130 – éternité

Jeudi 30 décembre

Depuis plusieurs semaines me faisait de l’oeil une série documentaire sur Mohammed Ali. Elle s’est révélée assez addictive. Mais comme en ce moment je fonctionne par images, je garde pour moi les innombrables contradictions du bonhomme (ce qui ne veut à peu près rien dire) et le récit de sa fin ironico-tragique – disons : toute l’épaisseur – pour ne montrer que ceci. Parce que découvrir ce moment du combat légendaire entre Ali et Terell fut simplement extraordinaire. Et dans toute cette affaire je me souviendrai autant de mon saisissement devant l’écran que du combat lui-même.

Comment ne pas vouloir qu’une telle agilité, c’est à dire une telle présence au monde, soit éternelle ?

128 – un modèle d’écriture

Jeudi 23 décembre

Après le saut temporel d’hier, plongée rapide dans l’écriture du siècle des Lumières. J’aurais pu prendre l’abbé Prévost pour modèle, puisqu’en lisant l’article je me suis souvenue à quel point j’avais été marquée à certaine époque par Manon Lescaut puis dans sa foulée Cleveland. Ce sera pourtant Rousseau et son livre des Confessions l’un et l’autre plus connus que je citerai. Il faut voir en effet comme l’auteur passe par la négation pour mieux atteindre l’existant. Chez lui, c’est le détour qui permet de toucher le plus sûrement sa cible. Cela donne une voix qui nuance et ce faisant, avance, pour à la fin affirmer en niant tout le reste. Ainsi approche-t-on, pas à pas, de la justesse (plus exactement : l’expression juste du sentiment). Rousseau est toujours subtile, non d’une subtilité un peu oiseuse, qui se gargariserait des mots qu’elle utilise mais au contraire vise et fait mouche.

Livre premier (1712 – 1728)

« Nous fûmes mis ensemble à Bossey en pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation (a). Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine, et me ramenèrent à l’état d’enfant. A Genève, où l’on ne m’imposait rien, j’aimais l’application, la lecture; c’était presque mon seul amusement. A Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui servaient de relâche (b). La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que, malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine, et n’en ai rien oublié.« 

Il s’opère comme une accumulation de savoirs/sensations telle que peu importeraient presque ce qui est et n’est pas : seule la somme compte véritablement, c’est elle qui s’avère moyen de connaissance. Ainsi, (a) qui additionne des éléments entièrement positifs (latin + menu fatras = éducation) et (b) qui s’avère plus complexe (le jeu n’est ni l’application, ni la lecture, ni le travail et pourtant il est un « amusement » qui n’existerait pas sans eux) finissent par agir de manière très similaire sur notre compréhension. Quelque part, a et b obéissent à une structure commune.

Inutile de préciser (!) que je me reconnais une très grande familiarité avec cette manière de penser ; et c’est ce procédé de soustraction/addition que j’aime le plus chez Rousseau. Il l’a poussé à sa plus belle expression.

Et sinon, à garder dans un coin de cerveau, ce passage du même livre, non tant pour l’usage quoique toujours remarquable de la négation, mais plus encore pour l’humour de l’adresse :

« Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire. Que n’osé-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle ! cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plaisir. Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute. »

126 – sensualisme

Mardi 21 décembre

Je relis le début de mon roman, ce qui commence à tenir un peu, et remarque avec étonnement que je suis en train de tomber dans une sorte de sensualisme. Évidemment je me raconte qu’il y a là un truc à creuser, que j’invente quelque chose (il faut au moins ce genre de croyances pour rester des heures sur un texte qui résiste toujours). Curieuse tout de même, je cherche à droite à gauche. Et je découvre au détour de ce très bon article ce que j’avais oublié : la puissance de la littérature du XVIIIème siècle ; la place qu’elle a donnée aux sensations, ce qu’elle a fait du mouvement.

124 – fit

Dimanche 19 décembre

Il faudra que j’écrive sur cette catégorie particulière de l’humanité que sont les femmes qui font de la musculation. Je ne parle pas de celles qui font des concours, je n’en connais pas. Je parle de celles que je croise et qui semblent se tenir loin des podiums. Elles ont toutes un mode d’être au monde commun, mais difficile à identifier et plus encore à décrire.

Il ne s’agit pas seulement de la revendication évidente parce qu’immédiatement visible d’une supposée « part masculine » – lieu où peu de femmes osent aller par peur de ne plus plaire. Au contraire il y a quelque chose de tacite. Un parcours qui ne se dit pas. Comme un secret à l’origine de ce travail acharné sur soi. Pas forcément un traumatisme, ce serait trop simple et trop con, mais quelque chose qui reste inaccessible aux mots.

Et plus ce secret est intime, plus la jubilation de la transformation et la joie de se sentir puissante éclatent aux yeux de ceux qui les observent. Mais encore une fois, tout se passe dans le silence. Ce silence est très touchant. Les gens qui agissent sans passer par les mots ont mon admiration. Le silence est le signe d’une grande force (celui qui se tait se fiche de partager – il est indifférent aux autres – s’est débarrassé de toute séduction – n’agit que pour lui-même). Le silence est toujours d’or. Or les body-buildeuses ne parlent pas de leur corps. Pourtant elles ne sont plus que lui, je veux dire celui qu’elles ont forgé.

Elles sont devenues l’expression libre et muette de leur intimité.

123 – bâillement

Vendredi 17 décembre

Il serait bon qu’un jour (un jour avant par exemple avril 2022), au lieu de relayer les innombrables appels inutiles à l’union de la gauche, un journaliste – un seul ferait mon bonheur – explique que :

– l’enjeu des candidats dits de gauche à l’élection présidentielle n’est pas d’être élus président de la république mais de préparer la suite : devenir le meilleur futur opposant, placer ses futurs députés et le devenir lui-même (national ou européen, on prendra ce qui viendra), asseoir son pouvoir au sein du parti, avoir le droit de passer un peu plus que les autres à la télévision pendant les 8 prochains mois et gagner des abonnés sur Tiktok (le Graal) ;

– dans cette perspective, il est absolument normal que chacun reste dans son couloir ;

– et donc, risquer de disparaître prématurément à l’issue d’une primaire n’a tout simplement aucun sens.

Bref, qu’il fasse un peu d’analyse politique et moins de feuilletonnade. On peut rêver.

121

Dimanche 12 décembre

Avant d’être son amoureux j’avais été son patient. Du jour au lendemain j’avais ressenti de vives douleurs entre la clavicule gauche et la base du cou. Elles me ravageaient en un instant, tels des obus venant crever la terre. Parfois au milieu du jour, parfois – et c’était alors plus simple, la perspective de ruine que serait ma journée ne me laissant dans ce cas aucun vain espoir -, au saut du lit. Au travail je dus me porter pâle plusieurs jours d’affilée. Revenais quelques temps. Puis le cycle de douleur reprenait. Pendant quelques semaines je jonglai tant bien que mal en rattrapant à la maison le retard pris au bureau. À ce rythme très vite je n’eus plus de vie mais faisais semblant de la maintenir à flot. C’est étrange de tenter de sauver les apparences. D’empêcher de sombrer ce qui n’existe déjà plus. Cela revient à effectuer des gestes. Pas davantage, mais l’effort est immense. À agir en pantin. Ne plus penser ni ne rien faire qui puisse mettre à mal le principe d’inertie sur lequel tout repose. Alors faire le dos rond serrer les dents croiser les doigts mais pas trop fort pour toujours assurer une certaine fluidité de la circulation sanguine. Surtout pour que ça passe. Car avant tout laisser, laisser tout laisser faire que tout glisse. Et tout à sa tâche essayer à la fois de délier l’imbroglio de chair, de muscles et de fibres sous la peau fixé à l’omoplate. Contractée malgré soi par des décharges électriques. Brèves. Vives. Fulgurantes. Une torture. Délacer, gentiment, que ça saute, calmement, exécution. Dans l’objectif. Dans l’objectif de. Dans l’objectif de faciliter. Dans l’objectif de faciliter le passage douleur-travail. Surfer de la souffrance à la concentration. Cou – pointe de l’os – vice-versa. En bon automate mis sur ressorts, tout ce qui comptait vraiment pour moi à cette époque fut de sauvegarder mon activité professionnelle. Je pense que beaucoup auraient réagi ainsi. Il faut croire qu’aller au turbin est la seule mesure de la capacité – du droit – des hommes à vivre parmi leurs semblables. Si bien que pour être tout à fait honnêtes nous devrions dire « quand le travail va, tout va ». Ou plus exactement : « quand la santé permet de travailler tout va ». Ou bien encore : « quand le travail-c’est-la-santé va tout va ».

Malgré tous mes aménagements les poussées déchirantes finirent par se rapprocher à un point tel qu’il me devint impossible de rattraper les heures de travail manquées. C’est là que je me résolus à aller voir un médecin. Je ressentais une grande honte à déclarer forfait devant l’assaut répété du corps. C’était la première fois que je flanchais. Mais je me sentais flancher pour de bon. Il faut dire à ma décharge. J’avais quelques raisons de ployer sous le fardeau. C’est qu’il m’en faut beaucoup. En général je ne pose pas problème. Je suis un homme discret. J’ai su trouver ma place dans la société. Je comptais m’y tenir. On me dit conciliant. Et en effet je m’adapte à des attentes variées. Dans le monde social comme le professionnel je me plie sans broncher aux exigences de toutes sortes. Je peux agir froidement là où beaucoup s’affolent. Prendre mes responsabilités. Être aimable malgré ma rancœur, c’est-à-dire la cacher. À l’inverse me montrer dur même sans ressentiment si la situation l’exige. Rester stoïque devant l’incompétence ou bien taper du poing. Indifféremment. Voire alterner : jouer avec les nerfs de l’interlocuteur s’avère souvent payant. Je sais faire ce qu’il faut. N’ai aucun tabou. Peu de moralité. Cependant. Une chose pourrait me faire perdre mon sang-froid. Me rendre et pourquoi pas violent. Cette chose est l’accumulation de tâches insipides – la succession des obligations absurdes – le tunnel – comme il m’arrive encore de devoir en traverser par période – et Dieu soit loué par période seulement – malgré tous les efforts que j’ai faits pour me fabriquer sans relâche une vie la moins contraignante possible. Cette chose est le bain bouillonnant d’urgence et de l’ennui. L’inanité pressante me brûle de l’intérieur tel l’enfer sous la terre. Or ces périodes existent. Elles sont incompressibles. Elles finiront par avoir ma peau.

Dans ces circonstances j’avais trouvé un recours qui agit longtemps comme une consolation : je déjouais le déroulement attendu des tâches. En invertissais l’enchaînement. J’y mis finalement autant d’énergie qu’à effectuer lesdites. Ainsi je trompais mon monde en opérant en permanence de légères distorsions. Quelle sensation de liberté, fugace et délicieuse ! J’appelais le percepteur dans les embouteillages. Faisais réparer la fuite dans la salle de bain à la caisse du supermarché. Effectuais mes achats de Noël au bureau. Écrivais mes cartes de vœux pendant les réunions de mes fins de journée. Terminais le traitement d’un dossier sous la couette tout en matant des films. Que faire d’autre ? Jusque-là ces petits arrangements avaient suffi et les périodes de tension étaient assez courtes pour que je m’en sorte avec tout au plus une vague mauvaise humeur quand je me trouvais dehors et une envie nocturne de me tirer une balle. Puis, avec le retour à la normale, tous ces tourments tombaient aux oubliettes. La douleur s’efface de la mémoire dès lors que disparaît sa cause. Finies alors l’angoisse, la morosité, les pulsions et la hargne. Je retrouvais ma bonhomie jusqu’à la fois prochaine.

Mais la perversité de notre condition tient à ce que faire à l’envers est faire tout de même. On a beau mettre en place des mécanismes de confort – ou de survie – de quelque chose entre le confort et la survie – de conservation de l’être, on n’est jamais tout à fait sauf. Le sentiment d’affranchissement reste dérisoire. Illusion, même. Et arrive un moment où l’on ne sait plus vraiment si en opérant une subversion farouche des contraintes l’on n’est pas en réalité en train de s’en rendre plus esclave encore. D’une façon ou d’une autre, chaque moment est dévoué à l’action. Il faut se rendre à l’évidence. À la fin c’est bien l’efficacité qui prime. Qui gagne. Les missions ont toutes été accomplies. On a bouclé le dossier dans les délais. Le neveu a sauté de joie en découvrant la dernière console qu’on lui a dégotée (mais comment a-t-on fait ? elle était pourtant en rupture de stock depuis des semaines). Le client est satisfait. L’assurance a couvert les frais dus au dégât des eaux chez les voisins du dessous. On est salué pour son sérieux. On a évité la majoration d’impôt. Et l’on tombe malade. Y a-t-il d’autre choix ? Quelle est l’alternative ? On peut toujours s’échiner à changer d’habillage la déferlante d’obligations inhérentes à l’organisation en collectivité, elles n’en resteront pas moins fades à crever. Lorsque je me suis décidé à consulter, j’étais juste dans l’œil du cyclone depuis un peu plus longtemps que d’habitude. Oh pas grand-chose. Deux ou trois semaines de plus que les temps de rush ordinaires voilà tout. Mais il faut croire que ces quelques jours étaient de trop. J’en avais plein le dos, comment le dire autrement ? Il faut bien accepter le réel comme il nous tombe dessus. Le docteur me reçut. M’examina sans me toucher. Prescrivit des cachets. Griffonna une lettre. M’envoya vers une collègue. Une spécialiste me dit-il. Élodie.