335 – digital (bon d’achat)

J’ai essayé d’ajouter le code lors de l’achat de billets. Il s’est avéré que ce code ne fonctionne que sur certains trains – pas sur ceux avec lesquels je souhaitais voyager (un TGV et deux TER), ni si l’on effectue un aller-retour. Autant de manières de rendre le remboursement impossible. À terme, si ce remboursement n’est pas effectué par virement, il y a toutes les chances pour que je n’en bénéficie pas du tout. 

À l’évidence, il s’agit là d’un remboursement de façade. 

Pour information, c’est un conseiller clientèle qui m’a indiqué que je pouvais demander un remboursement par virement plutôt qu’un bon d’achat digital. Visiblement les informations divergent d’un service à l’autre. À moins que le conseiller en question m’ait proposé ce semblant de solution afin de récolter une bonne note à la fin de notre échange téléphonique, puisque toute interaction humaine au sein de votre entreprise semble désormais se solder par une évaluation. 

La prochaine fois que j’aurai l’occasion de prendre le train, je ferai autrement. Ce sera la meilleure façon de me rembourser ces malheureux 13 euros.  

Cordialement,

M. A. 

334 – méchants loups

Samedi 3 juin

Hier matin, en plein cours, sans crier gare s’impose l’idée que je n’écrirai plus. Que la création littéraire est définitivement sortie de ma vie. Ce qui est frappant n’est pas tant cette pensée – révélant probablement davantage une angoisse qu’une quelconque capacité à voir le futur – que la sensation d’écroulement qui a accompagné – devancé même de quelques nano-secondes – une certitude aussi claire. J’ai senti quelque chose en moi s’affaisser. Comme le ferait la structure d’un bâtiment, emportée sous une coulée de boue. Il m’a fallu lutter pour ne pas pleurer – les élèves, heureusement, demandent une attention telle que j’ai pu m’extraire de la vision assez vite. N’empêche, la douleur était là, bien présente. Jamais je n’ai ce genre de désespoir. Jamais je ne me retrouve ainsi prise à la gorge. Jusqu’ici j’ai toujours joué sur un terrain conquis, le mien, gouverné par mes propres lois, toutes d’une réconfortante stabilité. J’ai toujours écrit comme – c’est-à-dire quand et parce que – je le décidais. J’ai alors joué avec le temps, soutenue par une confiance totale dans le fait que je me remettrais tôt ou tard au travail. Mais soudain voilà que je baisse le regard et aperçois qu’il n’y a plus rien sous mes pieds. Le sol s’est dérobé avant même mon passage. Je suis le loup de Tex Avery.

Que serait ma vie si je n’y trouvais plus d’énergie pour écrire ? Que serait une existence sans la croyance que tout ce travail vaut la peine d’être fait ? Plus exactement, ce matin-là c’est en moi-même que je me quitte. Comme si sous l’ecroulement se jouait sous mes côtes. Là, les intestins disparaissent écrasés par de grosses pierres. Tel plutôt donc, le loup du Petit chaperon rouge puni pendant sa sieste (puni de s’être endormi) : à la fois évidé et lourd d’un poids inutile. J’ai soif. Dans le conte, la pauvre bête se réveille, le gosier atrocement desséché. Je cours dans tous les sens. Le loup part à la rivière, se penche ; il y tombe et se noie.

331 – sur une petite estrade

Dimanche 30 avril

La première fois que j’ai posé pour un atelier de modèle vivant j’avais 21 ans et je me suis dit : qu’est-ce que je fais là ? J’avais envie d’essayer depuis plusieurs années, c’est une amie, qui posait depuis plus de dix ans, qui m’a convaincue de sauter le pas. Elle savait que ça me plairait. Mais j’avais un peu peur de me lancer parce que je pensais que les modèles étaient uniquement des femmes grandes et minces. Alors que je suis petite et grosse.Ma première fois, c’était donc en 2020, à Gentilly (Val-de-Marne), en banlieue parisienne, dans l’atelier d’un couple très gentil. Il y avait des sculptures et des dessins partout dans la salle. La lumière entrait par une baie vitrée fumée. Je me suis changée dans un espace réservé au modèle, derrière un rideau. Puis, je me suis installée au milieu de la pièce, sur une petite estrade recouverte d’un drap blanc. Les élèves se sont installés en cercle autour de moi et j’ai commencé à poser.

Les participants étaient tous très différents : une dame frêle avec un fort accent et qui portait des vêtements de couleurs, un homme avec un blouson en cuir et tatoué sur tout le corps, une jeune femme très timide qui ne voulait pas montrer ses dessins… A la fin du cours, les organisateurs de l’atelier m’ont dit que mes poses se ressemblaient trop. J’étais restée debout pendant toute la séance, alors que d’habitude le modèle s’allonge, s’assoit ou s’appuie sur un objet. Pour m’inspirer, ils m’ont donné un cahier avec des exemples de poses.

Sur le moment, j’ai eu un peu honte. Mais les élèves savaient que je débutais et ce n’était pas un problème pour eux. J’ai senti que j’avais le droit d’apprendre et de ne pas tout savoir dès mon arrivée, que j’allais prendre le temps. En sortant du cours, j’étais très heureuse, j’ai appelé mon amie et je lui ai dit : « Je veux faire ça toute ma vie ! »

Peignoir, paire de tongs et bouteille d’eau

Au fil des mois, je me suis constitué un carnet d’adresses. Les salles dans lesquelles je pose sont toutes très différentes : c’est aussi ce qui fait le charme du modèle vivant. Dans une église désacralisée, aux Beaux-Arts de Paris, dans un sous-sol blafard, chez des particuliers… Il n’y a pas vraiment de règle. Seule constante : le modèle se tient sur une petite estrade. J’arrive en général cinq à dix minutes avant le cours, pour avoir le temps de me changer. Dans mon sac, trois indispensables : un peignoir, une paire de tongs et une bouteille d’eau. Une fois déshabillée, j’attends les élèves en peignoir dans la salle de dessin.Ce qui me plaît, au départ, dans le modèle vivant, c’est l’adrénaline. Je me trouve jolie, les élèves me disent que je suis belle, ça me fait souvent ma journée. J’aime bien que les dessins soient ressemblants : je regarde si les proportions sont bonnes, si je me reconnais. Avec le recul, je comprends que c’est très narcissique.

Un jour, un élève me montre son travail : il m’a représentée sous la forme d’une grosse madone rose. C’est très naïf, roudoudou, barbe à papa. Je ne suis pas du tout à mon avantage mais j’adore ! Ça me touche de voir comment il a traduit en toile ce qu’il a perçu de moi. Une autre fois, un élève dessine toutes les poses de la séance sur la même feuille. Autour des silhouettes, il a ajouté des sortes de murailles, des dinosaures, des dragons. J’ai l’impression d’être une déesse de la mort et de la violence !

En regardant leurs dessins, je me suis dit : tu ne sais pas voir. Si Claude Monet était dans la salle, je ne m’en rendrais même pas compte. Avoir un regard artistique, ça s’apprend, comme on apprend à écrire, à lire ou à marcher. J’ai compris que je ne savais pas ce qu’était la beauté. Je ne le sais toujours pas. Mais ma vision du beau a longtemps été très stéréotypée, froide, mathématique. Quand on fait du modèle vivant, il faut toujours s’adapter à son auditoire. Une pose qui marche très bien dans un atelier va faire un flop dans un autre. Lorsque les élèves viennent à un atelier, ils veulent améliorer leur trait de crayon, trouver de nouvelles idées pour leurs tableaux. En tant que modèle, par les mouvements que tu fais, les expressions de visage que tu prends, tu les aides à progresser.

Le fait d’être belle n’est vraiment pas la question. L’une de mes amies modèle était très complexée par la bosse sur son nez. Mais les gens adorent cette singularité et elle est très souvent appelée pour faire du portrait. Dans le regard des participants, on est jamais trop ou pas assez quelque chose. D’autant que chaque modèle adopte des poses différentes. Par exemple, moi, je tiens plus facilement des poses bras en l’air parce que le haut de mon corps est très musclé.Avant de devenir modèle vivant, je voulais guérir ce besoin de me sentir belle et irrésistible. Je ne me trouvais pas laide mais je me sentais grosse. J’avais l’impression que ma valeur était liée à mon apparence.

Après plusieurs années à poser nue, je me dis : je suis grosse et c’est comme ça que j’aime mon corps. Le problème, c’est la manière dont il est perçu dans l’espace public. Alors que dans les ateliers, il est très bien accueilli. Maintenant, je ne pose plus pour me trouver jolie. Mon regard se transforme. Et j’y gagne aussi ma vie !

Aujourd’hui, je pose en moyenne six fois par semaine pour des ateliers de gravure, de dessin ou de sculpture. Parfois pendant une journée entière. Je suis payée entre 20 et 35 euros de l’heure, tout dépend du lieu où je travaille.En tant que comédienne aussi, le modèle vivant m’a beaucoup aidée. J’ai appris à gérer mon corps dans l’espace. Lorsque je recroqueville mon petit doigt pendant quarante-cinq minutes, j’ai une sensation très désagréable à la fin de la pose. Ça développe une connaissance et une écoute de son corps très intéressante. Ça permet de savoir comment l’utiliser pour transmettre une émotion. Quand je joue au théâtre, je ressens beaucoup mieux l’énergie de mes camarades et je trouve ma place plus facilement. On dit aussi souvent qu’on reconnaît un bon comédien à ses silences plutôt qu’à sa parole. Mon corps est un outil. Grâce au modèle vivant, je me sens en union avec lui. Je suis en paix avec ce que je ressens et l’image qu’il renvoie. Ma nudité, c’est mon vêtement préféré.

Juliette Pommier (Le monde)

329 – tacite

Jeudi 20 avril

Ce matin une déconvenue. Un revers, faudrait-il écrire.

Courir. C’est la seule solution qui se présente : je dois laisser quelques temps le haut du corps au repos car depuis quelques semaines, mes épaules s’épaississent à vue d’oeil, tandis que les hanches fondent dangereusement. On en rigole mais tout de même.

Un revers, donc, m’arrive au matin. Je pars en catastrophe, sur la route déserte enrage par éclats. Comme giboulées. M’en vais d’urgence à la salle. M’apercevant débouler, la prof qui sent tout me salue aussi rapidement qu’elle s’éloigne – cad me laisse seule, mais également évite ma présence. L’accord est, comme souvent ici, précieusement tacite.

Je courrai, musique aux oreilles, 7,8 km en sprints alternés (jamais ne serai allée aussi vite) – 700 kcal. C’est la machine qui le dit. Par précaution un peu irrationnelle me retiendrai pendant toute la course de m’essouffler. Au retour la colère est toujours présente. Elle est là mais comme mise sous scellé. Je la constate, elle se tient, elle n’est plus douloureuse.

Reviendra cependant. Le soir, 40 minutes de yoga supplémentaires s’imposent. Cela fait beaucoup. Beaucoup de temps en tout. Mais au moins avec les autres je me montre simplement d’humeur neutre aujourd’hui. Même pas bougonne. Aurai juste passé une dizaine d’heures légèrement en retrait.

328 – shlut

Mercredi 19 avril

Ride, baby, ride

I’m bugging over you looking down

Hold tight, say you won’t let go

Stay the night and we can lay low

I can’t deal with the thought of you leavin’Me

left staring at the ceiling solo

I do better with you on my team and

Stay the night and we can lay low

Woke up feelin’ like a slut, yeah, I like that

Hit a couple guys, they concur, I’m a bad bitch

Low down, dirty when I like and I like it, yeah

Tell you what I want, I better find you here

Ready and waiting and willing to keep me

Entertained, twice nightly, weekly

Body right, pussy tight, you can try that easy

Never mind I’m fuckin’ with myself

Ride, baby, ride

I’m bugging over you looking down

Hold tight, say you won’t let go

Stay the night and we can lay low

I can’t deal with the thought of you leavin’Me

left staring at the ceiling solo

I do better with you on my team and

Stay the night and we can lay low

Yeah, it’s you that I’m thinking of when I’m feelin’ hot

Your voice drippin’ like honey straight from the honey pot

Don’t stop running on my mind, I can’t get enough

Is it so bad to just like to be touched?

Wanted, ravished, mauled, adored

Clothes stripped, laying naked but I’m caged in your arms

I’m a bad girl but I don’t know what for

When it feels so good I’m a do what I want

I wish I were you just to get a piece of me

Sex therapy, I can come if you wanna hit repeat

Nympho, yeah, boy, you know I never miss a beat

Get to know every inch, study my philosophy

Yeah, I know every time I leave you’re looking to ki

I can’t take the high sensitivity

I can’t take the high sensitivity

I can’t take the high sensitivity

I can’t deal with the thought of you leavin’Me

left staring at the ceiling solo

I do better with you on my team and

Stay the night and we can lay low

326 – bleu

Jeudi 13 avril

Une femme normale, encore quarantenaire, portant des robes colorées. Il fait chaud, on est en été ou pas loin, les tissus sont légers. Talons compensés, haut des cuisses épaissi par un peu de cellulite. Sur l’une d’elles, côté droit : un bleu. Un bleu entièrement déterminé. Irrémédiable même : un bleu féminin. Dû, le savons-nous dès notre puberté parce qu’on nous l’a dès lors répété comme un refrain, à la mauvaise circulation du sang. Variante : à la rétention d’eau. Le bleu de cuisse est toujours perçu pour les femmes comme un défaut naturel, une sorte de plaie immuable, propre à sa condition. Un défaut que la réalisatrice/actrice semble étrangement arborer plan après plan comme une coquetterie. Ou plutôt : non sans malice, et peut-être fierté. (Voyages en Italie, de Sophie Letourneur)