327 – l’orgueil

Lundi 17 avril

« – Ah non, les robes brodées à la main c’est fini : tu me donneras une machine à coudre et une à broder.

La population âgée des camps était misérable, elle le fut peut-être aussi en Palestine mais la nostalgie y fonctionnait d’une façon magique. Elle risque de rester prisonnière des charmes malheureux des camps. II n’est pas sûr que cette fraction palestinienne les quitte avec regret. C’est en ce sens qu’un extrême dénuement est passéiste. L’homme qui l’aura connu, en même temps que l’amertume aura connu une joie extrême, solitaire, non communicable. Les camps de Jordanie, accrochés à des pentes pierreuses sont nus, mais à leur périphérie il y a des nudités plus désolées : baraquements, tentes trouées, habitées de familles dont l’orgueil est lumineux. C’est ne rien comprendre au coeur humain que nier que des hommes peuvent s’attacher et s’enorgueillir de misères visibles et cet orgueil est possible car la misère visible a pour contrepoids une gloire cachée.

[…]

C’est sur les montagnes d’Ajloun, de Sait et d’Irbid, sur les forêts elles-mêmes que s’était déposée toute la sensualité libérée par la révolte et les fusils, n’oublions pas les fusils : cela suffisait, chacun était comblé. Les feddayin sans s’en rendre compte – est-ce vrai ? – mettaient au point une beauté neuve : la vivacité des gestes et leur lassitude visible, la rapidité de l’oeil et sa brillance, le timbre de la voix plus claire s’alliaient à la promptitude de la réplique et à sa brièveté. A sa précision aussi. Les phrases longues, la rhétorique savante et volubile, ils les avaient tuées. »(Jean Genet, Quatre heures à Chatila)

323 – résolution1

Mardi 28 mars

C’est toujours amusant de constater comment ce qui représentait pendant des semaines entières un problème, un sujet sur lequel on bute irrémédiablement, peut se dénouer d’une façon aussi soudaine que spontanée. La nature même du problème s’est effacée, évanouie comme par enchantement et sans qu’on ait l’impression d’avoir rien fait de sérieux pour y parvenir, tout cela dans un temps indéfini ou que l’on serait du moins bien incapable de circonscrire – Quoi ? Entre la nuit de lundi et la matinée de mercredi ? hier de 16h à 17h34 ? Plus encore : ce qui paraissait un nœud impossible à défaire, que l’on avait déjà mis tant de temps à formuler à cause de son caractère précisément – et apparemment, apparemment seulement – inextricable devient la solution même. L’élément nouveau qui nous fera avancer, celui qui nous permettra une évolution favorable. Le désespoir et la contrainte font alors place à un sentiment de légèreté. Bon sang, que faut-il faire ? Mais enfin, c’est l’évidence même !

Le blog si présent va se poursuivre, aussi éclectique qu’avant, pour retranscrire mes impressions et mes analyses, mes questionnements et mes réflexions sur l’art – des œuvres, des objets – et sur le corps. Les descriptions plus spécifiquement physiques seront finalement autant de brouillons d’écriture, de réserves pour la suite, car je sais désormais quelle expérience (d’écriture et de lecture) je veux tenter. Mais pour cela je dois m’entraîner.

Je vais reprendre mon roman en cours, que je trouvais trop classique dans sa forme. Il me faut tout revoir sous le prisme corporel. Soulagement, joie et hâte de voir ce que cela pourrait donner.

321 – les vivants des morts

Samedi 25 mars

Me vient la question de la biographie des auteurs. Je ne pense pas tant à la question de leurs opinions, qu’on partagera ou non, qu’à celle de leurs actes, qu’on ne peut que prendre tels quels, comme des événements, mais auxquels chacun donnera plus ou moins d’importance. Sur ce sujet, difficile de ne pas distinguer les vivants des morts.

Savoir que Rousseau a abandonné sa femme avec leurs cinq enfants ne m’empêche pas de lire ses Confessions avec enthousiasme. Pourtant, quand on y pense, elle a dû avoir une vie bien sympa, bien facile, sa femme (lerci Jean-Jacques). Idem pour Rimbaud. Je clame à qui veut l’entendre mon amour pour sa poésie, sans vraiment intégrer le fait que cet anarchiste, fervent soutien des communards et épris de liberté, est tout de même parti en Afrique vendre des défenses d’éléphants et, à l’occasion, faire du trafic d’armes. Ou encore qu’il s’est procuré deux esclaves – esclaves – noirs dans les dernières années de sa vie. Comment cela, comment cette indifférence est-elle possible ?

Je néchappe pas à la règle : on a tendance à placer les morts dans une sphère « stérile », propre et bien nette. Où les taches n’en sont plus. Une zone où la morale n’existe pas vraiment. Comme j’ai grandi en apprenant à vénérer des livres sans me soucier des actes de leurs auteurs, je peux aussi séparer son œuvre de l’homme contemporain. Et cela m’arrive. Mais malgré tout, certains faits, comme ceux que j’ai évoqués, freineraient mon élan si j’apprenais qu’ils concernent des auteurs d’aujourd’hui. Parce que ce n’est plus seulement une question d’art, mais de vie, de ce qu’on cautionne ou pas : de la part de gens qui existent là, maintenant. 

Je ne sais pas ce qui est le plus juste.

320 – griffon

Dimanche 19 mars

Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.

Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…

De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.

La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.

(Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, janvier 1852)

Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.

Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).

Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :

Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.

Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.

Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.

Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.

Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.

Quels extraits plaisants voire davantage :

p. 34 et 35

p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.

p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]

p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.

p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.

p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.

p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.

p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.

p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence

/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.

p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.

Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.

p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.

p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.

p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.

319 – forme (la grande)

Samedi 18 mars

Il aura suffit de peu de choses pour que mes intentions se clarifient. Le chemin est encore vaste à accomplir mais au moins, il ne se fera pas dans un brouillard épais. Peu de choses, à savoir : deux phrases entendues, une écrite. Je raconterai les premières. Cette semaine mon portable sonne tard, alors que je suis, un peu par hasard, dans mon jardin sous les constellations – un beau moment. C’est une amie dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis trois ans. Elle me raconte, entre mille autres anecdotes, les râles de son mari au moment de sa mort. J’apprends quelque chose. Les romans du XIXème siècle ne mentaient pas. L’agonie s’accompagne de râles. Or j’avais toujours pensé que ce détail, très marquant, n’avait pour unique but que de marquer. Emma vomissant son cyanure. Thérèse payant son crime, Goriot sa gentillesse. Je pensais qu’alors tout était feinte. Non non Flaubert et ses copains disaient vrai. Incroyable. Le récit qui m’est fait ici n’a rien de sinistre – mon amie est d’une gaîté rieuse, presque primesautière, à toute épreuve. Cependant au détour d’un mot je perçois une brisure. Soudain fendillée, la puissance de cette parole se libère et m’émeut. Et je pense :

Le corps, décidément. Car il n’y a que lui.

Assez vite (le lendemain) me vient le lien avec mes billets récents, et de plus en plus fréquents, sur le sport – billets que je fais toujours un peu contre moi, puisqu’ils ne faisaient pas partie du projet à l’origine de Sarga. Avec également l’espèce de dilemme qui se pose depuis quelques temps en des termes imprévus. L’écriture ou l’entraînement. Alors que jusqu’à maintenant, les directions et les bifurcations s’étaient d’elles-mêmes toujours imposées à moi, pour la première fois me semble-t-il, j’ai l’impression de devoir faire un choix. Ce n’est pas une sensation agréable. Elle n’est pas dans mon tempérament. Mais de toute évidence il y a nécessité. Tout d’abord parce que je n’ai matériellement plus le temps de faire les deux. Souvent je rentre essorée par une ou deux heures d’exercices, heureuse certes mais flottante, et incapable seulement de regarder un film en entier, que dis-je ?, un documentaire sur les pharaons d’Egypte au format « jeune public ». Ma consommation d’objets culturels est réduite à peau de chagrin. Je perds le fil de mes romans (ceux que je lis, celui que j’écris). Le temps, l’énergie. La base.

Pourtant – et c’est là la deuxième cause du dilemme – je n’éprouve aucun manque. Tout va pour le mieux, les cellules fouettées par l’exercice et le sang que l’apport d’oxygène revigore chaque jour m’accaparent entièrement. Je les observe agir en moi, non : je les observe m’agir avec une fascination de nouveau-né. Ainsi, mon attention se porte-t-elle à présent sur les sensations et les changements physiques. Voilà tout. Ce n’est pas rien. C’est même prenant. Je ne reviendrai pas en arrière.

Un dessein advient donc peu à peu. Littéraire. Ce faisant il dissoudra, je l’espère, le dilemme. Je devrai désormais écrire sur, par et depuis le corps. Tisser un long témoignage, incessant. Evoquer bien sûr celui des autres aussi. Il faudra faire alors de ces corps vécus des corps écrits ; et pour cela transformer le mien en oeil-ma-bouche ; en faire le prisme de ce qui m’entoure comme de ce qui m’habite. Il faudra que je voie et parle à travers lui, et non plus l’inverse. Cela signifie : rédiger souvent, à rythme du moins régulier, afin de rendre le rapport minutieux de son évolution, peut-être et pourquoi pas – quoique tout de même j’aille là un peu vite en besogne – jusqu’à l’heure ultime (celle du râle).

Une difficulté cependant se présente : si je veux tout écrire, c’est-à-dire sans ambages, il s’agit d’éviter absolument de tomber dans le journal intime. Car ce n’est pas tant le sujet qui compte (je veux dire : moi en tant que sujet), que la chair et ses modifications. Ses états comme ses interactions avec l’environnement. En un mot (trois), la mécanique magique. Ici subsiste un nœud de taille. Je voudrais m’observer certes, mais en évacuant ce qui fait de moi une individualité.

Je pourrais dire : il reste encore à donner au récit sa forme.

Ça c’est pour le ton primesautier sur fond d’orage.

308 – vertige

Mercredi 15 février

Commandé le dernier essai de Camille de Toledo : une Histoire du vertige.

J’ai toujours senti une grande réciprocité avec cet auteur. Et l’arrivée de ce texte, dont la thématique se rapproche de mes problématiques jusqu’au vertige me confirme dans l’idée que la perte d’identité, non : son désir, comme salut, 1) va de paire avec le fameux refus du récit et 2) trouve sa source dans l’expérience autobiographique. La perte insensée de la filiation – perte inattendue du père, du frère ou même des deux -, cette drôle de péripétie, il faut que les vivants – les restants – s’en débrouillent. Il leur faut porter cette perte, ou plutôt composer avec. Il faut aller jusqu’à la vouloir comme on veut vivre, c’est-à-dire férocement – car la vie et la perte sont une seule et même chose, une in-différence. C’est cela : il faut désirer jusqu’à l’in-différence, et pour se faire, pas d’histoires. Mais le vide. Le vide parfois. Le vide souvent. Le vide, un petit peu, mais partout où le regard se pose. Quelques touches de ravin au milieu de la danse.

Bref je me frotte les mains.

Et en attendant :

304 – fusils

Mardi 31 janvier

Très heureuse après la lecture de Personne ne sort les fusils. À cela, plusieurs raisons. La première est que je n’avais pas du tout aimé deux des autres textes de Sandra Lucbert, à savoir son précédent – la Toile – et son suivant – le Ministère des contes publics. Pas aimé : avec parfois un soulèvement de colère qui ne me ressemble pas, et que j’interroge encore. J’avais donc une certaine appréhension à me procurer celui-ci. Je m’y suis obligée parce que les éloges de la presse à son propos me laissaient tout de même entrevoir que je ne pouvais pas ne pas y jeter, au moins, un œil. Et que je manquais peut-être quelque chose d’important. L’appréhension a fait place à un soulagement. Ce livre est excellent. Il l’est à plus d’un titre. Reste à en faire la liste. Elle se fera tout au long de la journée car je dois démêler tranquillement (les causes de mon enthousiasme, cette fois-ci).

Mais je peux d’ores et déjà souligner le programme de ce livre, qui fait de la littérature le moyen d’aborder le réel avec un autre angle, une distance nouvelle là où il est (habituellement) capté de l’intérieur. Cette sortie du réel, ou plus exactement de la langue usuelle qui le décrit, s’avère salvatrice : elle propose des manières riches, denses et originales de regarder l’horreur du management à France Telecom-Orange. Des choses nouvelles, jusqu’alors inédites à notre regard, se forment via cette écriture à la fois intelligente et pleine de fantaisie.

Et ainsi, au fil de la lecture (très vite à vrai dire, dès les premières pages) de la joie, à commencer par celle de se soustraire à la vision/langue routinière d’où s’absente toute pensée conséquente, se forme-t-elle au dessus du tas des mots-tirets, mots figés, gelés, issus du libéralisme et à son service entièrement dédiés, qui nous sont répétés à longueur de médias comme parole d’évangile.

Ensuite il faut saluer, mais comme un prolongement, l’invention linguistique qui s’opère dans le livre. Un peu à la manière d’un Patrick Bouvet dans Shot, Sandra Lucbert attrape ces mots-tirets, elle les découpe, les déplie (ex : les acronymes), les colle ensemble et répétant ces gestes simples mais inventifs, parvient à ouvrir les autres lectures du réel que je viens d’évoquer. La méthode se radicalise tant dans certains passages qu’ils demandent relecture (j’en rapporterai quelques fulgurances plus tard, dans un autre billet). Parfois ils donnent, quelques instants, le tournis. Pour ce qui me concerne, cela aurait suffi à mon bonheur.

Mais deux éléments doivent encore être ajoutés, et qui donnent un surcroît de puissance au texte. Tout d’abord, la référence explicite à Rabelais, accompagnée de sa drôlatique parodie. Non seulement l’auteur est ici particulièrement bien imité (la maîtrise est telle qu’elle permet à S. Lucbert de se « promener » dans ce style comme on le ferait dans une aire de jeu) ; mais encore, il est convoqué pour une mise en parallèle aussi originale qu’éclairante. La langue rabelaisienne vient décrire la liquéfaction tous azimuts que produit le libéralisme : sur les mots, sur le marché, l’argent, les corps enfin des salariés. J’ai lu de nombreux hommages à Rabelais, mais jamais aussi aboutis, jamais aussi lumineux. En ai trouvé notamment dans des récits de banquets. Moi-même, j’ai écrit autrefois un texte très pantagruélique, mais son sujet était la guerre. Et s’il était beau (enfin, disons que je l’aimais beaucoup au moment de ma rédaction), je reconnais volontiers que la référence pricrocholine restait assez facile. Dans Personne… elle s’avère particulièrement fertile parce qu‘inattendue. Il y a à proprement parler invention.

Pour finir, je veux souligner le va-et-vient passionnant qu’accomplit l’autrice entre essai politique et littérature, alimentant l’un par l’autre. C’était finalement le cas avec la référence au Tiers livre, ça l’est également avec celle à Bartleby. Les pages consacrées à l’étrange nouvelle de Melville ouvrent là encore des compréhensions nouvelles, aussi bien littéraire qu’économique (plus précisément : une compréhension de ce qu’attend l’employeur de son employé, de la solidité collante que celui-ci représente et de la nécessité pour celui-là de le fuir en cas d’entrave au flux financier, le cash flow). Cette dimension pourtant présente dans Bartleby m’avait totalement échappé – comme à beaucoup je pense. C’est toujours une grande satisfaction de laisser la pensée s’enrichir de ce genre de lectures. Je parle de celle du texte de Melville bien sûr, mais aussi de ce formidable essai littéraire de Lucbert. Merci à eux.

303 – lettre

Vendredi 27 janvier

Repris la rédaction de Trois cafés avec finalement une lettre à Élodie de son ex. Elle est à retravailler car trop écrite et, je crois, beaucoup trop féminine. L’ex est un sportif. Tout le travail consistera à ne pas tomber dans le cliché de la brute épaisse – il est sensible et le montre – mais à le rendre tout de même vraisemblable. Il me faudra veiller à m’éloigner de moi. Enthousiasmante perspective.

Voici un premier jet.

298 – contre soi-même

Mardi 17 janvier

Littérature, essai

Tristan Garcia explique que ses romans viennent toujours contredire ses essais, et inversement. Il conçoit l’avènement de chacun d’entre eux comme une manière de penser contre lui-même. Je trouve cette idée particulièrement intéressante et réalise que c’est ce qui se passe en ce moment, de mon côté aussi, quand j’envisage la rédaction d’un texte contre le récit alors même que j’entame la dernière phase d’écriture d’un récit romanesque – récit qui intervient après des années de travail à la lecture et la rédaction de fictions inscrites hors du roman classique. Le grand écart a quelque chose d’assez déroutant, et passionnant. Mais le relativisme est décidément ma maison.

C’est que pour critiquer une forme, il est indispensable d’en comprendre les rouages et de maîtriser sa construction. Dans le cas contraire, on (se) donnerait le sentiment de la rejeter par simple incompétence. On constatera le même phénomène dans l’art pictural : au cours du siècle dernier, beaucoup de peintres abstraits par exemple ont aiguisé et développé leur connaissance du dessin pour mieux s’en éloigner. Ou plutôt : pour finir par distordre les lignes attendues et aller, à partir de celles-ci, vers d’autres régimes de perception. La pratique du dessin académique n’était pas un passage obligé seulement pour des questions d’estime de soi et de regard des autres (via l’acquisition de signaux de compétence), mais le point de départ de leur recherche, cela même dont il faudrait prendre ses distances. Le quai d’où l’on jetterait l’ancre.

La scène avec l’enfant

Je trouve petit à petit l’approche, l’angle d’attaque de la scène. Il s’agit simplement de déclencher l’imaginaire du lecteur par des indices disposés un peu partout, dans un effet parodique, peut-être jusqu’au comique (genre : jouons ensemble à Cluedo). La présence de ces signes de violence potentielle devrait susciter la peur, du moins un suspens, la croyance que quelque chose de terrible va arriver.

Schéma de préparation :

Télévision allumée :
film policier, sons de fusillade