271 – au langage : adieu !

Lundi 14 novembre

J’apprends (sans plus de détails) qu’une querelle a opposé Godard et Pasolini au sujet de l’usage de l’usage du terme langage pour parler de l’art. Le refus de Godard de dire que l’art revient à inventer un langage m’étonne car dans le film À vendredi, Robinson, le réalisateur affirme à plusieurs reprises que l’association des mots et des images constitue pour lui un langage. 

Trois possibilités à ce changement : 

1 – Godard avait la manie de contredire ses interlocuteurs, quitte à se contredire lui-même d’un jour à l’autre (il y a des gens comme ça, et ce ne sont pas les moins intéressants)

2 – au fil des ans son avis a évolué dans le sens de Pasolini, au point de voir dans son œuvre une invention linguistique, avec vocabulaire et grammaire propres,

3 – l’isolement et la vieillesse aidant, son esprit est devenu moins acéré, et donc moins vigilant, et donc moins exigeant, à la fin de sa vie. 

Une combinaison des trois options, une fois passés l’âge d’or du structuralisme et la mode du jargon sémiotique avec tous les débats d’intellectuels afférents, est aussi envisageable. 

Concernant l’usage du mot langage qu’il m’arrive de faire mien pour évoquer la création artistique, reste à savoir si c’est là un emploi a) pertinent – si c’est exactement cela, un langage, qu’il s’agit -, b) approximatif, ou bien c) métaphorique.

Pour ma part je penche pour la dernière possibilité. Tout d’abord pour une raison statistique : on sait que la langue se construit beaucoup par métaphores. À chaque fait nouveau ou mal dégrossi son lot de métaphores, comme autant de renforts à la compréhension et au partage de celle-ci.

Puis par malice : ce serait drôle s’il s’avérait qu’on parle d’invention d’un langage dans une œuvre littéraire par pure… métaphore. Si on voulait développer une telle idée dans un essai, son titre serait immanquablement La littérature comme langage, ou, dans le plus pur style godardien : Langage de la littérature et littérature du langage. Ou mieux encore, cette fois pour parodier Lacan : La littérature est structurée comme un langage. Bref, d’avance, la marrade.

Enfin par sens pratique : la métaphore a le mérite de dire la chose, et de ne jamais la dire. Or ce genre d’entre-deux , ou plutôt de double pôle s’avère toujours fécond. Pour réfléchir il faut savoir prendre le risque de l’erreur – à condition, toutefois, de réfléchir vraiment et non de s’installer dans des automatismes de langage (on revient à notre point 1). L’idéal serait donc que je prenne le temps, la peine et le risque de réfléchir plus longuement à cette question d’emploi.

268 – package

Vendredi 11 novembre

1. Mon fils, bien brieffé par sa maîtresse, me chante la Marseillaise depuis hier soir. Je veux m’ôter cet air de la tête, que je n’aime pas. Spontanément me vient cette chanson non moins de circonstance, avec sa chouette ritournelle de guitare.

Mais surtout, ce que je voudrais reprendre, c’est le glissement de l’énumération de questions à l’affirmation vaguement menaçante dans le couplet suivant (« Mais qui… J’te l’demande pas, j’te l’dis, qui t’écrase »). Mine de rien, l’effet est assez puissant.

2. Autre chose et sans transition, mais qui se trouve illustrer parfaitement ce que je tentais d’expliquer il y a peu au sujet de la capacité d’empathie que développe la langue écrite – empathie qui pourra s’exercer sur toute entité évoquée dans un texte. Hier, en parcourant Le Monde, je tombe sur ce titre :

On le croira ou non, mais avant que j’aie le temps de comprendre de quoi il était question (moins d’une seconde), un véritable sentiment de compassion, voire une légère tristesse me sont montés à la nuque. Tout mon corps s’est instantanément mis en mode empathique. Pourquoi ? À cause de « renonce à sauver » et « en perdition ». C’est totalement absurde. Mais voilà : les mots, comme les sonnettes les chiens, font saliver les hommes.

253 – métaforte

Dimanche 25 septembre

1) Dommage que je ne sois pas abonnée à Netflix. J’aurais vraiment aimé voir ce film. Son réalisateur, que je découvre par cette interview, me parle. Son western m’avait bien plu quand je l’avais vu. En outre j’ai toujours un a priori positif envers les artistes qui créent peu. Il y a quelque chose à la fois de fort et de touchant là-dedans. Une puissance se met en mouvement, une impuissance oblige à y penser à deux fois, une autre puissance pousse à continuer. Ce sont des rythmes de création intéressants, à part. Et pas seulement parce qu’ils semblent indifférents aux cadences de l’industrie culturelle.

Sans

Transition.

2) Un excellent jeu de mots m’est venu hier au volant. Je me serais bien applaudie mais c’était un peu risqué, même sur une route de campagne déserte où trônait, bien seul, un énième arc-en-ciel. Alors faute de mieux, la machine à influx électriques s’est gentiment mise en branle. Activation des essuie-glace. Ah mais d’ailleurs, essuie, c’est quoi, essuie, un excellent, glace, jeu de mots ? Accélération. C’est un révélateur. Puis passage en cinquième. Un bon jeu de mots est une formule alternative à celle attendue, qui vient tendre sans crier gare une seconde face – déformée – à celle qu’on regardait sans plus vraiment la regarder, rendu indifférent par l’habitude.

C’est très difficile, de faire un (bon) jeu de mots. Car s’il n’est pas capable d’apporter au pot du langage un élément de vérité, un éclairage nouveau et juste sur une situation et que l’on ne percevrait pas sans sa présence, le calembour n’aura de fait aucun intérêt. Il sera immédiatement perçu comme inutile. En trop. Malaisant. Ce sera un bouton de fièvre poussé sur une bouche en coeur.

Mais quand il produit cet effet de distorsion lumineux : soudain le bouton devient une mouche. Et quelle mouche. Quelle giffle.

De ce point de vue, le jeu de mots agit exactement comme la métaphore. Il faudrait tirer encore le fil et voir s’ils ne sont pas en réalité une seule et même chose. L’un jouant sur les sons,

l’autre sur les images.

Puis se demander ce qui fait que le premier verse dans l’humour quand la seconde se tourne vers la poésie. Comment dans la conversation comme dans la lecture, la distribution des rôles s’opère d’un commun accord (celui du locuteur, celui du récepteur). Pourquoi, malgré ces similitudes, les registres et les tons se différencient comme automatiquement. En d’autres termes se demander en quel point précis se séparent les routes.

Et sans aller plus loin dans mes réflexions, mais la tête et les yeux pleins de champs (céréalier et lexical – de la lumière) j’ai fini par m’arrêter prendre une photo. Je me suis dit qu’elle ferait peut-être oublier mon titre calamiteux.

211 – 🌾

Jeudi 26 mai

« On a fait un pas de géant quand on a eu l’idée [il y a 3000 ans] de dessiner un signe qui ressemble à quelque chose de familier et d’utiliser ce signe pour évoquer uniquement le son que cette chose prend à l’oral.

Voici le signe de l’orge : 🌾. Le mot orge en sumérien se prononce shèh. Donc un sumérien qui voyait ce signe et se disait : Tiens, shèh, orge. Mais en même temps, un scribe pouvait utiliser ce signe dans un tout autre type de document juste pour retranscrire le son shèh. Cette idée est assez simple, à la portée d’un enfant. Et pourtant elle aura un impact puissant et durable. Elle est le moment exact où est inventée l’écriture.

Pour donner un exemple, le mot Shèh-ga en sumérien signifie beau, gentil ou quelque chose comme ça. Pour l’écrire, on fait suivre le mot orge du mot lait, qui se dit ga.

Ainsi, le point de départ de l’écriture, c’est le rébus. »

(Irving Finkel, assyriologue au British museum).