Une femme normale, encore quarantenaire, portant des robes colorées. Il fait chaud, on est en été ou pas loin, les tissus sont légers. Talons compensés, haut des cuisses épaissi par un peu de cellulite. Sur l’une d’elles, côté droit : un bleu. Un bleu entièrement déterminé. Irrémédiable même : un bleu féminin. Dû, le savons-nous dès notre puberté parce qu’on nous l’a dès lors répété comme un refrain, à la mauvaise circulation du sang. Variante : à la rétention d’eau. Le bleu de cuisse est toujours perçu pour les femmes comme un défaut naturel, une sorte de plaie immuable, propre à sa condition. Un défaut que la réalisatrice/actrice semble étrangement arborer plan après plan comme une coquetterie. Ou plutôt : non sans malice, et peut-être fierté. (Voyages en Italie, de Sophie Letourneur)
Je ne comprends pas vraiment pourquoi la plupart des critiques affirme que Colm ne veut plus fréquenter Padraic de manière inexpliquée, alors qu’il le dit, assez tôt même, dans le film : il a désormais mieux à faire que de passer du temps avec un brave gars, gentil mais limité qui ne lui apporte rien. Il sent le temps passer et doit se concentrer pour travailler (il compose de la musique). En conséquence, il décide un beau jour – mais peut-être, pourquoi pas, après des semaines de réflexion – de rejeter son acolyte au risque de lui briser le cœur. Les commentateurs ne se satisfont pas de cette raison. Comme si elle n’était qu’un prétexte, une pirouette scénaristique. Pourtant, et c’est peut-être ce qui m’a tant bouleversée dans The Banshees…, cette nécessité qui s’impose à Colm – avec la décision lui succédant – me paraît limpide et ce, au même titre que les réactions de Padraic. Tout m’a parlé dans ce film, j’ai eu le sentiment de tout y sentir, de tout capter, et chaque personnage me semblait alors dans son bon droit. Bien sûr que l’on peut quitter un ami parce qu’on fait un jour le constat, plus ou moins froid, que cette personne que l’on connaît depuis des années et avec qui l’on entretient une relation affective forte vous fait perdre en réalité votre temps. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que l’identification au personnage de Colm m’était dans la période particulièrement aisée. Mais à vrai dire, cette intrusion du biographique n’a que peu d’importance au regard de ce qui se joue ici, entre les deux héros. La question qui surgit au centre de leur conflit est une question véritable, puissante, à proprement parler déchirante. Elle n’a rien de métaphysique, rien d’obscur mais s’avère au contraire très concrète. Est-il plus important de se consacrer à son art ou d’être quelqu’un d’aimable ? Quelle trace, quel souvenir doit-on laisser aux autres ? À quoi veut-on passer son temps – son délai – de vie ? Ces questions, posées et concentrées en une seule scène, un soir au pub, terrassent (je n’exagère pas, je décris un fait solide et lourd comme un coup au poitrail) non pas par leur dimension philosophique, mais bien par leur déroutante simplicité et l’exigence qui est faite d’y répondre.
Précisément : la réponse à cette déclinaison d’interrogations appartient à chacun. Mais pour ma part, rarement j’aurais été autant prise dans une œuvre, saisie par les deux parties du dilemme. Colm/Padraic : chacun a raison. Celui qui veut vivre simplement, au milieu de ses animaux, loin de toute cruauté inutile, dans une douce routine rythmée par les pintes, les morceaux de musique et les parties de cartes dans un pub irlandais au milieu de nulle part ; et celui qui veut s’entourer de silence, dose savamment ses interactions quotidiennes, ne va voir les autres que pour faire de la musique et préfère tout perdre, tout, pour avoir enfin la paix. Une dernière option, qui est celle de la sœur de Padraic, n’est pas moins justifiée : elle quitte le village et ses esprits étroits pour aller à la ville. Trois façons de vivre, toutes justes, présentées successivement, se juxtaposent ainsi sans pouvoir se croiser, malgré l’amour qui lie les protagonistes. La puissance de l’exposé tient à cette manière très pure, dénuée de fioritures scénaristiques et de circonvolutions esthétiques de présenter ces formes d’existence. Voici des vies possibles, des vies à l’os.
Il faut également parler des acteurs, excellents à l’exception de Barry Keogan, fausse note persistante du film. Je ne l’avais déjà pas beaucoup aimé dans Mise à mort du cerf sacré de Lanthimos mais cette fois, tout dans sa gestuelle et ses intonations me dérangeait. Je me surprenais à me demander comment Colin Farrell parvenait à si bien lui donner la réplique, à garder son calme et maîtriser son jeu en sa présence. Et en effet, Farrell quant à lui est indéniablement un acteur fascinant. Peut-être est-il en train de devenir à mes yeux le meilleur des anglo-saxons. Son visage change à chaque film. Il vieillit bien (pour savoir si un homme est un type bien, regarde comment il vieillit). Je suis assez d’accord pour l’aduler. Le personnage qu’il joue, loin d’être aussi benêt que les habitants du village le prétendent, doit changer en cours de route. Tel le héros d’Old boyqui m’avait tant impressionnée, il doit se faire violence pour s’endurcir. Les circonstances extérieures le sortent de force de sa quiétude. Ce schéma ici aussi est poignant. Farrell parvient parfaitement à montrer, et à marquer physiquement, chaque étape de sa résignation.
Pour finir, une réplique qui a déclenché le flot de larmes que j’essayais de retenir depuis un bon quart d’heure : un âne meurt. Quand il va se confesser, Colm évoque cette mort qui le mine.
Le prêtre, avec agacement : « Crois-tu que Dieu se soucie des ânes ?
Colm : Justement, j’ai bien bien peur que non. C’est tout le problème. »
Je parlerai un jour de la question des larmes au cinéma. Pleurer chez moi n’est pas forcément gage d’adhésion. Sauf quand, comme ici, des paroles – un discours – provoquent la décharge lacrymale. Il est nécessaire de raccrocher cette réplique au reste de ce que j’ai pu dire jusqu’à présent du film. Le fait est qu’elle a fini de m’achever ; elle arrivait en fin de parcours, appuyant toujours par touches sur notre condition de mortels cernés par l’indifférence (le policier aide avec enthousiasme aux exécutions qui ont lieu de l’autre côté de l’île contre un repas et quelques shillings). Car tout est de cet ordre et va en s’intensifiant dans The Banshees… : zéro atermoiement, de la vérité en barre, balancée comme un rappel à l’ordre sur la porte de Padraic. À l’os, disais-je.
Étonnant que ce titre de billet ne soit pas apparu plus tôt dans Sarga, tant la question de l’absence me semble essentielle dans le processus de création. On l’associe en général au désir. Il faut croire que c’est un peu la même chose. Mais cette absence (d’absence) tombe bien, puisqu’elle me permet aujourd’hui de l’accoler (mon titre) à Terminal Sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche.
Le film est sorti en 2018, douze ans après Bled number one, dont j’avais parlé il y a peu. Le réalisateur entre temps a fait du chemin, la prise de vue est plus nette, plus experte et, même si le film semble avoir été fait lui aussi avec assez peu de moyens, le résultat moins cheap. Pour ces raisons je l’ai trouvé plus facile à regarder. Il me semble que la maîtrise du rythme des scènes a beaucoup joué également. On suit un médecin urgentiste tentant de sauver les malades et les blessés qui affluent à l’hôpital de la ville où il habite. L’histoire se déroule dans une grande période de confusion, plus ou moins contemporaine, où milices, agents de sécurité et vrais/faux policiers et militaires multiplient les exactions contre la population. Le docteur lui-même est menacé de mort. « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Lui demande un ami. « Continuer » répond-il du tac au tac, comme refusant de se laisser seulement le temps de la réflexion ; « Continuer », répond-il vu de dos, comme déjà absent à lui-même. Ici et ailleurs à la fois, fantomatique ou bien saint.
Le film, porté par son acteur principal Ramzi Bedia, est remarquable. J’ai eu plaisir à retrouver l’ancien comique, dont je me souvenais comme d’un grand maigre nerveux, si différent. Il apparaît ici dans la quarantaine, clairement renforcé par les années, rendu à la fois plus tranquille et plus solide. Son torse, filmé dans de nombreux plans, est large ; le dos, toujours légèrement courbé au niveau des épaules, a gagné en épaisseur par un mélange harmonieux de muscles et peut-être de graisse (ni les uns ni l’autre à vrai dire n’accaparent l’œil, le torse reste un bloc constant, une simple présence denuée de toute volonté de démonstration), révélant ainsi une silhouette sage, et finalement assez noble. Les joues aussi ont épaissi sous la barbe. L’ensemble donne une incarnation particulièrement réaliste à ce médecin épuisé mais certain de son devoir. Pour le dire simplement : 1) on croit au personnage et 2) on aime suivre ce corps-là.
Or, une telle présence à l’écran est précisément ce qui permet d’en absenter d’autres (corps). Tout d’abord ceux des morts, à commencer par le cadavre du beau-frère assassiné, qu’on ne verra ni sur la table d’opération tandis que le docteur tentera de le sauver, ni à l’occasion de son enterrement. Cette dernière scène, magistrale, consiste pour la caméra à filmer un à un les hommes venus ensevelir le fils, le frère ou l’ami disparu, à proprement parler. Ces quelques hommes sont en hauteur, ou du moins seul le haut de leur corps est visible (ils ont les jambes coupées, hors du cadre). Chacun est occupé à recouvrir de terre celui que l’on ne peut que deviner. Les hommes se relaient. Un vieillard face à nous se penche et choit presque entièrement sur un monticule pour jeter quelques poignées de ses mains, sans broncher. C’est peut-être le père. Ce père est poignant.
Et pendant le défilé aussi long que silencieux, l’acte qui consiste à couvrir le corps d’un être que l’on a connu et aimé sous des couches de terre devient proprement vertigineux. La force de suggestion est soudain si grande qu’elle m’a rappelé des scènes vécues de deuil, à moi qui n’ai jamais assisté à un enterrement. Mais la folie qu’est la mort, cette aberration qui transforme une personne vive en une masse de chair n’en est que plus frappante dans ce superbe passage, sans dépouille exposée. On atteint là une sorte de quintescence. D’autres gestes impensables viendront ensuite, générés cette fois non plus par nécessité hygiénique ou par le besoin de mener un rituel commun d’adieu. Mais la chaîne de causalité n’en est pas moins sordide, dont le point de départ serait la cruauté pure. Gratuite, dispensable, absurde.
Ces gestes fous, impensables donc, sont ceux qui consistent à (devoir) ôter une balle de la chair humaine. Si les corps des victimes, bonnes ou mauvaises, sont retirés de notre vue, si seuls les bras et la figure du docteur apparaissent dans ces scènes à répétition, et si l’on entend alors seulement le tintement des morceaux d’acier recueillis puis jetés dans une coupelle et le cri du cardiomètre, c’est sans doute pour rendre dans le même temps plus vraisemblable et plus impossible (inenvisageable et pourtant fatalement imaginé par l’esprit mis à contribution du spectateur) la situation tragique de ces corps. Le médecin ne demande-t-il pas pendant l’un de ses courts moments de repos : « Comment en est-on arrivé là ? » ? Il reste incrédule face à ce dont il est partie prenante.
La torture, enfin. Elle aussi est de ces gestes. Celle infligée au docteur, et dont on ne verra que le résultat sur son visage tuméfié : il hurle tandis que nous est montrée la main du tortionnaire en train d’actionner la gégène. Le geste semble anodin, banal et d’une simplicité enfantine. Il crée pourtant un gouffre. Celui qui sauve des vies connaît les pires souffrances et frôle la mort. Dans le passage de vie à trépas, au même titre que dans celui d’une existence paisible au chaos politique et de l’intégrité du corps à son supplice, quelque chose demeure, irréductible. Le basculement échappe toujours à l’entendement. D’évidence cependant – et c’est là l’unique certitude qu’on gardera du film -, ces trois mouvements, en dessinant ici les dimensions politique, physique et existentielle des actions humaines, sont inextricablement liés.
En une semaine, essayé de lire deux textes écrits par deux figures intellectuelles de la gauche radicale, et portés aux nues par celle-ci. Mais l’un (littéraire) comme l’autre (de forme plus classique) se sont avérés d’une grande vacuité. Les phrases s’y enchaînent, toutes tristement creuses, quoique rédigées dans un style chaque fois pompeux, venu avec son lot de mots qui claquent, parfois grossiers pour mimer la colère. Le ton, cela va sans dire, y est définitif. Car c’est bien connu : à idées radicales, style sans concession.
Qu’on se figure un peu. J’entends et lis dans mes médias de prédilection des éloges sans réserve, mets 10 euros dans le livre, puis dans l’autre, agis gonflée de l’espoir d’y apprendre des faits, de piocher quelques idées, des points de vue un peu élaborés sur la société, le monde, le libéralisme, puis, poussée par une curiosité sincère me lance dans la lecture, réellement désireuse de faire connaissance avec une parole amie. Joyeuse comme une gosse en fait. À la place, je trouve coup sur coup un vague concept étiré jusqu’au point de rupture, une broderie poussive qui s’étale jusqu’à atteindre tant bien que mal les cent pages d’un tout petit format (A5). Et là dessus rien ne vient. Pas une pensée, ni une manière originale d’appréhender le réel. Juste du blabla, mais de gauche. Autant dire le néant. Je sais qu’en écrivant cela je prends le risque de paraître aigrie. Ce n’est pas le cas. Pour pouvoir aimer et admirer, il faut aussi garder une conscience aiguë de ce dont on ne veut pas. Définir quelques contours, et ce faisant circonscrire son refus. Ça : non. Je ne pense pas en retour manquer d’enthousiasme dans ce blog. C’est finalement assez simple : l’amour d’une œuvre ne peut pas se passer de son inverse. Car créer, c’est faire des choix.
Ces lectures déçues me font toujours un mal de chien. Il me faut des heures pour me remettre des sentiments de salissure (peut-être de trahison) et de frustration qui s’emparent alors de moi. J’avais écrit il y a quelques semaines un long billet critique sur le dernier essai d’Alice Zeniter. Même si j’étais en désaccord avec ses thèses, celui-ci contenait de la matière, elle-même portée par la volonté de faire le tour de quelque chose (le rapport de l’autrice à la littérature). Le ton aussi me semblait le bon pour un tel exercice. Mon billet, bien que dur, manifestait finalement un certain respect. Je disais à A. Zeniter : parlons d’égale à égale. Mais ces autres textes dont je ressors vide, comme abêtie par effet de contagion ne méritent pas même un début d’analyse, si ce n’est peut-être sur la façon dont ils volent au vent. Sérieusement, c’est juste impardonnable. La gauche aujourd’hui me semble par trop fragile pour s’offrir le luxe de la fascination pour le cool et des effets de mode.
Fort heureusement il y a Spotify (!) et un chef d’œuvre du cinéma de science-fiction que j’ai pu voir sur grand écran le jour même du deuxième échec, à savoir Snowpiercer de Bong Joon-ho. Le film est tout bonnement magnifique. Certaines scènes de combat y sont belles à pleurer (d’émotion esthétique), d’autres suscitent un suspens capable de faire battre le cœur/la chamade/ou bien inversement. Enfin, j’ai pu observer et mettre à l’épreuve cette histoire de sensations encore balbutiante.
Snowpiercer en effet est un pur film d’action, dont le scénario s’inscrit dans la tradition du blockbuster. Si l’idée de départ reste originale – les survivants d’une glaciation artificielle de la planète sont confinés dans un train où sont maintenues d’une main de fer les inégalités de classes ; le film narre la révolte des pauvres -, les péripéties ne sont pas exemptes pour autant d’un certain nombre de clichés (ce dont, je pense, le réalisateur coréen était pleinement conscient) : héros héroïque mais tourmenté par une faute originelle, cheffaillonne exubérante au service du maître, séquences « émotion » réservées à la mort des seconds rôles, riches occupés à se vautrer dans la débauche, molosse donné pour mort qui se relève pour mener le combat final, humanité renaissante incarnée par une jeune fille et un petit garçon.
Malgré d’ingénieux rebondissements, le meilleur n’est évidemment pas le scénario du film, mais bien ses effets visuels. La beauté, via les jeux de rythme mais aussi de lumière, est inoubliable. Le choix des acteurs, dont la bombe Chris Evans, jamais loin du centre de l’image, et le non moins sublime, bien que dans un autre genre, Song Kang-ho, contribue d’ailleurs à l’impression qu’a été recherchée (et atteinte) une certaine perfection visuelle. Les gestes, les mouvements se déploient, à la fois fluides et changeants, se figent en tableau quelques instants, reprennent. Bong Joon-hu est un virtuose de la captation. Son inventivité en la matière reste peut-être inégalée.
Malade toute la semaine. Outre la douleur itinérante, les symptômes qui changent et parfois s’accumulent, l’impuissance crasse et les déséquilibres, j’aurai bénéficié d’une chose dont je comprends qu’elle n’a pas de prix : depuis combien de temps n’avais-je pas goûté un tel silence ? Ce silence capable de percer les tympans, de plisser l’arrière du crâne (fièvre !) et de s’écouler sous la nuque, des heures durant.
Je parle de silence. Peut-être le mot indifférence est-il plus juste. Impression pas désagréable d’être The Man Who Killed The Man Who Killed Him (« I’m not dead ») dans Dead man. Flottante et passive. En route, sur place. Sur la route : immobile.
Très bon film, sur lequel beaucoup déjà a été dit et écrit. Quelques impressions à chaud : ce que j’aime vraiment, et qui me met toujours dans une grande exaltation, c’est quand un artiste parvient à rendre le très peu de choses dont sont faits les événements et les interactions humaines. Les conversations dans la discothèque sur la consommation de drogue et la vie en mer ; la drague douce entre Shanna et de Roller, puis plus tard les premiers signes de jalousie ; les négociations avec le prêtre pour laisser les paroissiens aller au casino ; les retrouvailles complices entre de Roller et le maire, leur système d’entraide ; l’éviction par de Roller de sa secrétaire en forme de prêt de services (« Et ce qui la caractérise, c’est sa loyauté ») ; la jubilation de Shanna (« on te revoit dans trois jours ?… dans trois mois ! »)… Ce sont là des moments qui font événements dans la vie locale, mais on voit, ou plutôt on sent comme ils sont faits de presque rien.
Il bavarde, et soudain, par un glissement à peine perceptible, quelques phrases, de Roller devient partie prenante de la revalorisation du vieil hôtel. Un étranger alcoolisé fait un malaise, il est pris en charge. Et ce n’est en réalité pas grand-chose : un verre, trois mots dont un pour rassurer une femme sur place. Quelques minutes vaguement penché sur lui, dans une semi-attention. Le tour est joué. Tous ces micro-événements qui font la vie, qui font vie en société, laissent entrevoir avec quelle facilité pourraient, pour le même prix, advenir – se glisser – la mort et le drame : ici, en l’occurrence, les essais nucléaires décidés ailleurs, en haut lieu – si ce n’est que le haut lieu non plus n’existe pas, qu’il est fait d’une semblable légèreté (je ne trouve pas le mot adéquat). Éric Vuillard, dans Une sortie honorable, essayait souvent avec succès de reproduire cela : l’Histoire, en tant qu’elle est constituée de petites choses. De petites gens avec leurs petits gestes et leurs petits dialogues. Albert Serra y excelle.
Rien n’est plus juste mais rien n’est plus dur aussi que de manifester comme tout est fait de ces petits riens (je ne peux que me répéter, il n’y a pas vraiment de mots pour le dire, ce ne peut être que montré), que la vie avance ainsi et qu’au fond il n’y a rien d’autre. En être spectatrice provoque toujours chez moi une sorte de vertige : un vertige très spécifique, que l’on peut qualifier d’existentiel. L’effet produit l’est bien davantage que par l’exagération, les grands gestes, les punchlines. Ainsi, dans la boîte où l’érotisme est exacerbé mais s’exacerbe uniquement par touches : la peau presque caoutchouteuse des Polynésiens qui recouvre leurs muscles, la sueur qui s’en dégage, la façon dont les corps souvent androgynes sont disposés dans l’espace, tantôt maintenus dans un menu mouvement (marche des serveurs, petits pas de danse), tantôt agglomérés par grappes. Tout se fabrique en silence. Il n’en faut pas davantage. Ou plus exactement : la suite se devine. (1).
Je pourrais encore multiplier les exemples. Mais il me semble qu’on peut citer la scène de surf comme la quintessence de la pratique de Serra. On glisse sur l’eau, on fait un tour pour voir (le prétexte est la visite d’une écrivaine sur l’île) ; et l’on se retrouve sans l’avoir réellement appréhendé, sans l’avoir mesuré, en train de patiner sur un rouleau de mer. Le cœur se soulève légèrement. Quelque chose (s’)est passé. Et cela s’appelle vivre. Chez Serra la tragédie est un simple glissement.
Dans cette atmosphère à la fois étrange et précise, on pourrait dire de surréalité, il y aura pourtant une fausse note : l’amiral. Celui qui l’incarne surjoue. Plus exactement il surjoue le surjeu – car à n’en pas douter, c’est sa fonction. On comprend en quoi il vient couronner en fin de film tout le dispositif, nous montrant alors à quel point la vie sur l’île et l’histoire qui s’y tisse sont une fiction, à l’image des fictions (mais il faudrait dire des mascarades) que nous jouons collectivement, en métropole.
Mais la présence de cet homme au sourire trop appuyé, dansant les bras levés et répétant ses répliques avec ostentation (sans les tâtonnements bouleversants d’un Magimel) m’a vite paru un peu pénible. Elle a ruiné toute la subtilité qui précédait ses apparitions. Serra aurait dû se passer du décryptage qu’un tel personnage vient opérer. Plus largement, la dernière demi-heure, où l’on bascule d’un enchaînement de scènes, quand bien même absurdes, suspendues ou sans finalité claire, à une pure succession de tableaux – quelque beaux que fussent ces tableaux -, juste après un monologue aussi définitif que dérisoire de de Roller, s’est avérée à mon sens trop explicite.
Nous tenir au creux du réel, lovés dans son rouleau, au sein de situations spécifiques et entièrement faites de dialogues vraisemblables et ténus (vraisemblables parce que ténus) me semblait bien assez. Il était inutile de finir par nous plonger dans une franche hallucination : nous la suggérer suffisait. Le réalisateur, notons-le, y est tout de même parvenu pendant plus de deux heures.
(1) Remarquons le contraste de ces corps élastiques avec ceux des occidentaux, tous vieillissants (mis à part les jeunes recrues de la marine, qui apparaissent comme un clin d’oeil discret au Querelle de Fassbinder. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la charge érotique est bien du côté des indigènes). La beauté a définitivement quitté Magimel, en même temps qu’il a franchi une frontière, est passé à autre chose. Il n’est plus tant un visage bien fait qu’une masse homogène et bougeant tant bien que mal ; c’est avec cela qu’il faudra désormais composer. L’Américain est particulièrement chétif ; l’amiral et l’homme d’affaire qui perd son passeport sont de vieilles choses fragiles (l’un s’écroule ou se déplace comme un pantin, l’autre reste inerte de longues minutes) ; sauf à se rendre plus vulnérable que jamais, on saisit immédiatement en retrouvant ici Sergi Lopez qu’il n’apparaîtra plus dans aucun film entièrement nu comme c’était pourtant son habitude, pour ne pas dire sa marque de fabrique (on lui a souvent fait incarner, et parfois de manière caricaturale, une sorte de puissance animale hispanique, en un mot une espèce de taureau). De Roller d’ailleurs, pour enfoncer le clou, fustigera en fin de film « la peau qui pend » de tous ces coloniaux.
Larrain – des des rapprochements – de vives et joueuses tonalités, vives et joueuses – … un peu ennuyante. Son pouvoir d’expressivité est assez restreint. En revanche, constituée de mouvements, … toutefois… – faite de tissages innombrables, fait de rencontres et de désirs
Le hasard a fait que mon premier Michel Franco fut aussi mon premier achat en ligne d’un film. Je n’en suis pas fière mais la chair est faible hélas et j’ai vu tous les films (qui du moins, parmi ceux disponibles gratuitement, me faisaient envie).
Celui-ci est bon. Ses acteurs, excellents – Tim Roth comme toujours, mais il faut dire qu’il a assez peu à faire ; Charlotte Gainsbourg, parfaite en héritière anglaise (1), tout comme Henry Goodman en avocat aussi discret qu’efficace. Je suis étonnée de la réception mitigée, voire franchement hostile du film par la presse spécialisée. Celle des Cahiers du cinéma et plus encore de Critikart, dont les articles souvent me conviennent. Toutefois, au cours mes recherches je suis tombée sur une pépite écrite par un « amateur ». Il faut la lire. En voici le lien.
Rien à retirer, une ou deux choses à ajouter. Concernant le découpage habile de l’histoire par le réalisateur, je la salue à mon tour, puisqu’il accomplit une grande prouesse, celle de laisser les liens entre tous les personnages dans une étrange suspension.
Celle-ci est en effet la clé de lecture du film : d’emblée un refus de la morale s’opère (la morale se suspend avec les signaux attendus des relations au sein de la famille autant que dans le milieu populaire d’Acapulco où se mêlent délinquance, mafia, farniente, tourisme et sentiment amoureux). Ce retrait de la morale se fait en effet au bénéfice d’une attention portée aux situations dans leur matérialité. Mais cela a déjà été écrit.
Revenons plutôt sur l’image du mélanome. Sa première occurrence a lieu assez tôt dans le film. Une ancienne et précoce hypocondrie transformée au fil du temps en un intérêt total pour le corps humain – oui, il arrive aussi que des passions tristes finissent par s’égayer – m’a fait reconnaître immédiatement la nature de ce furtif indice, et penser en conséquence que le personnage central, Neil, se savait souffrant. D’après les critiques tous n’ont pas perçu ce moment. Mais pour qui a identifié le symptôme de la maladie, toute l’attitude du héros est dès lors éclairée à la lumière (assommante) de ce soleil de plomb, dont l’image revient avec insistance chaque fois que le malheur s’abat un peu plus sur lui.
Cette information scénaristique, une fois saisie et parfois donc très tôt, a deux conséquences. La positive est que chaque exposition de Neil au soleil produit a minima un malaise. Pour les spectateurs les plus réceptifs, dont je suis, la gêne est même physique. Voir scène après scène le héros se faire griller la peau c’était comme me brûler moi-même – le climax étant le moment où, dans la cour de la prison, Neil s’arrache quelques lambeaux pelés. Chaque plan, aussi paisible semble-t-il, est empreint de douleur (la mienne), du moins de sa promesse (la sienne) et pas seulement intérieure (les nôtres) : une douleur à fleur de derme. Une matérialité morbide, non pas glauque mais gorgée de mort, parvient ainsi à contaminer le reste du film, à tel point que l’on pourrait dire que ce dernier n’est rien d’autre que la chronique silencieuse d’un organisme en train de s’autodétruire.
C’est un élément positif non seulement au sens où quelque chose se passe. Bien plus encore : toute expérience sensorielle, à mon sens, est un cadeau du ciel.
L’autre conséquence, moins plaisante, est que la lecture des comportements du personnage est elle aussi influencée par notre savoir. Il ne s’agit pas tant ici d’un Bartleby, un homme qui fait sécession pour mieux révéler l’absurdité du monde et de ce après quoi chacun semble courir (exemplairement : l’argent, le luxe, les gages d’amour familiaux), que d’un individu face à la certitude de sa mort prochaine. Le film ne s’ouvre pas sur un gouffre, il trace une trajectoire, suit une psychologie. C’est alors, disons, un peu moins fort. Plus trivial.
On a un semblable sentiment de (légère) déception quand Alice, la sœur du héros, accepte sans broncher la part d’héritage de son frère. Après avoir fait des pieds et des mains pour retrouver un peu de l’attention fraternelle, s’être plainte d’avoir été trahie et abandonnée par Neil, elle ne dédaigne pas ce don inexpliqué de la moitié de la fortune familiale. S’en tenir là aurait laissé un formidable goût d’hypocrisie et de vénalité. Mais Neil s’empresse d’expliquer dans la scène suivante que sa sœur « mérite » cet argent car des deux, c’est elle qui s’est investie dans l’entreprise familiale.
D’ailleurs, si l’on y réfléchit, on réalise qu’il y a quelque chose d’absurde à donner sa fortune aux trois êtres qu’on aime quand on sait qu’on va bientôt mourir. On apprend dans le film qu’Alice et ses deux enfants, autrement dit le neveu et la nièce du héros sont toute sa famille. Ils sont tout ce qu’il a. Tout laisse donc penser qu’à sa mort, ce sont eux qui auraient hérité de sa fortune. De toute façon. À moins que Neil ne souhaite éviter à tout prix à ses proches de payer des impôts sur la succession à venir, ce don est inutile. Or, rien n’est dit d’un tel calcul. On voit Neil décider de se débarrasser de ses biens sur un coup de tête. Et l’on imagine tout de même assez mal un homme capable de tout abandonner, saisi comme l’est cet homme d’une force qui le déborde, réfléchir en bon capitaliste soucieux d’optimisation fiscale.
Le don, reconnaissons-le, n’a pas grand sens, et plus probablement le personnage est-il perdu. On le serait à moins. On apprendra d’ailleurs à la fin du film que le cancer a métastasé au niveau du lobe frontal, zone du cerveau qui, comme chacun le sait, contrôle la prise de décision et les rapports sociaux. Un lobe frontal endommagé entraîne un changement de personnalité, une apathie et une réduction du langage. Rien n’empêche de voir dans l’attitude étrange de Neil et son mutisme presque total une conséquence (bête, triste et inévitable) de sa maladie.
C’est une hypothèse mais nulle preuve ne le certifie. Et surtout, on sent bien en lisant toutes ces possibles interprétations que ce n’est pas là l’essentiel. Ainsi dans Sundown les choses – explications, relations, décisions – , semblent-elles souvent un peu bancales. Peut-être du fait de la volonté du réalisateur, mais peut-être pas toujours. Et si elles s’avèrent parfois confuses, c’est parce qu’elles ne sont en réalité pas indispensables.
C’est pourquoi le film, bien que déjà très réussi, aurait gagné à taire tout à fait ce qui finalement relevait du hors champ de l’histoire – histoire qu’on peut résumer ainsi : un homme se dégage de ses obligations. Gagné à rester à l’os, nous le donner à ronger et rien de plus. Il aurait dû, je crois, renoncer à s’expliquer. On pourrait dire pour y voir clair : comme le fait Melville dans son célèbre roman, aussi simplement. En prenant le parti de se concentrer sur ce qui se joue véritablement sous nos yeux, sans doute Sundown aurait-il accru, et accru d’une manière encore plus terrible sa puissance de décomposition.
(1) Notamment, son jeu tandis qu’elle apprend l’hospitalisation puis la mort de sa mère est incroyablement juste.
Viens de voir Eo de Jerzy Skolimowski, non sans au départ une légère appréhension, car j’avais été assez fascinée par Essential Killing et me doutais d’après la bande-annonce que l’épure cette fois n’y serait plus. Mais contre toute attente, la filiation avec le film de 2010 m’a semblé plus frappante que la rupture. Dans E. K. les forêts étaient blanches, ici elles sont rouges. À chaque fois, sublimes. Dans les deux films des personnages muets fuient et/ou errent au gré des circonstances. Leur solitude en commun, chaque rencontre avec les humains prend le tour d’un accident, avec le sentiment que cette forme de nomadisme pourrait durer des heures si le héros ne finissait par mourir, pas clairement dans E. K., plus bruyamment dans Eo(1). Car dans ces films où le personnage n’a d’autre but que le vagabondage, il faut bien que quelque chose s’arrête et laisse place au générique final. C’est une contrainte légitime du réalisateur, mais pas seulement.
Le constat, en effet, y est toujours le même : les hommes condamnent celui qui ne leur ressemble pas et est incapable de suivre leur agitation à une mort certaine. C’est une question de mouvement. D’incompatibilité de mouvement : les errances des uns et de l’autre ne sont pas du même type, ne suivent pas les mêmes lois, y compris rythmiques. A l’image de la jeune écuyère de cirque, la première propriétaire d’Eo qui l’aime tant mais doit repartir à moto après lui avoir fêté brièvement son anniversaire. Animaux et êtres humains ne peuvent faire autrement que se croiser. Mais dans Eo le propos se radicalise en même temps que le sentiment d’une impasse – une impasse qu’on pourrait qualifier d’ontologique.
Ici, les hommes eux-mêmes ne savent faire autre chose que s’entredéchirer. Ils multiplient les conflits et les comportements grotesques (cf la scène de dispute au fumet incestueux entre une Isabelle Huppert totalement sordide, au visage sans âge et caché sous un masque de maquillage, et son superbe fils, cliché de l’aristocrate décadent ; l’inauguration désuète d’un entrepôt par les notables ventripotents du bourg), assassinent gratuitement (un chauffeur sympathique), courent après des ballons au nom d’une couleur, celle de leur équipe, pour finir par se donner des coups de battes.
Les quelques interactions humaines apparaissent ainsi comme de piteuses interférences, dont la conséquence s’abat directement sur les animaux. Les mouvements et l’errance naturelle de ces derniers sont sans cesse entravés par des êtres absolument insensés. Il s’opère comme une contamination irrémédiable. Une toxicité se déploie tous azimuts, au point d’atteindre tous les animaux qui croisent la route des hommes. Ceux-ci par exemple ne cessent de forcer Eo à avancer d’un point à un autre (lui qui ne semble pourtant ne tendre qu’à aller sans but), quitte à l’enfermer dans des containers successifs pour le transporter malgré lui. Comme ils le font en réalité, et cela nous sera clairement donné à voir, avec tous les animaux domestiqués : cochons, chevaux, bovins.
Finalement, avec cette base scénaristique simple d’une pérégrination perdue d’avance par un héros isolé, le reste tout le reste, c’est-à-dire la, ou plutôt les formes pouvaient varier. Jusqu’à devenir un véritable feu d’artificeS. Tantôt une caméra instable va au plus près de l’œil invariablement sale, inexpressif et larmoyant de l’âne ; tantôt elle s’envole au-dessus des arbres en suivant avec grâce une rivière, pour s’arrêter sur la robe et la musculature d’un cheval qu’on savonne de haut en bas ; pour suivre quelques instants le parcours fragile d’une fourmi ; fixer un moment le tableau d’une étable grise et brune dans une asinerie de campagne ; ou encore se perdre dans des bouillons d’eau montés à l’envers. De cette grande variation picturale, j’ai pour ma part tout aimé – chaque plan, même les plus limites, les plus inconfortables. Car quel que soit le choix formel du réalisateur, quel que soit l’angle par lequel il décide d’aborder tel épisode du parcours d’Eo, il parvient toujours à construire de la tension. Scène après scène, plan après plan, même là – et peut-être grâce à cela – où l’on ressentirait au départ une certaine réticence, voire une répulsion esthétique, légère ou moins, le film s’avère d’une intensité totale.
À ce titre et en conséquence, on peut dire que dans son style – celui-là même qu’il s’est inventé – Eo est un film parfait.
Mais il est d’autant plus réussi que cet artifice assumé n’est jamais gratuit. On saura gré au réalisateur d’avoir évité de nous faire croire qu’on se trouve dans la peau d’Eo et perçoit le monde entièrement de son œil mouillé. Toute vision, tout sentiment prêté à l’animal n’est à vrai dire qu’une projection, comme lorsque un personnage évoquant à voix haute le goût du salami fait semblant de croire qu’il a coupé l’appétit d’Eo. Tout au long du film on devine, on essaie, on attrape quelques bribes, mais en fait, tout ce qui nous est montré est de l’ordre de l’artifice, de la reconstitution. À commencer par ces multitudes d’animaux. Toutes ces espèces, en réalité, ont été fabriquées par l’homme. Elles sont, à tout le moins, le fruit de sa vision. Dans Eo il n’y a pas d’état de nature.
Ainsi la forêt de nuit est-elle réduite à un lieu irréel, celui des contes de l’enfance. Le jardin de la comtesse – dont le portail s’ouvre et se ferme mystérieusement – apparaît comme une clairière dérisoire et d’un vert impossible. L’âne ne parvient pas à y brouter la pelouse. Dans cet environnement dominé, phagocyté par l’homme, plus aucun lieu n’est viable à long terme. Même les moments passés dans une prairie avec des enfants trisomiques ne permettent nul répit à Eo, devenu dans cette courte séquence indistinct de ses congénères. Les enfants semblent certes ravis, mais des ânes on n’apercoit plus que les pattes : ils sont littéralement éjectés du cadre. L’atmosphère de bonheur, symbolisée par des cerfs-volants clicheteux, n’a rien de solide. En guise de complicité entre de petits être fragiles, on nous vendra un déballage de jolies images, voilà tout. De toute manière, il faudra bientôt de nouveau les porter sur le dos, ces bambins, puisque les bêtes aux yeux des humains ne sont bonnes qu’à trimer pour eux.
Si antispécisme il y a dans le film, ce que je crois – le crois parce que le suis, antispéciste, et que dans ce domaine toute accointance est précieuse, furtive, s’attrape à l’arrachée. Mais soyons honnête : rien ne le garantit vraiment. Un tel positionnement ne se prend pas, en tout cas, pour autre chose que ce qu’il est. À savoir une projection multiple et fantasque du réalisateur sur des êtres qui lui échappent. Il se veut aussi parfois ironique. Sans illusion sur sa nature : en passant d’image en image, en construisant des liens logiques et temporels via le montage, on reste finalement enfermé dans la tête d’un homme. Celui-ci a beau aller vers d’autres formes de vie, il n’ignore pas moins qu’il ne pourra jamais les atteindre tout à fait. Mais à mon sens c’est là la plus belle preuve d’amour qu’on puisse leur manifester. (2)
(1) Ne manquait alors que le fameux « Cut ! » crié par le réalisateur.
(2) À ce propos, la note de fin de film est autrement plus émouvante que les remerciements de Claire Denis à Agnès B à l’issue de Trouble every day. Un mot précise en effet qu’Eo a été fait par amour pour les animaux et qu’en conséquence, aucun mal ne leur a été infligé pendant le tournage. Peut-on faire plus beau ?