C’est toujours amusant de constater comment ce qui représentait pendant des semaines entières un problème, un sujet sur lequel on bute irrémédiablement, peut se dénouer d’une façon aussi soudaine que spontanée. La nature même du problème s’est effacée, évanouie comme par enchantement et sans qu’on ait l’impression d’avoir rien fait de sérieux pour y parvenir, tout cela dans un temps indéfini ou que l’on serait du moins bien incapable de circonscrire – Quoi ? Entre la nuit de lundi et la matinée de mercredi ? hier de 16h à 17h34 ? Plus encore : ce qui paraissait un nœud impossible à défaire, que l’on avait déjà mis tant de temps à formuler à cause de son caractère précisément – et apparemment, apparemment seulement – inextricable devient la solution même. L’élément nouveau qui nous fera avancer, celui qui nous permettra une évolution favorable. Le désespoir et la contrainte font alors place à un sentiment de légèreté. Bon sang, que faut-il faire ? Mais enfin, c’est l’évidence même !
Le blog si présent va se poursuivre, aussi éclectique qu’avant, pour retranscrire mes impressions et mes analyses, mes questionnements et mes réflexions sur l’art – des œuvres, des objets – et sur le corps. Les descriptions plus spécifiquement physiques seront finalement autant de brouillons d’écriture, de réserves pour la suite, car je sais désormais quelle expérience (d’écriture et de lecture) je veux tenter. Mais pour cela je dois m’entraîner.
Je vais reprendre mon roman en cours, que je trouvais trop classique dans sa forme. Il me faut tout revoir sous le prisme corporel. Soulagement, joie et hâte de voir ce que cela pourrait donner.
Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.
La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.
Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.
(La photo n’est pas floue, le point est sur le pouce)
Me vient la question de la biographie des auteurs. Je ne pense pas tant à la question de leurs opinions, qu’on partagera ou non, qu’à celle de leurs actes, qu’on ne peut que prendre tels quels, comme des événements, mais auxquels chacun donnera plus ou moins d’importance. Sur ce sujet, difficile de ne pas distinguer les vivants des morts.
Savoir que Rousseau a abandonné sa femme avec leurs cinq enfants ne m’empêche pas de lire ses Confessions avec enthousiasme. Pourtant, quand on y pense, elle a dû avoir une vie bien sympa, bien facile, sa femme (lerci Jean-Jacques). Idem pour Rimbaud. Je clame à qui veut l’entendre mon amour pour sa poésie, sans vraiment intégrer le fait que cet anarchiste, fervent soutien des communards et épris de liberté, est tout de même parti en Afrique vendre des défenses d’éléphants et, à l’occasion, faire du trafic d’armes. Ou encore qu’il s’est procuré deux esclaves – esclaves – noirs dans les dernières années de sa vie. Comment cela, comment cette indifférence est-elle possible ?
Je néchappe pas à la règle : on a tendance à placer les morts dans une sphère « stérile », propre et bien nette. Où les taches n’en sont plus. Une zone où la morale n’existe pas vraiment. Comme j’ai grandi en apprenant à vénérer des livres sans me soucier des actes de leurs auteurs, je peux aussi séparer son œuvre de l’homme contemporain. Et cela m’arrive. Mais malgré tout, certains faits, comme ceux que j’ai évoqués, freineraient mon élan si j’apprenais qu’ils concernent des auteurs d’aujourd’hui. Parce que ce n’est plus seulement une question d’art, mais de vie, de ce qu’on cautionne ou pas : de la part de gens qui existent là, maintenant.
Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.
Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…
De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.
La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.
(Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, janvier 1852)
Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.
Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).
Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :
Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.
Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.
Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.
Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.
Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.
Quels extraits plaisants voire davantage :
p. 34 et 35
p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.
p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]
p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.
p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.
p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.
p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.
p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.
p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence
/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.
p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.
Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.
p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.
p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.
p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.
Il aura suffit de peu de choses pour que mes intentions se clarifient. Le chemin est encore vaste à accomplir mais au moins, il ne se fera pas dans un brouillard épais. Peu de choses, à savoir : deux phrases entendues, une écrite. Je raconterai les premières. Cette semaine mon portable sonne tard, alors que je suis, un peu par hasard, dans mon jardin sous les constellations – un beau moment. C’est une amie dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis trois ans. Elle me raconte, entre mille autres anecdotes, les râles de son mari au moment de sa mort. J’apprends quelque chose. Les romans du XIXème siècle ne mentaient pas. L’agonie s’accompagne de râles. Or j’avais toujours pensé que ce détail, très marquant, n’avait pour unique but que de marquer. Emma vomissant son cyanure. Thérèse payant son crime, Goriot sa gentillesse. Je pensais qu’alors tout était feinte. Non non Flaubert et ses copains disaient vrai. Incroyable. Le récit qui m’est fait ici n’a rien de sinistre – mon amie est d’une gaîté rieuse, presque primesautière, à toute épreuve. Cependant au détour d’un mot je perçois une brisure. Soudain fendillée, la puissance de cette parole se libère et m’émeut. Et je pense :
Le corps, décidément. Car il n’y a que lui.
Assez vite (le lendemain) me vient le lien avec mes billets récents, et de plus en plus fréquents, sur le sport – billets que je fais toujours un peu contre moi, puisqu’ils ne faisaient pas partie du projet à l’origine de Sarga. Avec également l’espèce de dilemme qui se pose depuis quelques temps en des termes imprévus. L’écriture ou l’entraînement. Alors que jusqu’à maintenant, les directions et les bifurcations s’étaient d’elles-mêmes toujours imposées à moi, pour la première fois me semble-t-il, j’ai l’impression de devoir faire un choix. Ce n’est pas une sensation agréable. Elle n’est pas dans mon tempérament. Mais de toute évidence il y a nécessité. Tout d’abord parce que je n’ai matériellement plus le temps de faire les deux. Souvent je rentre essorée par une ou deux heures d’exercices, heureuse certes mais flottante, et incapable seulement de regarder un film en entier, que dis-je ?, un documentaire sur les pharaons d’Egypte au format « jeune public ». Ma consommation d’objets culturels est réduite à peau de chagrin. Je perds le fil de mes romans (ceux que je lis, celui que j’écris). Le temps, l’énergie. La base.
Pourtant – et c’est là la deuxième cause du dilemme – je n’éprouve aucun manque. Tout va pour le mieux, les cellules fouettées par l’exercice et le sang que l’apport d’oxygène revigore chaque jour m’accaparent entièrement. Je les observe agir en moi, non : je les observe m’agir avec une fascination de nouveau-né. Ainsi, mon attention se porte-t-elle à présent sur les sensations et les changements physiques. Voilà tout. Ce n’est pas rien. C’est même prenant. Je ne reviendrai pas en arrière.
Un dessein advient donc peu à peu. Littéraire. Ce faisant il dissoudra, je l’espère, le dilemme. Je devrai désormais écrire sur, par et depuis le corps. Tisser un long témoignage, incessant. Evoquer bien sûr celui des autres aussi. Il faudra faire alors de ces corps vécus des corps écrits ; et pour cela transformer le mien en oeil-ma-bouche ; en faire le prisme de ce qui m’entoure comme de ce qui m’habite. Il faudra que je voie et parle à travers lui, et non plus l’inverse. Cela signifie : rédiger souvent, à rythme du moins régulier, afin de rendre le rapport minutieux de son évolution, peut-être et pourquoi pas – quoique tout de même j’aille là un peu vite en besogne – jusqu’à l’heure ultime (celle du râle).
Une difficulté cependant se présente : si je veux tout écrire, c’est-à-dire sans ambages, il s’agit d’éviter absolument de tomber dans le journal intime. Car ce n’est pas tant le sujet qui compte (je veux dire : moi en tant que sujet), que la chair et ses modifications. Ses états comme ses interactions avec l’environnement. En un mot (trois), la mécanique magique. Ici subsiste un nœud de taille. Je voudrais m’observer certes, mais en évacuant ce qui fait de moi une individualité.
Je pourrais dire : il reste encore à donner au récit sa forme.
Ça c’est pour le ton primesautier sur fond d’orage.
Mort de Dick Fosbury : comment l’athlète américain a révolutionné le saut en hauteur
Il avait baptisé son geste « Fosbury-flop » : c’est par « accident » que le champion olympique, mort dimanche, avait découvert la technique du saut en rouleau dorsal qui lui a permis de remporter la médaille d’or aux JO de Mexico, en 1968.
En 1968, Dick Fosbury a remporté l’or olympique aux JO de Mexico, en sautant à 2,24 mètres grâce à une nouvelle technique. – / AFP
Il a choisi de tourner le dos aux normes et aux consignes, et, ainsi, a atteint les sommets. L’athlète américain Dick Fosbury, qui a révolutionné le saut en hauteur avec une technique qui a pris son nom, est mort, dimanche 12 mars, des suites d’un lymphome, a annoncé son agent. Le champion olympique de la discipline à Mexico, en 1968, avait 76 ans.
Rares sont les sportifs qui ont laissé leur nom à une figure de leur sport. Le football a la panenka, le patinage artistique et la gymnastique comptent plusieurs figures portant le nom de leur inventeur – comme l’axel, par exemple – ; mais en athlétisme, le « fosbury » est unique, et a fini par conquérir tous les sautoirs du monde.
Né à Portland, dans l’Oregon – Etat du nord-ouest des Etats-Unis, berceau notamment de Nike –, en 1947, Richard « Dick » Fosbury n’avait pourtant rien d’un inventeur, décidé à révolutionner la science et la technique de son sport après en avoir minutieusement étudié le moindre paramètre. Si celui qui « adorait les matchs, les chiffres, construire » est par la suite devenu ingénieur, « toute cette histoire n’est qu’un accident », répétait-il à l’envi lorsqu’il lui était demandé de rembobiner la mise en place de sa technique – souvent, en amont de nouveaux Jeux olympiques. Un malentendu inattendu, une histoire de gamin prêt à tout pour gagner. « Le but n’était pas d’inventer quoi que ce soit, assurait-il à L’Equipe en 2012. J’ai développé cette nouvelle technique lorsque je sautais parce que je ne voulais pas perdre. »
A 16 ans, le jeune homme fait partie de l’équipe d’athlétisme de son lycée de Medford, dans le sud de l’Oregon, mais ne s’illustre guère. Celui qui n’avait pas été retenu dans les équipes de football américain et de basket de son lycée raconta souvent qu’il était alors le pire sauteur en hauteur de son école, sinon de l’Oregon. Pratiquant le ciseau, technique déjà désuète consistant à aborder la barre de face et passer une jambe après l’autre, le grand jeune homme – il atteindra 1,93 mètre – plafonne. Son entraîneur le somme de se mettre au rouleau ventral, technique en vogue alors, impliquant d’enrouler l’obstacle latéralement, à l’horizontal. Fosbury obtempère… mais régresse.
Frustré, il décide un jour de n’en faire qu’à sa tête. Après sa course d’élan, il se présente dos à la barre et l’enroule. Améliorant son record personnel de 15 centimètres ce jour-là, il récidive les semaines suivantes, et oblige son coach à accepter sa nouvelle technique. Donnant l’impression d’être couché pendant son saut, le jeune athlète attire l’œil de quelques photographes, qui ont tôt fait de légender l’image : « Le sauteur en hauteur le plus fainéant du monde ».
Grâce à son étrange technique, qui rend dubitatifs tous les observateurs, Dick Fosbury décroche une bourse à l’université d’Oregon. Et baptise son geste « Fosbury-flop », « autant par goût pour l’allitération que par autodérision, expliquait-il au Monde en 2007. Et parce qu’un journaliste avait décrit mes sauts comme ceux d’un poisson bondissant hors de l’eau. »
S’il commence à se tailler une solide réputation au sein de l’athlétisme américain, le jeune sportif demeure un inconnu à l’échelle internationale. Et c’est en altitude, aux Jeux olympiques de Mexico en 1968 (2 300 mètres), qu’il atteint le sommet de sa carrière. Avec sa technique dorsale, Dick Fosbury enroule une barre à 2,24 mètres, ce qui lui offre le titre et le record olympique – alors. Et dès le début de sa « révolution », les entraîneurs adverses épluchent les règlements pour s’assurer que le sauteur de 21 ans n’enfreint pas les règles. « Il y a deux règles : l’appel doit se faire sur un pied, quel qu’il soit, et vous devez franchir la barre sans qu’elle tombe », précisait l’athlète, dont le style atypique et spectaculaire déclenche les « olé » du public mexicain.
Plus tard, des recherches attesteront que Dick Fosbury n’était pas le premier à avoir eu l’idée d’enrouler la barre par le dos. En 1961, un journal du Montana publie la photo d’un jeune homme, Bruce Quande, effectuant un « fosbury » – deux ans, donc, avant que ce dernier « n’invente » sa technique – lors d’une compétition scolaire. « Il n’a pas continué et n’a jamais revendiqué la paternité de ce geste », constatait Fosbury, qui a discuté avec lui bien des années plus tard. Mais le sauteur en hauteur en était persuadé, avec ou sans lui, son geste aurait fini par être adopté tant il tenait du spontané. « En faisant découvrir ce style au monde à Mexico, j’ai simplement eu le privilège de lui donner mon nom », concluait-il.
S’il a interrompu sa carrière sportive quelques mois après les JO de Mexico, pour embrasser la vie active d’« un jeune ingénieur, très middle class, normal » dans l’Idaho – ne parvenant pas à concilier sport et études –, Dick Fosbury n’a jamais remisé son passé. Et a raconté maintes fois ses premiers bonds dos à la barre. Il y a fort à parier que les années délayeront son histoire, et toutes les générations à venir de sauteurs en hauteur apprendront à effectuer un « fosbury ». Sans savoir, forcément, que ce geste porte le nom d’un athlète qui, un jour, a tourné le dos à ce qui se faisait pour n’en faire qu’à sa tête.
Si tu veux bien, voici un exemple qui te permettra peut-être de voir pourquoi j’ai parlé d’erreur. Tu cites H. Bouteldja : « Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi. » On peut voir dans cette phrase l’expression de la clairvoyance de l’autrice. Pour moi cependant, cette phrase qui signifie « je devrais garder mes distances (de militante pour la cause indigène, de fille d’immigrés qui veut s’émanciper) mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la tendresse pour les beaufs. Je ne peux pas m’en empêcher parce qu’au fond on est de la même famille. On est des opprimés » est un gimmick. Un gimmick politicien. Je croirais entendre Mélenchon, Ruffin, tiens : Roussel. Et je ne cite que les politiques (qui se disent) de gauche. Cette déclaration faite la main sur le coeur a pour but de susciter l’adhésion. Contrairement à tous les autres je ressens de l’empathie. Votez pour moi.
Je ne dis pas que l’autrice ici n’est pas sincère, et franchement, on s’en fout. Elle l’est sûrement d’ailleurs. Ce qui m’interroge, c’est : pourquoi une phrase pareille a-t-elle été écrite ? Publiée ? Quelle est sa finalité ? L’expression de la lucidité jusqu’au bout des doigts ou bien le gain de sympathie ? Parce qu’il faut choisir. Ça ne peut pas être les deux, en vertu de la loi d’incompatibilité entre littérature et militance à laquelle nous croyons tous les deux. Alors, certes, on peut découper ces lignes et regarder ce qui les rend si fortes (elles le sont, surtout la deuxième partie – « reliquat de larbinisme tapi au fond de moi » c’est magnifique, les termes employés, totalement inattendus, le rythme, les assonances et allitérations, etc – tout ça tu connais). Mais au bout du bout, elles le sont tout comme l’était l’envolée dans le Média sur les femmes du quartier. Ça c’est ma thèse. À la fin il faut choisir. Littérature ou militance.
Axer l’interprétation sur une hypothétique confidence de l’autrice, voilà ce que j’appelle « épuration du propos ». Je sais que le caractère immédiatement politique de cette phrase t’apparaît. Mais en saluant dans le mouvement d’introspection le « sel » littéraire, on manque je crois sa visée véritable, politicienne. Car ça, c’est encore un autre degré. Le couvercle sur la marmite qui fait mijoter l’ensemble. Le potentiel littéraire dans le texte de Bouteldja existe sans doute, mais je maintiens qu’il faut le laisser à sa juste place, tapi au fond d’elle (!). Au dessus il y a toujours le couvercle. L’intention de rassembler autour d’elle (ou, selon l’expression consacrée, celle de « continuer le combat »).
Si bien que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une hypothèse, une tentative intellectuelle, une auto-analyse psychologique et vaguement intimiste lancée au détour d’un mot d’ordre doit, à mon sens être lu sous ce prisme. Question de cohésion. Mélenchon mangeant du quinoa chez Gala était un coup d’essai ; les phrases un peu provoc de Bouteldja également. Si l’on doit aimer cette femme, c’est donc pour ce qu’elle est : une femme politique. En ce qui me concerne pas vraiment pour ses propositions politiques, pour le moment, malgré certains éléments d’analyse qu’on n’entend jamais et qui me plaisent, elles ne me convainquent absolument pas. Mais plutôt pour ce qui la définit le mieux et ce, d’ailleurs, qu’elle prétend bien être. C’est là qu’est sa puissance, le truc qui lui donne des ailes (et tout son charisme).
Dans ce que j’ai lu récemment, il n’y a qu’un livre qui m’a paru faire une jonction assez idéale entre littérature et militantisme. C’est l’essai de Lucbert sur les fusils rangés. Je trouve qu’elle a inventé quelque chose d’assez génial. Mais à bien y réfléchir, je me dis que c’est peut-être plus un texte littéraire qu’un véritable ouvrage militant (le travail sur la langue y est impressionnant). Ou peut-être qu’il est « juste » politique ? Cela expliquerait que j’aime infiniment moins quand elle tombe dans le militantisme, comme dans son dernier texte, minuscule au demeurant, et l’ensemble de ses billets, qui préfèrent tous la démagogie à la complexité (n’est pas Bouteldja qui veut). Il faudrait décider où se situe exactement la frontière. Je ne sais pas si c’est possible.
Il faudrait trouver les mots, les expressions, les images capables de raconter ce moment très singulier où survient un surcroît d’énergie au coeur de la fatigue. C’est vraiment compliqué à dire, ce coup de vie qui nous claque dessus. L’exercice physique est difficile, il fait mal, essort, on se croit au bord de céder (de rompre) et soudain sans prévenir, pour une raison qui échappe et n’a rien à voir avec la volonté, ou plutôt si, mais la volonté du corps, la volonté des tripes, on se met à aller plus vite – peut-être pas plus vite qu’au commencement de l’exercice, mais l’accélération, elle, est palpable et supérieure à tout autre. Comme si une main par devers soi avait jeté une grosse pelletée de charbon dans la gueule de la locomotive.
C’est encore plus étonnant quand la chose arrive au milieu du groupe. Parce qu’elle se produit tandis qu’on voit – sent – que tout autour est en train de ralentir. Chacun accuse le coup. Le contraste n’en est que plus saisissant – grisant. Je ne sais pas ce que c’est que cette puissance soudaine. Ce regain. D’où il vient, ce qui le déclenche, pourquoi cette fois-ci et pas toujours. Mais bon sang. Quel plaisir. Quel sentiment d’invulnérabilité au creux même de l’épuisement. Surtout : quelle récompense.
Car c’est là l’autre aspect – celui qui m’obsède désormais, non : me tient attentive. C’est le fait que j’aie trouvé, enfin, dans le sport, un lieu où le mérite existe. Où il est immédiat et permanent. Sans ambiguïté. Plus insolite encore : où la douleur autant que le bien-être sont des signes de réussite. Avant-hier, j’enchaîne les fentes, un haltère de 12 kilos à chaque main, alternées avec des séries de course à main libre, le tout pendant 12 minutes (c’est le « finisher » d’un cours de 45 minutes). Pendant le temps de course, un sentiment de très grande légèreté, inouïe, presque anormale, née du contraste avec le port des poids me pousse à sprinter. « Me pousse », c’est-à-dire que JE NE PEUX PAS NE PAS LE FAIRE. La nausée augmente un peu plus à chaque aller-retour. Je continue. Pelletée. Pelletée. Pelletée de charbon dans la gueule. Au sortir de la salle mes mains se referment avec peine (sur le parking, j’ai du mal à tenir le volant). Le lendemain, l’arrière des cuisses est plombé. Les poignets sont enflés, littéralement. Peu importe. Joie joie et rejoie.
Tout cela est réellement une satisfaction. Rien à voir avec l’activité intellectuelle, l’écriture. Lorsqu’on rédige, on espère des lecteurs. Mais les lecteurs ne perçoivent que rarement la somme de travail. Ils sont prompts aussi à critiquer. L’écriture, la critique : c’est le concours d’intelligence. C’est le débat télévisé. Seul, on ne sait même pas si on va dans le bon sens. Si on fait mieux qu’avant. Il n’y a rien à tirer de l’écriture ou si peu. Compris pas compris. Publié, pas publié. Reconnu, conspué. Critiqué adulé (mais chaque fois pour de mauvaises raisons). Médiatisé, ignoré. Le sport, lui, paie tout de suite. Il fonctionne au mérite. Je ne parle pas de la compétition, qui introduit d’autres doutes, d’autres injustices, mais bien de la pratique individuelle. Tu fais tes exercices régulièrement ? Tu y vas à fond ? Alors tu progresseras et le sentiras à chaque entraînement. Tu portes plus lourd que la veille ? Tu auras des courbatures le lendemain (et le jour suivant plus encore). Il y a des règles, les lois sont simples, des causes et des conséquences.
La question n’est pas de savoir si l’effort est agréable. Il est récompensé, et cela fait tout. Moi qui ai longtemps cru que la suite de l’école serait du même ordre – travailler avec sérieux m’ouvrirait automatiquement des portes. Depuis j’ai vécu. L’université ? Copinage. L’édition ? Copinage. La politique ? Allez vous faire foutre. J’ai vécu et j’ai fui, toujours. Le sport ? Effort -, je retrouve aujourd’hui des sensations d’enfant. Aussi inattendu que cela paraisse, ce sont mes sensations de bonne élève. D’intello. J’ai à nouveau des repères. Tout cela a du sens, m’en donne, et je déchire.