322 – veines

Dimanche 26 mars

Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.

La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.

Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.

(La photo n’est pas floue, le point est sur le pouce)

319 – forme (la grande)

Samedi 18 mars

Il aura suffit de peu de choses pour que mes intentions se clarifient. Le chemin est encore vaste à accomplir mais au moins, il ne se fera pas dans un brouillard épais. Peu de choses, à savoir : deux phrases entendues, une écrite. Je raconterai les premières. Cette semaine mon portable sonne tard, alors que je suis, un peu par hasard, dans mon jardin sous les constellations – un beau moment. C’est une amie dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis trois ans. Elle me raconte, entre mille autres anecdotes, les râles de son mari au moment de sa mort. J’apprends quelque chose. Les romans du XIXème siècle ne mentaient pas. L’agonie s’accompagne de râles. Or j’avais toujours pensé que ce détail, très marquant, n’avait pour unique but que de marquer. Emma vomissant son cyanure. Thérèse payant son crime, Goriot sa gentillesse. Je pensais qu’alors tout était feinte. Non non Flaubert et ses copains disaient vrai. Incroyable. Le récit qui m’est fait ici n’a rien de sinistre – mon amie est d’une gaîté rieuse, presque primesautière, à toute épreuve. Cependant au détour d’un mot je perçois une brisure. Soudain fendillée, la puissance de cette parole se libère et m’émeut. Et je pense :

Le corps, décidément. Car il n’y a que lui.

Assez vite (le lendemain) me vient le lien avec mes billets récents, et de plus en plus fréquents, sur le sport – billets que je fais toujours un peu contre moi, puisqu’ils ne faisaient pas partie du projet à l’origine de Sarga. Avec également l’espèce de dilemme qui se pose depuis quelques temps en des termes imprévus. L’écriture ou l’entraînement. Alors que jusqu’à maintenant, les directions et les bifurcations s’étaient d’elles-mêmes toujours imposées à moi, pour la première fois me semble-t-il, j’ai l’impression de devoir faire un choix. Ce n’est pas une sensation agréable. Elle n’est pas dans mon tempérament. Mais de toute évidence il y a nécessité. Tout d’abord parce que je n’ai matériellement plus le temps de faire les deux. Souvent je rentre essorée par une ou deux heures d’exercices, heureuse certes mais flottante, et incapable seulement de regarder un film en entier, que dis-je ?, un documentaire sur les pharaons d’Egypte au format « jeune public ». Ma consommation d’objets culturels est réduite à peau de chagrin. Je perds le fil de mes romans (ceux que je lis, celui que j’écris). Le temps, l’énergie. La base.

Pourtant – et c’est là la deuxième cause du dilemme – je n’éprouve aucun manque. Tout va pour le mieux, les cellules fouettées par l’exercice et le sang que l’apport d’oxygène revigore chaque jour m’accaparent entièrement. Je les observe agir en moi, non : je les observe m’agir avec une fascination de nouveau-né. Ainsi, mon attention se porte-t-elle à présent sur les sensations et les changements physiques. Voilà tout. Ce n’est pas rien. C’est même prenant. Je ne reviendrai pas en arrière.

Un dessein advient donc peu à peu. Littéraire. Ce faisant il dissoudra, je l’espère, le dilemme. Je devrai désormais écrire sur, par et depuis le corps. Tisser un long témoignage, incessant. Evoquer bien sûr celui des autres aussi. Il faudra faire alors de ces corps vécus des corps écrits ; et pour cela transformer le mien en oeil-ma-bouche ; en faire le prisme de ce qui m’entoure comme de ce qui m’habite. Il faudra que je voie et parle à travers lui, et non plus l’inverse. Cela signifie : rédiger souvent, à rythme du moins régulier, afin de rendre le rapport minutieux de son évolution, peut-être et pourquoi pas – quoique tout de même j’aille là un peu vite en besogne – jusqu’à l’heure ultime (celle du râle).

Une difficulté cependant se présente : si je veux tout écrire, c’est-à-dire sans ambages, il s’agit d’éviter absolument de tomber dans le journal intime. Car ce n’est pas tant le sujet qui compte (je veux dire : moi en tant que sujet), que la chair et ses modifications. Ses états comme ses interactions avec l’environnement. En un mot (trois), la mécanique magique. Ici subsiste un nœud de taille. Je voudrais m’observer certes, mais en évacuant ce qui fait de moi une individualité.

Je pourrais dire : il reste encore à donner au récit sa forme.

Ça c’est pour le ton primesautier sur fond d’orage.

318 – saut (le grand)

Mercredi 15 mars

Mort de Dick Fosbury : comment l’athlète américain a révolutionné le saut en hauteur

Il avait baptisé son geste « Fosbury-flop » : c’est par « accident » que le champion olympique, mort dimanche, avait découvert la technique du saut en rouleau dorsal qui lui a permis de remporter la médaille d’or aux JO de Mexico, en 1968.

Par Clément Martel (Le Monde)

En 1968, Dick Fosbury a remporté l’or olympique aux JO de Mexico, en sautant à 2,24 mètres grâce à une nouvelle technique. – / AFP

Il a choisi de tourner le dos aux normes et aux consignes, et, ainsi, a atteint les sommets. L’athlète américain Dick Fosbury, qui a révolutionné le saut en hauteur avec une technique qui a pris son nom, est mort, dimanche 12 mars, des suites d’un lymphome, a annoncé son agent. Le champion olympique de la discipline à Mexico, en 1968, avait 76 ans.

Rares sont les sportifs qui ont laissé leur nom à une figure de leur sport. Le football a la panenka, le patinage artistique et la gymnastique comptent plusieurs figures portant le nom de leur inventeur – comme l’axel, par exemple – ; mais en athlétisme, le « fosbury » est unique, et a fini par conquérir tous les sautoirs du monde.

Né à Portland, dans l’Oregon – Etat du nord-ouest des Etats-Unis, berceau notamment de Nike –, en 1947, Richard « Dick » Fosbury n’avait pourtant rien d’un inventeur, décidé à révolutionner la science et la technique de son sport après en avoir minutieusement étudié le moindre paramètre. Si celui qui « adorait les matchs, les chiffres, construire » est par la suite devenu ingénieur, « toute cette histoire n’est qu’un accident », répétait-il à l’envi lorsqu’il lui était demandé de rembobiner la mise en place de sa technique – souvent, en amont de nouveaux Jeux olympiques. Un malentendu inattendu, une histoire de gamin prêt à tout pour gagner. « Le but n’était pas d’inventer quoi que ce soit, assurait-il à L’Equipe en 2012. J’ai développé cette nouvelle technique lorsque je sautais parce que je ne voulais pas perdre. »

A 16 ans, le jeune homme fait partie de l’équipe d’athlétisme de son lycée de Medford, dans le sud de l’Oregon, mais ne s’illustre guère. Celui qui n’avait pas été retenu dans les équipes de football américain et de basket de son lycée raconta souvent qu’il était alors le pire sauteur en hauteur de son école, sinon de l’Oregon. Pratiquant le ciseau, technique déjà désuète consistant à aborder la barre de face et passer une jambe après l’autre, le grand jeune homme – il atteindra 1,93 mètre – plafonne. Son entraîneur le somme de se mettre au rouleau ventral, technique en vogue alors, impliquant d’enrouler l’obstacle latéralement, à l’horizontal. Fosbury obtempère… mais régresse.

Frustré, il décide un jour de n’en faire qu’à sa tête. Après sa course d’élan, il se présente dos à la barre et l’enroule. Améliorant son record personnel de 15 centimètres ce jour-là, il récidive les semaines suivantes, et oblige son coach à accepter sa nouvelle technique. Donnant l’impression d’être couché pendant son saut, le jeune athlète attire l’œil de quelques photographes, qui ont tôt fait de légender l’image : « Le sauteur en hauteur le plus fainéant du monde ».

Grâce à son étrange technique, qui rend dubitatifs tous les observateurs, Dick Fosbury décroche une bourse à l’université d’Oregon. Et baptise son geste « Fosbury-flop », « autant par goût pour l’allitération que par autodérision, expliquait-il au Monde en 2007. Et parce qu’un journaliste avait décrit mes sauts comme ceux d’un poisson bondissant hors de l’eau. »

S’il commence à se tailler une solide réputation au sein de l’athlétisme américain, le jeune sportif demeure un inconnu à l’échelle internationale. Et c’est en altitude, aux Jeux olympiques de Mexico en 1968 (2 300 mètres), qu’il atteint le sommet de sa carrière. Avec sa technique dorsale, Dick Fosbury enroule une barre à 2,24 mètres, ce qui lui offre le titre et le record olympique – alors. Et dès le début de sa « révolution », les entraîneurs adverses épluchent les règlements pour s’assurer que le sauteur de 21 ans n’enfreint pas les règles. « Il y a deux règles : l’appel doit se faire sur un pied, quel qu’il soit, et vous devez franchir la barre sans qu’elle tombe », précisait l’athlète, dont le style atypique et spectaculaire déclenche les « olé » du public mexicain.

Plus tard, des recherches attesteront que Dick Fosbury n’était pas le premier à avoir eu l’idée d’enrouler la barre par le dos. En 1961, un journal du Montana publie la photo d’un jeune homme, Bruce Quande, effectuant un « fosbury » – deux ans, donc, avant que ce dernier « n’invente » sa technique – lors d’une compétition scolaire. « Il n’a pas continué et n’a jamais revendiqué la paternité de ce geste », constatait Fosbury, qui a discuté avec lui bien des années plus tard. Mais le sauteur en hauteur en était persuadé, avec ou sans lui, son geste aurait fini par être adopté tant il tenait du spontané. « En faisant découvrir ce style au monde à Mexico, j’ai simplement eu le privilège de lui donner mon nom », concluait-il.

S’il a interrompu sa carrière sportive quelques mois après les JO de Mexico, pour embrasser la vie active d’« un jeune ingénieur, très middle class, normal » dans l’Idaho – ne parvenant pas à concilier sport et études –, Dick Fosbury n’a jamais remisé son passé. Et a raconté maintes fois ses premiers bonds dos à la barre. Il y a fort à parier que les années délayeront son histoire, et toutes les générations à venir de sauteurs en hauteur apprendront à effectuer un « fosbury ». Sans savoir, forcément, que ce geste porte le nom d’un athlète qui, un jour, a tourné le dos à ce qui se faisait pour n’en faire qu’à sa tête.

316 – mérite2

Dimanche 5 mars

Il faudrait trouver les mots, les expressions, les images capables de raconter ce moment très singulier où survient un surcroît d’énergie au coeur de la fatigue. C’est vraiment compliqué à dire, ce coup de vie qui nous claque dessus. L’exercice physique est difficile, il fait mal, essort, on se croit au bord de céder (de rompre) et soudain sans prévenir, pour une raison qui échappe et n’a rien à voir avec la volonté, ou plutôt si, mais la volonté du corps, la volonté des tripes, on se met à aller plus vite – peut-être pas plus vite qu’au commencement de l’exercice, mais l’accélération, elle, est palpable et supérieure à tout autre. Comme si une main par devers soi avait jeté une grosse pelletée de charbon dans la gueule de la locomotive.

C’est encore plus étonnant quand la chose arrive au milieu du groupe. Parce qu’elle se produit tandis qu’on voit – sent – que tout autour est en train de ralentir. Chacun accuse le coup. Le contraste n’en est que plus saisissant – grisant. Je ne sais pas ce que c’est que cette puissance soudaine. Ce regain. D’où il vient, ce qui le déclenche, pourquoi cette fois-ci et pas toujours. Mais bon sang. Quel plaisir. Quel sentiment d’invulnérabilité au creux même de l’épuisement. Surtout : quelle récompense.

Car c’est là l’autre aspect – celui qui m’obsède désormais, non : me tient attentive. C’est le fait que j’aie trouvé, enfin, dans le sport, un lieu où le mérite existe. Où il est immédiat et permanent. Sans ambiguïté. Plus insolite encore : où la douleur autant que le bien-être sont des signes de réussite. Avant-hier, j’enchaîne les fentes, un haltère de 12 kilos à chaque main, alternées avec des séries de course à main libre, le tout pendant 12 minutes (c’est le « finisher » d’un cours de 45 minutes). Pendant le temps de course, un sentiment de très grande légèreté, inouïe, presque anormale, née du contraste avec le port des poids me pousse à sprinter. « Me pousse », c’est-à-dire que JE NE PEUX PAS NE PAS LE FAIRE. La nausée augmente un peu plus à chaque aller-retour. Je continue. Pelletée. Pelletée. Pelletée de charbon dans la gueule. Au sortir de la salle mes mains se referment avec peine (sur le parking, j’ai du mal à tenir le volant). Le lendemain, l’arrière des cuisses est plombé. Les poignets sont enflés, littéralement. Peu importe. Joie joie et rejoie.

Tout cela est réellement une satisfaction. Rien à voir avec l’activité intellectuelle, l’écriture. Lorsqu’on rédige, on espère des lecteurs. Mais les lecteurs ne perçoivent que rarement la somme de travail. Ils sont prompts aussi à critiquer. L’écriture, la critique : c’est le concours d’intelligence. C’est le débat télévisé. Seul, on ne sait même pas si on va dans le bon sens. Si on fait mieux qu’avant. Il n’y a rien à tirer de l’écriture ou si peu. Compris pas compris. Publié, pas publié. Reconnu, conspué. Critiqué adulé (mais chaque fois pour de mauvaises raisons). Médiatisé, ignoré. Le sport, lui, paie tout de suite. Il fonctionne au mérite. Je ne parle pas de la compétition, qui introduit d’autres doutes, d’autres injustices, mais bien de la pratique individuelle. Tu fais tes exercices régulièrement ? Tu y vas à fond ? Alors tu progresseras et le sentiras à chaque entraînement. Tu portes plus lourd que la veille ? Tu auras des courbatures le lendemain (et le jour suivant plus encore). Il y a des règles, les lois sont simples, des causes et des conséquences.

La question n’est pas de savoir si l’effort est agréable. Il est récompensé, et cela fait tout. Moi qui ai longtemps cru que la suite de l’école serait du même ordre – travailler avec sérieux m’ouvrirait automatiquement des portes. Depuis j’ai vécu. L’université ? Copinage. L’édition ? Copinage. La politique ? Allez vous faire foutre. J’ai vécu et j’ai fui, toujours. Le sport ? Effort -, je retrouve aujourd’hui des sensations d’enfant. Aussi inattendu que cela paraisse, ce sont mes sensations de bonne élève. D’intello. J’ai à nouveau des repères. Tout cela a du sens, m’en donne, et je déchire.

275 – la santé

Mardi 22 novembre

Sortir des critères de l’époque pour former son propre jugement est peut-être l’expérience la plus intéressante à mener pour un contemporain. Regardons un peu ces critères. Sujets de polémiques, révélations, scandales, clash font l’actualité. D’une certaine manière, dans ce paysage où tout est inflammable, où tout est flamme, les guerres elles-mêmes finissent par apparaître comme des polémiques d’intensité extrême, et leurs chefs, les protagonistes d’un conflit – un conflit simplement plus meurtrier que les autres. Le traitement se noie et s’indiffère dans la masse de dizaines de scandales de toutes sortes. Un événement a eu lieu, il nous a affolés quelques instants. Mais déjà l’on se met à bailler, on tourne la tête et guette du nouveau. Et par ici, alors ? Un coupable, une victime ? Aucune nuance ? Parfait.

Le résultat est que du côté du public on cherche partout des idoles. Des idoles éphémères font amplement l’affaire. Les idoles doivent parler sans trembler. Elles peuvent, au besoin, se montrer insultantes. Plus elles écrasent leurs interlocuteurs, de préférence lors de l’affrontement plutôt qu’à contre-temps, plus elles gagnent en popularité. Il faut savoir être vif, ferme et cassant. Avoir le verbe haut ou, à défaut de celui-ci le verbe fort. Toute idole doit, en un mot, être virile. La chose bien sûr n’est pas nouvelle. Elle s’est juste amplifiée, puis généralisée.

Et bien je crois que je vais chercher autre chose. Je vais retourner à la base. Je vais retourner au corps. Une personne qui ne prend pas soin de son corps, qui ne le chérit pas comme le bien le plus précieux qui lui ait été donné perdra mon attention. Sa parole n’aura plus de crédibilité. Celui ou celle qui donnera son avis sans être capable de courir cinq cents mètres, qui se cachera derrière son compte twitter ou la fausse table d’un plateau de télévision pourra toujours causer. On ne peut émettre de bonnes idées quand on passe sa vie prostré sur une chaise, courbé derrière un écran ou un grand bureau en chêne ; et quand bien même ce serait le cas, ces idées ne m’intéresseront plus. Elles ne parviendront plus jusqu’à moi.

Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne prétends aucunement que les idées des gens qui entretiennent une bonne condition physique ne disent que des choses intelligentes. Ni même que les gens malades ou rachitiques seraient des êtres humains moins dignes que les autres. Je ne cherche pas à désigner des classes inférieures, pas plus qu’à décréter l’existence d’une élite. Je pose simplement un critère préalable à mon écoute attentive.

Il s’agit d’être cohérent. Pas de pensée sans corps. Et davantage, même : les idées sont le produit du corps. Je l’affirme depuis longtemps. Mais il ne faudrait pas que ce ne soient là que des mots. Pire : une posture. Les idées se forment en bout de chaîne – elles sont la dernière vertèbre. Si on le pense réellement, il apparaîtra à quel point le monde tourne à l’envers. C’est un retournement complet des valeurs en vigueur qui s’opère ici. Car il faut reconnaître qu’une fois ce critère appliqué, nombre de chefaillons, outrageusement valorisés socialement, tombent aussitôt de leur piédestal. Ils retrouvent immédiatement ce qu’on pourrait appeler « leur juste place ».

Ainsi du patron bedonnant humiliant les jeunes apprentis (1) ; du souffreteux affolé à l’idée que quelques Africains fringants envahissent la patrie ; pareil pour le chef de file écolo se nourrissant de Mc do entre deux diatribes (il est aussi fréquent que les deux précédents) ; le toutologue cathodique fréquentant tous les restaurants en vue de la capitale ; l’universitaire anxieux expliquant la marche du monde depuis sa bibliothèque ; l’expert ès bidules ne se déplaçant qu’en taxi la semaine, en avion le week-end.

Soyons conséquents, enfin. Sérieusement. Qu’on les fasse se baisser et toucher leurs pieds. Pour voir. Remplir d’air le thorax comme un accordéon. Qu’on les regarde lever les genoux trois minutes d’affilée. Grimper dans un arbre, se soulever à une corde, en un mot se porter – car c’est bien de cela qu’il est question dans cette affaire, être capable de porter la matière dont on est fait. Voilà le scandale : il y a quelque chose de profondément malhonnête à laisser le pouvoir à des êtres incapables de se porter. Ces gens-là sont morbides. S’ils ont évacué toute vitalité en eux depuis longtemps, comment leur faire confiance ?

Qu’ils lèvent les genoux trois minutes d’affilée. Alors seulement, je daignerai écouter ce qu’ils auront à dire.

(1) Ceux-là mêmes qui pourraient avoir été mes élèves, ceux qui me disent tant souffrir de rester toute la journée en classe et ne se sentir heureux que sur un terrain de foot ou à faire du vélo. Ils sont méprisés de toute part, ont pourtant mon estime. Mon estime totale.