254 – trouble

Jeudi 29 septembre

Trouble tous les jours, de Claire Denis.

Vu au cinéma il y a trois siècles puis revu là, tout récemment. C’est sans appel, regarder un film est infiniment plus facile que lire un livre – et ce n’est pas qu’une question de temps, mais de nécessité de concentration, de mobilisation intérieure, bien moindre devant un écran où défilent des images. Voilà que je me mets à constater des banalités.

Je n’avais absolument aucun souvenir de ce film, si ce n’est *souvenir1 celui d’être installée dans la salle, seule, bien en face de l’écran (normal). Chose plus étonnante (que regarder un film de face, ou même que ne pas se le rappeler quelques années après l’avoir vu, même de face), le revoir ne les a pas ravivés (les souvenirs). Ce dernier visionnage était comme une première fois. C’est tout dire.

Bon, mais que dire ? Vincent Gallo était alors le plus bel homme du cinéma (ah tiens, *souvenir2 : il avait eu la bonne idée d’aller prendre en même temps que moi un verre à la Belle Hortense, un soir à Paris, pendant ce que je reconstitue à présent, et après quelques savants calculs, comme étant la période du tournage du même film). N’ayant pas encore clamé son amour pour Trump, encore moins béni(to) Meloni et le peuple qui l’a mise au pouvoir, il était alors désiré sans réserve.

Quant à Béatrice Dalle, que *souvenir3 j’avais croisée plus tard dans un bistrot de l’île Saint Louis, cette fois au petit matin un dimanche, elle ressemblait pour de vrai à un félin hypnotique (je ne faisais pas la tournée des bars de la capitale, je vivais dans ce quartier) : grande bouche, grands yeux, petite mâchoire, jambes longues et fines. On comprend parfaitement que Claire Denis les ait voulus pour son film. Tout comme elle a voulu la jolie brunette aux yeux bleus aussi pure qu’une enfant ; la bonne à la mine boudeuse qui s’allonge en douce sur les lits des clients de l’hôtel où elle travaille pour goûter un peu de leur luxueuse existence ; et le sage noir, taciturne et un peu sorcier – pardon : médecin -, gardien des secrets autant que des remèdes. Qui a dit que les clichés n’étaient pas cool ?

Soit. Mais encore ?

Mais encore deux choses :

1) l’enchaînement des scènes quasi sans paroles, choix esthétique d’autant plus savoureux que peu de cinéastes osent le faire. Mais à l’inverse, les longues scènes qui n’ont pour but que de raconter ce qui est arrivé « avant », pour s’échiner à nous rendre crédible la maladie des vampires au seul (et maigre) prétexte qu’on en connaîtrait l’origine ; ou pour faire parler le représentant de « l’esprit Canal » qu’était alors José Garcia en blouse blanche dans un anglais approximatif (SO unexpected !) à un Gallo qui l’écoute sans broncher, sont à peu près superflues.

A bien fait donc, mais pouvait mieux faire. J’en suis certaine, Trouble every day, qui paraît pourtant peu disert, aurait dû se passer de 70 % de dialogues supplémentaires ; en plus du fait qu’auraient pu nous être épargnés les Tindersticks, groupe de slows cancanés qui a ruiné à peu près tous les génériques de Denis et les films de Chéreau – je m’emporte : Chéreau (souvenir4 : souvent croisé à Oberkampf) évidemment n’a eu besoin de personne pour ruiner ses films, il le faisait très bien tout seul.

2) Puis les quelques (les rares) scènes de meurtres, tombées à pic ou plutôt bien amenées et qui font forte impression, au point de laisser, il faut le reconnaître, un peu de leur empreinte quelques jours durant. Il manquait cependant un jet de sang jaillissant franchement de la gorge du cambrioleur. On ne comprend pas bien de quoi il meurt, quel organe lâche. Un trou dans la carotide était le plus plausible. Quel dommage de se vouloir si explicite sans s’astreindre pour autant à la précision.

Ainsi ce film, bien que largement survendu à sa sortie – la grande majorité des critiques avait alors évoqué un chef-d’œuvre – n’était-il pas dénué de qualités. Cependant le tableau ne serait pas complet sans son remerciement final. Merci Agnès B.

Un sobre remerciement, épuré comme la ligne de vêtements. Mais comme on sait désormais qu’elle fonctionne au cliché qu’elle s’évertue ensuite à masquer, on devinera sans mal dans le creux de ces quelques (ces rares) mots que Claire remercie Agnès pour son soutien financier, la longue amitié et la confiance sans faille, les fous-rires revigorants – survenus quand le moral de la réalisatrice flanchait – et la petite veste en cuir que Vincent porte dans le film.

Que reste-t-il de tout cela ? De cette œuvre ? De ce monde ? Ce tout, tout petit monde ? Pas grand-chose, il me semble. Déjà.

Épilogue. Le tout début du film, où un couple s’embrasse si langoureusement que ça en devient à la fois intéressant et monstrueux, intéressant parce que monstrueux, maintenant que je l’ai revu fait remonter en moi un *souvenir5. Ça se passe sur un quai de métro. Un jeune couple se bécote avec force salive. Les bouches sont juste là, à quelques centimètres. Offertes aux yeux de tous. Elles ne se lâchent pas. Ça glisse, ça chuinte, ça clapote. Le bruit des mouvements répétés résonne, amplifié, sous la voûte. La scène, assez répugnante, paraît interminable. Mais à l’évidence l’effet est volontaire. Le couple s’embrasse ainsi au début, puis à la fin de l’histoire, dans une boucle fantastique (je parle du genre). J’ignore d’où vient cette image. Je ne sais même pas qui l’a réalisée. Tout ce dont je suis sûre, c’est que le film dont elle est issue est anglo-saxon. Ou bien un truc de Gondry, un OVNI. Cela m’ennuie de ne pouvoir en dire davantage. Ma mémoire décidément me joue de sérieux tours.

253 – métaforte

Dimanche 25 septembre

1) Dommage que je ne sois pas abonnée à Netflix. J’aurais vraiment aimé voir ce film. Son réalisateur, que je découvre par cette interview, me parle. Son western m’avait bien plu quand je l’avais vu. En outre j’ai toujours un a priori positif envers les artistes qui créent peu. Il y a quelque chose à la fois de fort et de touchant là-dedans. Une puissance se met en mouvement, une impuissance oblige à y penser à deux fois, une autre puissance pousse à continuer. Ce sont des rythmes de création intéressants, à part. Et pas seulement parce qu’ils semblent indifférents aux cadences de l’industrie culturelle.

Sans

Transition.

2) Un excellent jeu de mots m’est venu hier au volant. Je me serais bien applaudie mais c’était un peu risqué, même sur une route de campagne déserte où trônait, bien seul, un énième arc-en-ciel. Alors faute de mieux, la machine à influx électriques s’est gentiment mise en branle. Activation des essuie-glace. Ah mais d’ailleurs, essuie, c’est quoi, essuie, un excellent, glace, jeu de mots ? Accélération. C’est un révélateur. Puis passage en cinquième. Un bon jeu de mots est une formule alternative à celle attendue, qui vient tendre sans crier gare une seconde face – déformée – à celle qu’on regardait sans plus vraiment la regarder, rendu indifférent par l’habitude.

C’est très difficile, de faire un (bon) jeu de mots. Car s’il n’est pas capable d’apporter au pot du langage un élément de vérité, un éclairage nouveau et juste sur une situation et que l’on ne percevrait pas sans sa présence, le calembour n’aura de fait aucun intérêt. Il sera immédiatement perçu comme inutile. En trop. Malaisant. Ce sera un bouton de fièvre poussé sur une bouche en coeur.

Mais quand il produit cet effet de distorsion lumineux : soudain le bouton devient une mouche. Et quelle mouche. Quelle giffle.

De ce point de vue, le jeu de mots agit exactement comme la métaphore. Il faudrait tirer encore le fil et voir s’ils ne sont pas en réalité une seule et même chose. L’un jouant sur les sons,

l’autre sur les images.

Puis se demander ce qui fait que le premier verse dans l’humour quand la seconde se tourne vers la poésie. Comment dans la conversation comme dans la lecture, la distribution des rôles s’opère d’un commun accord (celui du locuteur, celui du récepteur). Pourquoi, malgré ces similitudes, les registres et les tons se différencient comme automatiquement. En d’autres termes se demander en quel point précis se séparent les routes.

Et sans aller plus loin dans mes réflexions, mais la tête et les yeux pleins de champs (céréalier et lexical – de la lumière) j’ai fini par m’arrêter prendre une photo. Je me suis dit qu’elle ferait peut-être oublier mon titre calamiteux.

252 – blonde

Interview par Olivier Lamm (Libération)

publié le 23 septembre 2022 à 17h22

Andrew Dominik: «“Blonde” est un film feel bad du début à la fin»

Le captivant réalisateur de «Blonde», vrai faux biopic sur Marilyn Monroe, visible sur Netflix mercredi 28 septembre, évoque les rapports complexes de la star à sa propre image, et le désintérêt des studios pour les projets d’auteur.

Hargneux, laborieux, brillant : l’Australien Andrew Dominik est le contraire d’un cinéaste aimable. Les rares longs métrages qu’il a réussi à terminer l’ont tous été sur le temps long, et dans la douleur, et tous ont déçu, décontenancé, autant qu’ils ont impressionné. Mais quel intérêt de faire des films qui emballent tout le monde ? Face à nous, dans une chambre d’hôtel deauvillaise, ce jour de septembre, Dominik, rauque, butor sur les bords, nous toise autant qu’il converse avec nous. Il n’entend presque rien, souffrant de surdité chronique, et donne toujours le sentiment de nous engueuler, au moins autant qu’il fait honneur à nos réflexions, en nous répondant, clope au bec, regard fuyant. Mais il est aussi d’une redoutable intelligence, et pense avec générosité, pesant ses mots pour ressusciter quelques-unes des méditations, nombreuses, qui ont mené à l’aboutissement de Blonde, son film le plus dérangeant, le plus précis et le plus impressionnant.

Blonde se base sur un paradoxe : il raconte la vie privée de Marilyn Monroe en se référant à des images parmi les plus iconiques qui existent d’elle.

Laissez-moi vous expliquer (il attrape son téléphone, et nous montre la fameuse série de photos de Monroe et Joe DiMaggio dans une chambre d’hôtel au Canada, prise par John Vachon). Vous voyez ? Je voulais utiliser la mémoire collective. Je suis allé chercher les photos. Une imagerie moderne. Beaucoup de photos prises à la lumière naturelle, au grand-angle. Blonde est un grand trafic d’images. Ce qui m’intéressait n’était pas de jouer à l’archéologue, mais de mettre la vie hors-champ de Marilyn en scène, en la basant sur ces moments photographiques.

Ces images ont tout autant participé à l’édification de l’icône Marilyn que celles des films. Et vous en changez la nature, en détournez le sens, comme celles de Marilyn dans son lit, prises par Douglas Kirkland, auxquelles vous retirez tout leur glamour.

C’est un film sur la signification de Marilyn Monroe. Comment on pense à elle, comment on la pense. C’est le projet visuel de Blonde. Est-ce que ça vous pose un problème ?

On peut dire au moins que c’est un projet beaucoup plus audacieux qu’il n’y paraît. Comment avez-vous découvert le roman de Joyce Carol Oates ?

J’ai lu le livre. Un gros roman. Qui m’a beaucoup intéressé : chaque chapitre se concentre sur un moment de sa vie, pour tenter de décrire tout ce qui l’entoure. Et puis tout vole en éclats, comme dans un film de Nicolas Roeg. Comme si le livre imitait des processus de pensée, qui tournent en rond autour d’obsessions. En l’adaptant, j’ai dû aplatir un peu tout ça. Mais je voulais garder ce feeling.

A quel moment avez-vous songé que ça ferait un film intéressant ?

Je pense depuis longtemps à un film qui détaillerait un drame fondateur de l’enfance, de ceux qui nous empêchent de voir le monde correctement. J’ai pensé un moment me lancer dans un film sur un tueur en série – horrible enfance, horrible adulte, vous voyez le topo. Puis je me suis dit que je pourrais adapter Blonde exactement de cette façon. Et que ça ne traiterait pas d’une personne insensible, mais de quelqu’un d’infiniment sensible à la place… Et une fille. Les films sont des machines désirantes, et Marilyn est un objet de désir. La liaison de tout le désir qui se portait sur elle, qui l’a détruite psychiquement.

A quel moment votre propre désir a-t-il agi dans la décision de faire le film ?

J’ai fait beaucoup de films sur les hommes. Et pourtant, je passe les trois quarts de mon existence à penser aux femmes. J’ai compris que je prendrais plus de risque en réalisant un film sur une femme. Ça m’oblige à impliquer mon cœur, mes plaies. C’est un chant d’amour.

C’est très peu un film sur le cinéma.

Vous avez raison. Beaucoup des artistes que j’admire créent des œuvres qui servent de paravent à ce qui les anime, ce qui les inquiète. Souvent des choses très banales d’ailleurs. La carrière de Marilyn n’était pas la chose la plus importante à ses yeux séminaire selon moi.

Pourtant elle n’est pas devenue actrice par hasard. Ou alors considérez-vous que c’est seulement lié au fait que sa mère, Gladys Pearl Baker, qui travailla comme petite main à la RKO, était liée de loin au cinéma ?

Devenir une actrice était le moyen d’échapper à sa condition. Mais aussi de fuir son moi. Le moi mal-aimé. «Peut-être m’aimera-t-on plus si je deviens quelqu’un d’autre ?» C’est un leurre cruel. C’est cet autre moi qui sera aimé, pas vous.

Blonde est-il une tragédie ?

Ça semblait inévitable. Un film brutal, et noir. Un film feel bad du début à la fin (rires).

J’ai un autre paradoxe à vous soumettre. Le film expose bien de quelle manière Marilyn fut utilisée par l’industrie, autant son corps que sa psyché. Mais vous faites aussi un choix qu’on peut estimer discutable en revenant lourdement sur l’insistance de Norma Jean à se démarquer de son double – elle passe son temps à revendiquer qu’elle n’est pas Marilyn. Est-ce que vous ne lui retirez pas, ce faisant, sa capacité d’action quant à la carrière qu’elle a menée au cinéma, jusqu’à devenir productrice de ses films par exemple ?

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre évaluation. Nous sommes à l’intérieur de la forteresse avec elle. Sa forteresse narcissique, au sens psychanalytique. Selon moi, elle se sentait comme une personne démunie de cette capacité d’action que vous évoquez. Ça ne veut pas dire que c’était le cas. Vers le début du film, quand on la voit passer une audition pour Troublez-moi ce soir, on remarque qu’elle espère que le métier d’actrice va lui procurer une sorte de catharsis. Elle a l’opportunité, enfin, de crier ce qui la trouble. Puis, au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière, elle se retrouve à jouer des rôles qui l’enferment. Une femme castratrice, ce qu’elle n’était pas. Puis cette poupée sexy, qui luiressemblait si peu. Plus le piège se referme sur elle, moins elle semble intéressée par son métier. Elle était une personne puissante, qui tirait sa puissance du fait qu’elle était une enfant perdue qui était devenue célèbre. Selon moi, c’est ce pouvoir qui, inconsciemment, l’a détruite. Dans le film, elle ne cesse de prendre des décisions tout en tenant le monde autour d’elle responsable de tout ce qui lui arrive. Sa mère est la première responsable. Pas son père. Sa mère. Et nous ne savons rien de plus qu’elle. C’est l’idée du film. A un moment, elle taille une pipe à Kennedy et fait l’expérience de ce que les alcooliques appellent un moment de clarté. On la voit se poser la question à elle-même : «comment je suis arrivé ici ?» Pourtant, elle essaye de maintenir le rêve vivant, le fantasme de l’actrice et du président. Ça ne marche pas du tout.

On sait que Marilyn Monroe, suivant le conseil de Lee Strasberg, a entreprus plusieurs analyses. La psychanalyse serait-elle une clé pour comprendre le film ?

Le roman évoque beaucoup les mythes grecs – comme cette scène dans laquelle elle pense avoir rendez-vous avec son père inconnu, et se retrouve face à Joe DiMaggio. J’ai adoré ça dans le livre. C’est tellement freudien.

Est-ce que vous avez pensé au fait que de nombreux spectateurs du film confondront la vie racontée dans Blonde avec la véritable vie de Monroe ?

Eh bien… A mon sens, aucun film n’est factuellement correct. C’est le sujet de Blonde, d’une certaine manière : nous sommes tous incapables de voir la réalité de ce qui nous arrive. Dans le film, Marilyn n’est pas la seule concernée par cet aveuglement. Comme Miller, qui pense avoir retrouvé sa Magda, son amour d’enfance. Nous baignons dans la fiction. Nous allons d’ailleurs au cinéma pour voir nos idées confirmées, certainement pas remises en question.

Ceci explique-t-il la forme très composite du film, avec ces allers et retours continuels entre les images en couleur et en noir et blanc ? Comme si nous passions sans cesse d’un côté à l’autre du miroir ?

Je me suis beaucoup inquiété du fait qu’une forme trop ostentatoire empêcherait de se connecter émotionnellement au film. Mais aussi que je serais une poule mouillée si je me contraignais. Comme je l’ai dit, c’est un film sur la mémoire collective de Marilyn. A cet égard, il fonctionne. Et il ne falsifie rien du côté des émotions. Il ajoute une couche. On ressent une sorte de déjà-vu bizarre en reconnaissant ces images célèbres, qui racontent pourtant quelque chose de différent. On ressent que quelque chose cloche. Qu’il y a quelque chose de faisandé. Comme si l’on était soi-même piégé dans ces souvenirs, au sujet desquels on nous avait toujours menti.

La reconnaissance du visage de Marilyn dans celui d’Ana de Armas joue un rôle similaire. Comme si l’œil n’arrivait jamais à faire le point dessus. Avec un inévitable effet de dissonance quand on reconnaît plus Ana que Marilyn, et inversement.

Parfois, je m’emmêlais moi-même les pinceaux sur le plateau – il y avait Ana et deux doublures, toutes parfaitement habillées, coiffées, maquillées, et je ne savais plus à qui je parlais.

Quel est votre sentiment quant au fait que la plupart découvriront Blonde sur leur télé ?

Je suis résigné. Netflix étaient les seuls à accepter de financer ce film.

Que pensez-vous du fait que les seuls films qui auront bientôt accès à la salle dans un pays comme les Etats-Unis sont des blockbusters de franchise ?

Evidemment, je remarque ce mouvement général vers des films toujours plus gros, toujours plus cons. Mais je ne suis pas sûr que le futur soit déjà écrit.

Il y a quinze ou vingt ans, Blonde aurait été vendu par Hollywood comme un blockbuster.

Je n’en suis pas si sûr. J’ai essayé de faire ce film, que j’ai écrit en 2008, il y a dix ans, en vain. Je n’arrivais pas à le faire financer. Enfin, ça n’est pas complètement vrai. J’aurais pu le faire pour beaucoup moins cher, pour 10 ou 13 millions. Mais ça n’aurait pas été le même film. Je n’aurais pas pu le tourner à Los Angeles, par exemple, ce qui aurait été une putain d’aberration.

Avez-vous des projets en cours ?

Non, aucun. Enfin, j’avais un film en tête, mais ça s’est cassé la gueule. C’est l’histoire de ma vie : des projets de films qui se cassent la gueule. Je pourrais trouver du travail comme réalisateur, mais ça m’intéresse pas.

Il y a quelques années, vous avez évoqué en interview le fait que Blonde serait le meilleur film jamais réalisé.

Ça l’était pour moi à l’époque. Mais qu’est-ce que je suis supposé penser ? «Ça sera un film très légèrement au-dessus de la moyenne» ? Evidemment que je veux réaliser le meilleur film jamais réalisé. Pourquoi faire perdre du temps à tout le monde ? Pourquoi faire un film ?

« Nous baignons dans la fiction. »

250 – partie III

Vendredi 16 septembre

Pas assez avancée à ce stade. C’est la partie la plus nette, la plus claire dans mon esprit mais aussi la plus difficile à écrire. Elle doit former un tunnel.

Pour le moment, j’ai beau ciseler, je la trouve toujours trop larmoyante. Il ne faut sur ce point aucune ambiguïté : il n’y aura dans la parole prononcée aucun épanchement. Je ne peux pas poster cette partie-là sans la travailler davantage (et alors, mon soudain désir de publication sur le blog n’aura été qu’une ruse de la raison pour me remettre au travail – pas sûr que ça suffise).

Dans cette dernière partie, je voudrais que la parole qui se dévide soit glaciale. Non pas inutilement cruelle : il faut juste que cette parole exclue toute possibilité de sentimentalité. Au point que, même si le personnage vient à évoquer dans son récit une émotion passée, rien de cette dernière ne soit réactivé. Que le locuteur parlant de tristesse ne semble pas triste. Que le mot qui la désigne apparaisse pour ce qu’il est : un mot désignant un fait. Et rien d’autre. Or ça c’est déjà un effet bien, bien dur à produire.

Mais en même temps, je voudrais qu’une telle parole soit une délivrance. Qu’elle dessine dans son déploiement un mouvement de libération, un élan.

Pas parce que la parole se libérerait soudain (surtout pas !). Personne, dans ce texte, ne cherche à se soulager. Mais parce que la parole en se resserrant, en allant à l’essentiel, amplifie le réel ; je veux que les sons des mots prononcés délient le langage et ce qu’il retranscrit, à savoir la vie même. On pourrait voir une contradiction avec ce que je disais précédemment (et mon exemple de l’émotion). Mais non. Ce sont deux trajectoires indépendantes. Parler du passé, triste ou heureux, ne doit pas rendre mon personnage triste ou heureux. Mais parler de ce qui est (ou a été), triste ou heureux, génère ici une forme de puissance (une grâce ?).

J’aimerais donc que cette parole soit une libération pour celui qui parle, bien sûr. Mais aussi une libération pour le lecteur.

Qu’en découvrant ce que l’autre a à raconter, celui-ci fasse l’expérience de la vérité crue comme voie de salut.

Et le plus important de tout. Que l’évocation des faits dans leur complétude s’avère le seul acte d’amour véritable.

246

Vendredi 9 septembre

Lorsque je me plains – car cela peut m’arriver, par mégarde – de ne pas avoir de lecteurs, mon ami me rappelle qu’il ne peut en être autrement. « Ce que tu fais, c’est comme aller tous les dimanches punaiser un nouveau billet sur le mur de la salle communale », m’a-t-il dit l’autre jour.

J’adore cette phrase. L’image est parfaite de vérité. C’est effectivement une volonté délibérée de ne pas faire la publicité de mes publications. J’ai suffisamment pratiqué l’autopromotion pendant ma période militante pour savoir comme la question de l’audience (de la visibilité) tronque la manière de penser et de dire. Écrire en ayant en tête ses lecteurs condamne à chercher d’abord à les séduire. On pourrait dire dans ce cas : écrire à quelqu’un c’est tromper. Or je ne veux séduire personne. Je veux aller au plus juste. Au plus près de ma propre pensée ; observer mes états (du corps, car il n’y a pas d’idées, mais seulement des états du corps), dans et par ma réception des œuvres des autres.

L’absence de lecteurs – l’absence, à vrai dire, du moindre encouragement, mais pourquoi diable devrait-on m’encourager ? – ne saurait être l’unique raison de la réduction de mes publications. Je crois de toute façon qu’en matière d’écriture, que l’on soit célèbre, reconnu, mauvais, talentueux, populaire ou isolé, discret, besogneux, modeste et même hyper arrogant, au bout du bout l’on se retrouve toujours seul ; avec ses phrases ; avec les mots. Seul à triturer.

Je le sens déjà. Toutes ces considérations sont bien jolies. Mais elles s’avèrent de peu de poids face aux faits. Or les faits ici sont limpides : ces dernières semaines le sport a pris dans mon quotidien une place bien plus importante que la lecture et l’écriture réunies. Écrire n’est absolument plus une priorité. Je n’y suis plus. Je suis ailleurs. Quand j’ai du temps je vais courir, sauter, soulever. Me triturer la matière. L’éprouver. Rien d’autre. Je ne me suis jamais autant amusée.

Voilà. Ce ne sont pas les changements que j’attendais en début d’été, mais c’est bien avec ce réel qu’il faut composer. Et je fais plus que m’en satisfaire : je m’en réjouis. Il est possible que je continue à publier encore un billet de temps en temps, car l’art et les procédés de création n’ont évidemment pas fini de m’intéresser. Mais le rythme ne sera plus le même.

Toutefois, j’ai bien envie de rassembler dans le blog les passages du roman inachevé que j’ai écrits tous ces derniers mois. Ce sera donc l’équivalent de quelques dizaines de pages, laissées à l’abandon. C’est mon côté Céline. J’aime bien l’idée que des heures d’écriture se tiennent là, en l’état, à portée de clic et de vue de n’importe qui. Quant à moi j’irai faire du sport jusqu’à plus soif et un jour peut-être j’y reviendrai pour finir le travail.

245 – légumes

Lundi 5 septembre

« Ce que j’aime le plus dans mon travail, c’est de m’occuper des aliments quand ils sont encore entiers, quand quelque chose en eux proclame un lieu, une provenance, et ce rayon délicat de solitude dont tout être vivant a besoin pour pousser. Eau, terre, poumons. Les conditions du silence. Les aliments ont une peau et il faut des couteaux pour les préparer. »

[…]

« Le capitaine a une tête de joueur, patiente, intelligente. On l’appelle patrón. Sa peau fine et rouge sort du col de sa chemise comme une deuxième chemise qui se boutonne à ses traits minuscules : menton, bouche, moustache, nez, front, alignés l’un au dessus de l’autre, avec des yeux comme deux trois appuyant chaque ordre et chaque décision. »

Eva Baltasar, Boulder