre eux, impuissante, inerte, terrassée : c’est bien là, hein ? Nous avions raison. Tu as vu ? J’ai vu. Mes félicitations, c’est bien la réaction prévue. Nous sommes très forts. C’est exactement ce que nous pensions, c’est ce que nous disons toujours… Il faut danser au son de sa flûte… Et cette petite pique de la fin… Tu as vu ? – J’ai vu… Elle s’ôte le pain de la bouche, à l’en croire, pour nous le donner… ses sacrifices éternels… Cette comédie… Elle sent un malaise, une sourde douleur… Elle n’aurait pas dû… Mais ce sont eux qui la poussent à faire ces choses-là, à leur dire des choses comme celles-là, elle en a honte maintenant. Et elle, pitoyable, vieille folle, ridicule… risettes… frétillements… oh non, ne croyez pas… vous vous trompez, je vous assure… il n’y a rien de tout cela en moi, croyez-le, rien d’autre qu’une vraie maman gâteau, continuelles petites attentions, cadeaux, mieux qu’une mère – une amie. Mais il ne se laisse pas faire. Inutile de gigoter. Il maintient d’une main ferme ce masque qu’il lui a plaqué sur le visage, ce masque grotesque et démodé de belle-mère de vaudeville, de vieille femme qui fourre son nez partout, tyran qui fait marcher sa fille et son gendre au doigt et à l’oeil.

Eh bien, c’est parfait. Elle sent en elle un afflux délicieux de forces qui montent avec le calme, une sensation de puissance, de liberté. Inutile d’échanger des regards… Il n’y aura plus rien à découvrir, tout sera si clair, si évident. C’est cela qu’elle aurait dû faire depuis le début. Seules les conduites fortes inspirent le respect. Les gens vous acceptent tel que vous êtes, les gens s’inclinent, dociles, si vous vous imposez à eux, là, bien planté devant eux, solide sur vous deux pieds : regardez-moi. Voilà comme je suis. Regardez-moi bien. Je n’ai pas peur. Ou les fauteuils de cuir ou rien. C’est moi qui paie. Les petites vagues furieuses de leurs regards, de leurs pensées viendront se briser à ses pieds. Allons, un petit effort. Il n’y aura plus de ces regards échangés entre eux, sous lesquels elle se ratatinait… Ils devront tourner leurs regards ailleurs, des regards tendus, perçants d’adultes, dirigés vers de vrais obstacles, de réelles difficultés : Tu sais, ma mère a refusé net. Oui, enfin ce n’est pas tout ça, que veux-tu, elle est comme elle est, on ne la changera pas à son âge. Il s’agit de se débrouiller maintenant, de trouver l’argent. »

31 – génération spontanée

Mercredi 28 avril

De fil en aiguille, lorsque je reviens sur les livres découverts et évoqués toutes ces dernières semaines, ces livres qui, chacun à sa façon, m’ont si fortement marquée, il semblerait qu’une autre convergence inattendue est en train de s’opérer. Non pas au sein de ces romans mais d’un roman à l’autre. Ainsi, entre la cruelle irréversibilité dans les récits de Tanguy Viel (2), l’évocation des hommes fendus de Camille de Toledo (5), le traitement que fait Joy Sorman de la peau malade (15), le recours à de multiples voix narratives pour faire le tour complet d’un événement comme des fils refermant une blessure (28), le jeu des équivalences chez Witold Gombrowicz (29) et le « procédé Keizer Söze » de Javier Marías (30), autant de traits que j’ai agrippés parmi sans doute mille autres, une autre forme, plus intime, se met doucement en place.

Bien sûr, je réfléchis beaucoup à tout cela et ce blog est devenu la trace de mes vagabondages. Mais en même temps, une partie de moi regarde un dispositif prendre corps de lui-même. Elle ne fait même pas autre chose que cela : regarder. Cette génération spontanée force l’admiration. Toutefois un dispositif, aussi bon soit-il, ne fait pas un roman. Le 11 avril déjà, je constatais à la fin de ma petite démonstration (une étape parmi d’autres) que « ça ne fait pas une histoire ». En revanche, pour peu qu’on s’y rende disponible, observer des procédés d’écriture peut mettre l’imaginaire en mouvement. Ce matin, alors que je terminais la lecture d’Un coeur si blanc, une histoire – une tout autre histoire que celle que je venais de finir – s’est imposée (et ce, grâce à l’exceptionnel dispositif narratif de Marías). À présent donc, je sais ce qu’il faudra raconter. Je sais quel morceau du réel prendre à bras le corps parce que je tournais autour depuis longtemps sans savoir comment m’y prendre. Mais ça vient, comme on dit. Il faut se réjouir de ces épiphanies. Mais surtout, maintenant la règle est simple : NE PAS SE PRÉCIPITER.

30 – un schéma

Mardi 27 avril

Un coeur si blanc est vraiment excellent. Mais comme dirait le héros du récit et comme je l’expliquais moi-même hier, je devais être séduite dès les premières pages, c’est-à-dire séduite « par la disposition et l’intention qui sont ce qui convainc et séduit le plus. »

Surtout, il y a ce truc – au sens de trick – exceptionnel qui consiste à reprendre et condenser en une page ou deux des éléments qui étaient apparus auparavant, à divers lieux du texte. Comme dans ce schéma :

On pourrait appeler ça « le procédé Keyser Söze ». Dans le film Usual Suspect, il paraît évident que le scénariste est parti de la scène finale où tous les éléments apparaissent dans le but de révéler que K.S. n’est autre que le sympathique Roger « Verbal » Kint. Et c’est ensuite qu’il a imaginé des occasions de les placer dans de multiples scènes et dialogues antérieurs (si je me souviens bien, Verbal invente un récit en s’inspirant de ce qu’il entend ou a sous les yeux). En ce qui concerne les textes qui opèrent le même mouvement, ceux du moins que je connais, je ne suis pas sûre que les choses se soient passées dans cet ordre. En effet, dans Un coeur si blanc, ce ne sont pas tant des « indices », des éléments concrets (même s’il y en a tout de même quelques-uns), que des propositions, des remarques, des pensées du narrateur qui reviennent plus tard et s’accrochent les unes aux autres comme des auto-tamponeuses dans un coin de la piste. On dirait plutôt qu’une obsession se crée, qu’elle trouve une forme et prend de l’ampleur dans ces deux pages finales. Pour le dire autrement, j’ai l’impression que dans les textes que j’ai lus, chaque fois l’emballement est sincère. Mais c’est l’auteur qui, alors qu’il a bien avancé dans l’écriture de son texte (1 sur mon schéma), se fait emporter, et les mots reviennent de façon répétitive selon un mouvement qu’il laisse gonfler (2) ; le procédé de répétition se ferait alors en cours d’écriture, et non selon un plan préétabli.

La question de la façon dont l’auteur opère ici m’intéresse particulièrement. En réalité elle me taraude. Est-ce qu’à un moment de l’écriture, un emballement total a eu lieu jusqu’à produire cet aboutissement vertigineux (quitte à ce que l’ensemble soit, bien sûr, retravaillé par la suite) ? ou bien cette convergence a-t-elle été préméditée par l’auteur, et donc construite de A à Z ? Le lecteur est-il ici la victime consentante d’une machination, ou est-il le témoin après-coup d’un emballement des mots que l’auteur a subi ? Je mesure l’inepsie d’une telle question, car l’écriture n’est pas autre chose qu’un incessant aller-retour entre une intuition et sa correction, un mouvement spontané et son perfectionnement. D’ailleurs, si l’auteur agençait ses indices exactement comme le scénariste d’Usual Suspect, disons froidement, cela ne rendrait en aucune manière le procédé moins virtuose.

Mais j’aimerais comprendre ce qui se passe alors tout simplement parce que j’aimerais parvenir aussi à créer de telles pages. Pour une raison ou pour une autre, je m’en sens encore incapable, car j’ignore par où il faudrait commencer. C’est même plus fort que ça, je n’arrive pas du tout à me le représenter. Quand je réfléchis à ce qu’il faut faire, c’est comme si je venais placer mes pieds devant un puits obscur : je n’ai aucune idée de ce qui m’attendrait si je décidais de sauter. J’ai cependant (au moins) une explication à cette interrogation persistante, quasi paralysante. Si je reste interdite devant ce procédé, c’est sans doute parce que découvrir dans un texte la phase 2 continue à produire sur moi un effet bien trop puissant pour que je l’aborde aussi sereinement que n’importe quel autre procédé littéraire. Jusqu’à présent, dessiner des schémas et analyser son effet n’a pas suffi à me le rendre moins fascinant. Je l’expérimente encore aujourd’hui, alors que je termine Un Coeur si blanc.

Un court et bel extrait, avec ce ton intense, précis, à la fois étonné et vaguement désabusé du narrateur :

« Je marchais encore sans trop m’éloigner et le temps passa, le temps si perceptible quand on le tue, chaque seconde semble acquérir une individualité et se concrétiser, comme des cailloux qu’on laisse échapper entre les doigts, un sablier, le temps se fait rugueux et se brise, comme s’il était déjà révolu ou s’il avait passé, on regarde passer le temps passé, ce devait être différent pour Berta et pour Guillermo, tout était dit depuis la première lettre, tout était convenu, et la dernière étape avait dû être franchie pendant le diner, où avaient-ils pu aller, parler un peu sans vraiment écouter, avec impatience, feindre de croire que l’on peut briller par la conversation, une anecdote, observer la bouche, servir le vin, se montrer courtois, allumer des cigarettes, rire, le rire est parfois le prélude au baiser et l’expression du désir, sa communication, sans que l’on sache pourquoi, le rire disparaît pendant le baiser et la consommation, il n’y a presque jamais de rire au moment où les amants s’étreignent éveillés sur l’oreiller et l’on n’observe plus la bouche (la bouche est pleine et c’est l’abondance), on est plutôt grave malgré la gaieté des préliminaires et des interruptions, les détours, l’attente, les prolongations et les pauses, une respiration, le rire s’éteint, parfois aussi les voix, les voix articulées se taisent, ou s’expriment par des vocatifs ou de façon interjective, il n’y a rien à traduire. »

29 – rebonds

Lundi 26 avril

J’ai commencé Un coeur si blanc de Javier Marías. La première scène est géniale, à cause du point de vue avec lequel elle est racontée. Je crois que je n’ai jamais lu une entrée en matière si hallucinée et brillante à la fois. On est dans la scène, c’est un drame, ce qui se passe est un peu fou mais pas complètement : juste assez pour créer une impression de vertige. Cependant cela reste un récit, une histoire menée de bout en bout, avec une chronologie, sa logique interne, sa vraisemblance même : la fiction a encore les pieds sur terre. Ce début très impressionnant me rappelle beaucoup Cosmos de Gombrowicz par cet aspect décalé. Mais ici le décalage ne vient pas d’un narrateur qui serait dépassé par la situation, voire pas très net, mais plutôt de la situation elle-même, dont la puissance ne peut être appréhendée frontalement.

Je me souviens que lorsque j’étais en train de lire Cosmos, à chaque trouvaille – autant dire presque à chaque page – je me répétais « il faut que j’apprenne ce livre par coeur, il faut que j’apprenne ce livre par coeur », sans plus avoir conscience de l’énormité de ma promesse : le texte m’avait propulsée ailleurs avec une telle force qu’il ne me semblait pas du tout impossible d’apprendre par coeur un roman entier… Évidemment, j’ai terminé le texte, refermé le livre et n’ai même pas essayé de retenir un quart de tiers de paragraphe.

Mais cette réminiscence soudaine est une excellente occasion d’en recopier un extrait marquant. Il est long, je pourrais en mettre moins , mais je n’ai pas vraiment envie de choisir, l’ensemble est à la fois trop beau et trop drôle. Il montre bien en tout cas ce que Cosmos a dans le ventre, quel basculement du réel il est capable d’opérer. Je me contenterai de souligner en gras les étapes de la distorsion. Et alors, en le reproduisant ici, peut-être le génie de ce passage s’ancrera-t-il plus facilement dans ma mémoire :

La profusion étoilée du ciel… incroyable dans ces amas errants se détachaient des contellations, j’en connaissais quelques-unes, la Balance, la Grande Ourse, je les retrouvais, mais d’autres, inconnues de moi, guettaient, comme si elles étaient inscrites dans le plan général des étoiles les plus importantes ; j’essayais de tracer des lignes, qui formaient des figures… et je fus soudain las de les distinguer ainsi, d’imposer une telle carte, je passai dans le jardin, mais là aussi je fus lassé par la multitude d’objets tels que la cheminée, tuyau, coude de gouttière, corniche sur le mur, arbrisseau… mais aussi des objets plus difficiles, parce que plus complexes, comme par exemple le tournant et la disparition d’un sentier, le rythme des ombres… et je me mis, malgré moi, à chercher des figures, des rapports ; je n’en avais pas envie, je me sentis fatigué, impatienté, énervé, jusqu’à ce que j’eusse discerné que ce qui m’attirait, ou ce qui m’enchaînait, peut-être, c’était une chose qui fût « derrière », « au-delà » ; un objet était « derrière » un autre, le tuyau derrière la cheminée, le mur derrière l’angle formé par la cuisine, comme… comme… comme les lèvres de Catherette derrière la bouche de Léna quand, à dîner, Catherette poussait le cendrier à treillis de fer et se penchait au-dessus de Léna en abaissant ses lèvres glissantes et en les rapprochant… Je fus plus surpris qu’il ne convenait, d’ailleurs j’étais un peu porté à l’exagération, de plus les constellations, cette Grande Ourse, etc., m’apparaissaient comme quelque chose de cérébral, de fatigant, je pensai « Quoi ? les bouches ? ensemble ? » et ce qui me stupéfia en particulier, c’était que ces bouches, celles de l’une et de l’autre, maintenant, dans mon imagination, dans mon souvenir, étaient en relation plus étroite que naguère, à table ; je secouai même la tête pour me reprendre, mais le lien entre les lèvres de Léna et celles de Catherette n’en devint que plus manifeste, alors je souris car la déviation dissolue de Catherette, cette fuite vers la saleté, n’avait rien, vraiment rien de commun avec la fraîche ouverture du repli virginal des lèvres de Léna, sauf que l’une était « par rapport à l’autre » comme sur une carte, comme une ville sur une carte par rapport à une autre – ces idées de cartes ne voulaient plus me sortir de la tête, carte du ciel, ou carte géographique ordinaire avec ses localités, etc. Ce « lien » n’en était pas vraiment un, il s’agissait simplement d’une bouche regardée par rapport à une autre, en fonction, par exemple, de la distance de l’orientation, de la situation, rien de plus… mais le fait est que moi, calcultant que la bouche de Catherette devait se trouver quelque part à proximité de la cuisine (là où elle couchait), je me demandai où, de quel côté et à quelle distance de cet endroit pouvait se trouver la petite bouche de Léna. Et la luxure froide qui me poussait vers Catherette dans ce corridor dévia à cause de cette intrusion marginale de Léna.

À cela s’ajoutait une distraction croissante. Rien d’étonnant : une concentration excessive sur un seul objet provoque la distraction ; cet unique objet masque tout le reste, en fixant un point de la carte nous savons que tous les autres nous échappent. […] devant moi, le jardin, les arbustes, les sentiers qui se terminaient par une place avec un tas de briques jusqu’au mur étonnamment blanc, tout cela m’apparut comme un signe visible de ce que je ne voyais pas : l’autre côté de la maison où il y avait aussi un bout de jardin, puis la clôture, la route, et derrière celle-ci le fourré… et la tension du monde stellaire se fondit en moi avec celle de l’oiseau pendu. Fuchs était-il là-bas près du moineau ?

Le moineau ! Le moineau ! À vrai dire ni le moineau ni Fuchs n’éveillaient mon intérêt, la bouche, certes, était autrement intéressante… Ainsi pensai-je distraitement. J’abandonnai donc le moineau pour me concentrer sur la bouche et il se créa ainsi une sorte de tennis épuisant car le moineau me renvoyait à la bouche, la bouche au moineau, je me trouvais entre les deux, et l’un se cachait derrière l’autre ; dès que j’atteignais la bouche, vivement, comme si je l’avais perdue, je savais aussitôt que derrière ce côté de la maison, il y avait l’autre et, derrière la bouche, le moineau solitaire qui pendait…

[…]

Catherette déposa devant Léna le cendrier au treillis de fil de fer. Léna fit tomber sa cendre, je crus revoir sa jambe sur le treillis du lit, mais j’étais distrait, une bouche au-dessus d’une bouche, l’oiseau et son fil de fer, le poulet et le moineau, son mari et elle, la cheminée derrière la gouttière, les lèvres derrière les lèvres, bouche et bouche, arbustes et sentiers, arbres et route, trop de choses, à tort et à travers, vague après vague, abîme de distraction, de dispersion. Distraction. Douloureux égarement. Là-bas, dans un coin, il y avait une bouteille sur l’étagère et l’on voyait une chose collée à son goulot, peut-être un morceau de bouchon…

… Je m’attachai à ce bouchon et me reposai avec lui jusqu’au moment d’aller dormir […]

Toute la force de ce passage tient à un fait pourtant désarmant de simplicité : les relations entre les choses sont peu à peu réduites au strict minimum. Mais c’est tout le cheminement délirant du personnage, la logique intime qui a précédé qui permettent cette association finale de toutes choses. Le narrateur se sait distrait, dans son esprit au-dessus de devient derrière qui devient et, pour finir en une courte suite de juxtapositions. Les catégories comme les hiérarchies ont disparu (et c’est ce qui est infiniment aimable).

Si je reviens maintenant à Un coeur si blanc, le principe est assez proche. Tout est déjà contenu dans une phrase de Gombrowicz : « Cet unique objet masque tout le reste, en fixant un point de la carte nous savons que tous les autres nous échappent » .

Voilà en effet ce qui se passe dans ce début si déroutant du roman de Marías. Alors qu’un suicide vient d’avoir lieu, le narrateur porte une attention excessive sur tel détail, puis sur tel autre par un jeu d’associations absurde, s’éloignant de plus en plus du corps sans vie, pour ne plus le décrire finalement que par ce qui l’entoure (c’est-à-dire par ce que ce corps n’est pas). Ce qui était décrit avec précision l’instant d’avant semble ainsi s’effacer sous la masse des données, ou plutôt : chaque détail se superpose au point d’effacer toute possibilité de hiérarchie dans l’esprit cette fois du lecteur. C’est à ce dernier de reconstituer tant bien que mal les liens entre les éléments, exactement comme le faisait le héros perturbé de Cosmos.

Je le sais déjà, je n’ai pas fini de parler du texte de Marías. En attendant je retourne à ma lecture, balle creuse projetée sur un court entre les deux romans.

28

Dimanche 25 avril

Suite des étapes 1 et 2 concernant l’écriture de mon prochain texte : il faudra plusieurs voix qui seront les nombreux fils avec lesquels je refermerai le récit. Elles seront autant de points de vue sur un même événement. Ou : chaque voix viendra resserrer un peu plus la béance d’origine, à savoir le fait annoncé au tout début, brut, encore opaque. Plus exactement : différentes voix viendront s’entrecroiser pour entourer (étouffer ? annuler ? au contraire révéler ? sublimer ?) une voix à la première personne (faut-il la nommer première narratrice ?).

Donc, avant toute chose : relire le Planétarium.

Et puis, comme je pense beaucoup à lui depuis hier, cet ensemble titre/clip tourné peu avant la mort de Bowie, qui, malgré ses quelques défauts, est comme un espace laissé à disposition pour y projeter à loisir tout l’amour et l’infinie tendresse que l’on a pour cet homme.

27 – goûts, couleurs

Samedi 24 avril

J’écoutais hier un écrivain dont je n’aime pas les romans évoquer dans une émission les quelques films qui l’ont le plus marqué, et j’ai été frappée par les termes qu’il a employés : ils étaient à peu près les mêmes que ceux que je convoquais de mon côté pour un morceau de musique que j’écoutais les jours précédents. Cette similitude était frappante et, je dois dire, un peu déroutante. Rien n’empêche cependant que cet écrivain et moi ayons les mêmes goûts. Il est même possible que nous aimions les mêmes oeuvres pour les mêmes effets qu’elles produisent sur nous. Après tout cela peut arriver. Mais peut-être aussi que pas du tout. Peut-être que nos goûts diffèrent totalement (il évoquait des films que je ne connais pas bien, aussi je n’ai pas vraiment pu les comparer). Toutefois, plus probablement encore, je crois que nous avons à disposition une palette de mots assez restreinte pour expliquer ce qui exactement, et dans telle oeuvre précise, agit sur chacun de nous. Et ce, aussi différents soient nos goûts.

Or non seulement la palette linguistique est pauvre, mais la gamme elle-même des émotions esthétiques l’est sans doute encore davantage, si bien que quel que soit le support de nos sensations – romans, peintures, spectacles, musiques, films, etc – , on se retrouve toujours plus ou moins hâpé par un souffle, fasciné par l’énergie qui s’en dégage ; le rythme, régulier ou au contraire décalé, qu’il compose, nous aura séduit ; rapidement on dira apprécier les strates de ceci ou cela qui se superposent et goûter les glissements de ci à ça qui s’y opèrent. On aimera dans une oeuvre son humour, ou bien son désespoir (parfois son humour désespéré), sa puissance, sa subtilité, sa puissance subtile (un peu moins sa puissante subtilité)… Voilà. Après avoir écouté cet auteur, l’argumentation esthétique me semble soudain un peu vaine et la tentative même de définir, bien peu utile. Ce n’est pas un mouvement d’humeur mais un constat : on peut parfaitement accoler les mots d’un autre, qui se trouve aimer telle oeuvre que l’on déteste, à une oeuvre que l’on adore. Autrement dit, s’échiner à poser des mots sur des sensations, c’est un peu comme combiner les couleurs primaires : à la fin, ça en fait six (ou huit, là dessus aussi, je viens de l’apprendre, il y a débat). Et en terme de jugement critique, si l’on veut être tout-à-fait honnête, on ne peut pas aller beaucoup plus loin que : j’aime parce que j’aime.

La difficulté à dire pourquoi une oeuvre nous bouleverse augmente d’un cran lorsqu’on se met à en apprécier certaines malgré leurs défauts. C’est de plus en plus mon cas, mais là encore il me semble que c’est un fait plutôt banal. Le phénomène s’avère pourtant assez étrange, un peu comme lorsqu’on parvient à comprendre totalement l’avis d’une personne – de ses principes fondateurs à sa conclusion, en passant par son cheminement intellectuel – avec laquelle on est pourtant en désaccord : j’arrive à des conclusions différentes par un raisonnement différent, et cependant je reconnais la parfaite cohérence de ce qu’elle affirme. Ça aussi ça arrive. Dans le domaine artistique, la situation sera par exemple : ce romancier a fait des choix qui sont à l’inverse de ce que j’apprécie habituellement, mais je dois bien admettre que le résultat me plaît. Ou, peut-être plus fréquemment : les paroles de ce morceau sont mauvaises, sa tonalité trop mélancolique, trop agressive, ou son esthétique trop kitsch, voire il est trop commercial (scandale). Mais bon il n’y a rien à faire, on l’écoutera en boucle jusqu’à plus soif.

Dans ces conditions, je me demande sans fausse naïveté aucune à quoi sert de définir les raisons pour lesquelles une oeuvre a plu. Plus exactement : dans quelle mesure un partage de ses émotions esthétiques est-il possible ? Est-ce que ce n’est pas finalement comme une sorte de discours politique où l’on ne pourrait que prêcher des convertis ? Dans le cas qui m’occupe, ce serait même pire, puisqu’il ne s’agirait pas de tenter de convaincre, mais plus modestement de faire saisir, sentir ne serait-ce qu’un tout petit peu ce que l’on ressent soi-même. Tous les arguments du monde ne permettront même pas de laisser entrevoir à l’autre pourquoi on a aimé une oeuvre. C’est absurde. La louable tentative ressemble d’un coup à un exercice méchamment solitaire. Et puis, j’ai une question subsidiaire : est-ce que c’est pareil pour les gens ? Je veux dire : est-ce que les raisons pour lesquelles on aime nos semblables sont elles aussi interchangeables ? Et alors, est-ce que ce pour quoi ma cousine ou mon frère aime sa femme pourrait être en tous points similaire à ce pour quoi Patrick Balkany aime Isabelle ?

24

Jeudi 22 avril

Ce que j’ai écrit hier m’a fait réaliser que la question de la complexité du réel est pour moi une question assez nouvelle. Comme celle des rapports de force, elle est omniprésente dans le sens où j’y suis attentive, l’identifie, la mesure et la nomme au quotidien. Et pourtant, dans mes textes non, je crois que je n’ai jamais vraiment cherché à souligner à quel point les événements et les relations interhumaines (voire interanimées) peuvent être équivoques. C’est un vrai changement, inattendu et important. Longtemps dans mes textes il s’est agi de relier les choses : de montrer leur unité fondamentale, mettre au jour ce que j’appelle l’équivalence de tout. La révélation par le texte l’unité du réel malgré son apparente variété reste une tâche essentielle que je continue à me donner. Mais plutôt que de continuer à raconter des faits simples, univoques, parfois proches de l’archétype pour me concentrer sur des points de jonctions qui permettent de glisser d’un fait à un autre ou de mettre en place des jeux d’échos, il me semble désormais indispensable de prendre en compte le réel dans ce qu’il a de toujours fuyant. Pour le dire autrement, il faudrait désormais viser l’unité fondamentale du réel en faisant exploser l’illusion immédiate de sa simplicité. Vaste programme.

Je sais d’où me vient cette manière nouvelle de refuser toute approche simplifiante (qui, je le précise, a aussi ses avantages et sa beauté, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un positionnement). La plongée dans le militantisme politique a été fondamentale dans un tel cheminement. Car la politique instaure une vision ciselée du réel. Elle en attrape uniquement ce qui sert sa cause ; le reste, elle n’en a pas besoin. Parfois même il l’encombre carrément. On pourrait dire que la politique a une approche utilitariste du réel. Je ne développerai pas davantage ce constat car il m’amènerait trop loin, ailleurs même, alors que je souhaite rester sur la question de l’écriture. Mais au sein de mon parcours d’écrivante, la force que le militantisme m’a donnée s’est finalement révélée double :

1) par mon engagement politique j’ai appris à regarder le malheur sans ciller – ce que j’étais incapable de faire avant et dont tous les textes que j’ai écrits jusqu’en 2019 témoignent. À ce titre le militantisme peut s’avérer la voie inattendue d’une forme d’apaisement. Le malheur en tant que fait politique n’est pas sacralisé, éternellement repoussé dans un espace de tragédie lointaine, il est regardé pour ce qu’il est, avec ses conséquences concrètes et souvent tristement banales.

2) puis par un effet paradoxal, ce regard direct, franc mais toujours nécessairement partiel qu’exige la geste militante est devenu incompatible avec la littérature. La politique est belle en tant que tentative d’action immédiate sur le monde. L’écriture demande observation et retrait.

Ainsi, et sans que je le décide vraiment, mon regard et mon intérêt pour le réel se seront profondément modifiés en quelques années. Le militantisme m’a soulagée d’un sentiment écrasant d’empathie et de culpabilité assez commun à nombre d’hommes et de femmes, d’abord, et parmi eux d’écrivains et artistes occidentaux (dans Thésée, ma nouvelle vie, Camille de Toledo nomme modernité l’acte qui consiste à porter les horreurs produites par la civilisation occidentale et à s’en faire l’éternel témoin). Puis il a initié une envie de comprendre, de mieux saisir au sens propre du terme. Ce n’est pas là le signe d’une sensibilité amoindrie ni d’un assèchement. Je l’ai beaucoup craint un moment mais je constate aujourd’hui que ce n’est pas le cas. En revanche, c’est tout mon rapport au monde qui s’est trouvé transformé. M87*, roman inégal à tous points de vue, qui en alternant distanciation amusée et immersion tragique empêche sciemment le lecteur de se poser, est le résultat hybride de cette récente transition.

À présent, il me faut porter la trace d’autre chose que de l’empathie – sentiment qui au passage menace toujours de tomber dans une forme inavouée, car inavouable, d’égotisme. Je ne suis plus tenue d’écrire ma douleur, certes sincère mais terriblement impuissante, de voir la douleur d’autrui. Qu’un écrivain se donne pour mission de témoigner, de réparer, ou simplement de compatir me paraît insuffisant. Il faut montrer d’abord, montrer simplement, mais surtout – et c’est à la fois le plus colossal et le plus délicat – parvenir à tout montrer d’une situation. Même ce qui ne rentre pas dans les cases. Et en ce qui concerne les hommes, nous dépeindre tels que nous sommes la plupart du temps : des culbutos facétieux.