213 – la bouche

Lundi 30 mai

Quand on est à court de lectures, on va au cinéma. Après Top gun version 2022, me voilà devant Il buco de Michelangelo Frammartino, qui est son strict opposé par la multiplicité de ses plans fixes, son rythme, la rareté de ses péripéties, et sa volonté même d’empêcher le spectateur d’appréhender le film comme un objet narratif. Tout au plus une mise en parallèle est-elle offerte comme un possible, mais un possible seulement, entre l’existence d’une grotte explorée en 1961 (l’abîme de Bifurto) et celle d’un vieux berger vivant alors non loin d’elle.

Les paysages filmés, extérieurs ou intimes, sont tous non seulement magnifiques, mais d’une très grande richesse. Dehors on voit dans un coin du cadre paître quelques vaches tandis qu’à l’autre bout du plan l’ombre des nuages passe sur la paroi d’une roche. Cette ombre s’imprime comme le mouvement sur la pellicule, ou l’image sur un grand écran. En multipliant ainsi les espaces de projection, sur la montagne, dans les profondeurs de la grotte, sur le visage du berger dont le front marbré se fond dans l’écorce de l’arbre auprès duquel il aime à s’asseoir, c’est le mythe de la caverne que le réalisateur semble reproduire de tous côtés. Comme s’il fallait montrer à quel point ce motif est omniprésent, répétable à l’infini, dès lors qu’on porte un tant soit peu attention à ce qui nous entoure. Tout fait cinéma. Et en apparaissant l’image, comme dans le mythe platonicien, ouvre celui qui l’observe sans a priori à une forme de vérité jusque là hors d’atteinte.

Cette manière de projeter de l’image sur toutes les surfaces est unique. Plus exactement cette manière de créer partout des supports pour mieux y projeter des images est, à mon sens, la grande performance du film. Le réalisateur parvient ainsi à construire chacune d’elles comme une succession de surimpressions, puisque souvent il joue sur les différentes profondeurs de champ. Cette approche traduit sans doute l’amour de l’artiste pour son objet, son sujet et son outil de travail. Les trois dépendant finalement d’une seule et même chose : la qualité particulière du regard.

Pour autant, si le film est intéressant, certaines de ses options ont de quoi surprendre. Certes, dans le genre film d’auteur, celui-ci a tout ou presque pour séduire : l’absence de dialogues, les paysages d’une puissance quasi mystique, le souci du détail et de la composition poussé à l’extrême. Sur ce dernier point, on peut noter quelques exemples. Ainsi, lors de la séquence de l’agonie du berger, les passages successifs des images de son auscultation à la visite de la grotte par l’équipe des spéléologues suggèrent de nombreux parallèles : la lumière projetée sur une paroi par la lampe d’un spéléologue se prolonge dans le geste du médecin scrutant l’œil du berger ; puis son ami fait couler des gouttes d’eau dans sa bouche afin de l’hydrater, rappelant irrémédiablement le suintement continu de la roche… Tout cela montre de la part de Frammartino une finesse de dentellier. Mais la recherche d’effets tend aussi à une artificialité qui dissonne avec son sujet, sa célébration de la nature. Un jeu de ballon entre deux spéléologues vu de l’extérieur s’accélère sitôt qu’il est filmé à l’intérieur de la grotte (on suppose que la scène est alors reproduite après coup et non plus filmée en temps réel) ; souvent des personnages semblent ostensiblement posés (et poser) dans le plan ; un cheval pourrait avoir été dressé pour aller fouiller à l’intérieur d’une tente pendant que ses occupants sont plongés dans le sommeil ; dans la très belle scène finale, où l’on voit un spéléologue terminer le dessin de la grotte, une brume anormalement épaisse envahit l’écran… les images les plus belles le sont souvent trop pour être honnêtes.

De façon plus générale, l’intervention appuyée des hommes – de l’équipe des explorateurs, du médecin – mais aussi immanquablement et par ricochet, du réalisateur – finit par gêner la tranquillité du lieu autant que la sérénité de l’image. Après tout, que viennent faire tous ces hommes dans la grotte sinon du bruit, sinon la percer à coup de pioches et la souiller de feuilles de magazines à moitié brûlées ? Que vient faire le médecin à part triturer dans tous les sens un vieux berger qu’on sait déjà mourant ? Ces questions, difficile de ne pas se les poser tant le calme et le silence du début cèdent en cours de route à une forme d’agitation.

Et à son tour, le film tout entier prend le risque – assumé – du maniérisme. Tout y est méticuleusement travaillé au point de faire de la seule succession des tableaux sa véritable finalité. Le corrolaire, ou la conséquence la plus radicale de ce choix esthétique est le refus quasi total de narration que j’évoquais plus haut. La boucle est bouclée, et ce qui faisait la force de l’œuvre s’avérera tout autant sa faiblesse. Car on pourrait résumer ainsi : Frammartino fictionne mais ne veut rien narrer. Il compose sans faire de récit. Mieux : il compose avec le plus grand soin son absence de récit.

212 – maverick

Vendredi 27 mai

La scène de l’assassinat du juge Falcone dans Le traitre m’a donné envie d’aller voir Top gun : Maverick comme la fin d’Alice et le maire m’avait donné envie de lire Bartleby. Ni l’un ni l’autre ne m’a déçue.

Pour autant, difficile de ne pas être surprise par ma propre envie, aussi soudaine qu’inattendue, puisque je n’ai jamais même envisagé de voir le premier opus. De celui-ci je ne connaissais qu’une affiche et l’image d’un Tom Cruise conduisant sa moto sur une piste d’aviation.

Une telle innocence (le fait de ne rien savoir) s’est sans doute avérée un sacré avantage hier soir puisque je n’ai reconnu, par la force des choses, aucune des probables références au premier film. Ni n’ai perçu, en conséquence, nulle nostalgie pendant ces deux heures trente de film. C’est déjà un bon point. Mais d’une façon générale, TGM m’a semblé relativement et volontairement épuré de nombre des attributs habituels du genre.

Glorification minimale des États-Unis (seul un drapeau traînait tous les 2 ou 3 plans dans un coin de l’image), conflits chargés en testostérone largement esquivés, absence de blagues misogynes, peu d’érotisme homosexuel. L’ennemi quant à lui n’est pas situé, pas même nommé. Seul un risque nucléaire est évoqué, qu’il faudra éradiquer non pas pour empêcher l’étranger malfaisant de fabriquer une vilaine bombe H destinée à massacrer des innocents (ce que seuls les USA, rappelons-le, ont fait jusqu’à présent), mais pour protéger l’environnement et « l’environnement » seulement, devenu ici, par le miracle du langage, pure abstraction – un peu plus encore que d’habitude, si cela était encore possible. Absence d’organique même, d’origine humaine ou animale.

Outre le fait que les héros jamais ne mangent ni ne dorment, personne ne meurt vraiment – et donc pas davantage, ne vit. Lors de la mission on verra une seule silhouette, ombre noire casquée tenue à distance par la caméra, disparaître avec l’explosion de son engin. Pour désigner l’adversaire ne seront dès lors convoqués que quelques plans en 3D projetés sur un grand écran. Dehors on circulera au dessus d’une vaste forêt enneigée, de roches abruptes et d’une mer disciplinée. Autant de décors de jeux vidéos, sages cadres laissant se déployer les performances des pilotes dans le ciel, et provoquer au détour d’inconcevables prouesses visuelles quelques décharges d’adrénaline.

Bruit, fumée, machines et volupté. C’est dire le degré de lissage des noeuds politico-esthétiques qui faisaient autrefois le cœur des blogbusters de propagande américaine. L’enjeu était-il de diffuser aux quatre coins d’un monde désormais fracturé, y compris au sein de l’occident ? Une forme de lassitude esthétique a-t-elle déterminé le choix de cette concentration d’effets ? Souhaitait-on faire valoir, après l’ère Trump et pour se distinguer du premier Top Gun très reaganien, des opinions politiques plus mesurées qu’autrefois ? À l’évidence, le réalisateur a eu la main légère – et plutôt heureuse – sur les clichés. Même la traditionnelle scène d’ébats amoureux sur fond de lumière tamisée et de croisement harmonieux de courbes corporelles nous est épargnée, vite transformée en brève conversation sur l’oreiller.

Mais si cette absence d’à peu près tout ce qu’on peut détester dans les films d’action importés d’Amérique rend celui-ci supportable, elle n’explique pas ce qui le rend franchement aimable. Car c’est la seule question qui mérite d’être posée (que je me dois, plutôt, de me poser) : qu’y a-t-il de si tripant à voir des gars de l’US air force faire des loopings dans le ciel ? Pourquoi suis-je sortie de la salle en me disant que j’y avais trouvé exactement ce que je cherchais… sans pouvoir nommer ce que j’y cherchais exactement ?

Pour tenter de répondre à ces interrogations, nées d’un étonnement sincère, d’une véritable incompréhension de mécaniques intérieures, je dois tout d’abord faire abstraction de la grande sympathie que j’ai pour Cruise. Je l’ai toujours eue. Mais le visage usé qu’il accepte enfin de nous laisser voir finit de me persuader que ce drôle d’animal, sans doute assez dingue et tout scientologue qu’il est, est quelque part, là-bas au fond, un chouette type. Mais sans aller jusqu’à de telles extrémités, disons en tout cas un acteur intéressant, infiniment plus par exemple qu’un Val Kilmer, pourtant très affaibli aujourd’hui par la maladie et qui aurait donc tout pour nous émouvoir ici, mais apparaît pour ce qui sera probablement son ultime prestation gonflé d’injections de botox et trop rosi par le blush. À le voir, on jugerait une mamie qu’on a pomponnée et parfumée pour l’emmener au salon de thé manger un Paris-Brest. Cruise à côté, avec son air de fatigue que seule donne la vieillesse, de fatigue non pas physique mais existentielle, n’en semble que plus humain.

Qu’un acteur puisse me suffire pour aimer tout un film, c’est entendu. Mais il y a bien, cette fois, autre chose. Qu’est-ce que cette envie, venue comme celle de fraises mais que j’ai déjà entraperçue, ailleurs, dans d’autres circonstances, de puissance en action ? On pourrait dire : de démonstration de force. C’est une envie pas nette – viriliste ? vitaliste ? fascisante ? joyeuse ? morbide ? tout cela ? – mais je crois partagée. Presque banale. C’est pourquoi elle demande à être explorée. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Qu’un film interroge est le signe au minimum de son efficacité, peut-être de sa réussite.

211 – 🌾

Jeudi 26 mai

« On a fait un pas de géant quand on a eu l’idée [il y a 3000 ans] de dessiner un signe qui ressemble à quelque chose de familier et d’utiliser ce signe pour évoquer uniquement le son que cette chose prend à l’oral.

Voici le signe de l’orge : 🌾. Le mot orge en sumérien se prononce shèh. Donc un sumérien qui voyait ce signe et se disait : Tiens, shèh, orge. Mais en même temps, un scribe pouvait utiliser ce signe dans un tout autre type de document juste pour retranscrire le son shèh. Cette idée est assez simple, à la portée d’un enfant. Et pourtant elle aura un impact puissant et durable. Elle est le moment exact où est inventée l’écriture.

Pour donner un exemple, le mot Shèh-ga en sumérien signifie beau, gentil ou quelque chose comme ça. Pour l’écrire, on fait suivre le mot orge du mot lait, qui se dit ga.

Ainsi, le point de départ de l’écriture, c’est le rébus. »

(Irving Finkel, assyriologue au British museum).

210 – neurones

Mardi 24 mai

L’angoisse est avant tout un désir. Non pas la seule crainte, brute, entière, d’un objet ou d’un événement ; ni un désir inversé, ce qui en ferait une négativité ; mais un désir qui trouve son expression dans sa version la plus affolée. Une version à la fois si forte et si fébrile qu’elle en devient excessive. Cet excès se résout dans le fantasme, horrifié.

L’angoisse du crash est un désir de crash si puissant qu’il doit être visualisé. On sait désormais que lorsqu’on imagine un événement redouté, qu’on en déplie chaque étape par la pensée, ce qui est exactement l’opération effectuée dans la pulsion d’anxiété, nombre de neurones s’activent de la même manière, avec les mêmes mouvements et la même intensité que si l’événement avait lieu réellement. L’angoisse est davantage qu’une partie du corps regardant avec effroi ce que veut l’autre : elle est la meilleure façon qu’elle a trouvée de satisfaire sa demande.

L’angoisse s’assouvit.

209 – le traitre

Dimanche 22 mai

de Marco Bellocchio est un très grand film. Mais en lisant quelques critiques juste après l’avoir vu je me rends compte que c’est une affaire entendue. Plutôt qu’une analyse globale du film, quelques traits saillants alors suffiront, d’autant que le film est somme toute assez classique dans les procédés narratifs qu’il emploie : moments montrant l’amour que se porte le couple entrecoupés de scènes de meurtres, temps médian du procès, retour à une vie à peu près normale jusqu’à l’arrivée de la vieillesse et de la maladie.

Non, ce n’est pas à ce niveau-là que le film a inventé quelque chose. Mais dans son approche des personnages, et du principal protagoniste en particulier. Un attachement, né d’une grande attention, s’opère irrémédiablement. Le héros Buscetta est sans doute présenté comme un homme intègre, qui du moins a certaines valeurs, mais peu importe qu’on adhère ou non à cette thèse : on le voit vivre, hésiter, prendre soudain la posture noble et solide qui lui sied si bien. Or dans tous ces moments, par leur tranquille et muette exposition, le spectateur devient partie prenante : on est avec lui, dans tous les sens du terme. Idem lors de l’extraordinaire scène de l’attentat contre le juge Falcone. On est dans l’habitacle, regarde le coin de visage du juge dans le rétroviseur le plus longtemps possible, le cœur s’emballe, enthousiaste, terrifié. Sans parler des scènes de meurtres d’une grande violence, non pas tant à cause de la manière dont les hommes sont mis à mort (le cinéma nous y a habitués), mais parce que le réalisateur prend le temps et la peine de nous faire saisir ce que les autres films du genre ont tendance à évacuer, à savoir que chaque assassinat est d’abord une maltraitance, la torture d’un organisme telles qu’elles finissent par lui ôter toute possibilité de vie. Ce qui compte dans le meurtre n’est pas tant la quantité d’hémoglobine écoulée que le point de rupture auquel le corps est mené. À ce titre, l’étranglement simultané des deux fils de Buscetta est d’un réalisme difficile à soutenir du regard – et d’ailleurs, où regarder ? On est face à deux agonies produites dans le même cadre : la vue d’ensemble est, de fait, impossible. Pourtant, on entrevoit dans le même temps le mythe de la descendance maudite. Et la séquence où sont sacrifiés les deux frères finit par atteindre inévitablement sinon au sublime, du moins au sacré.

Et si sublime il y a, c’est indéniablement du côté du jeu de Pierfrancesco Favino, qui occupe le rôle de Buscetta. Acteur assez fascinant, au physique étrange et charismatique, son visage, sorte de mélange entre celui d’Hugh Laurie et de Javier Bardem, est une œuvre où se lisent tout au long du film les multiples facettes du personnage. C’est dans les procès qu’il donne à celui-ci sa dimension la plus forte. Il faut dire que les dialogues avec les hommes que Buscetta est venu dénoncer y sont savoureux ; là encore, d’une grande précision, d’un réalisme mordant. On les voit s’insulter, dans un dispositif aussi idéal qu’il semble ironique – les interlocuteurs sont installés côté à côte mais à distance. Leur envie de s’étriper monte sans qu’ils puissent l’assouvir.

Est alors joué à merveille – c’est à dire sans surjouer – le surjeu du ressentiment. En développant : les acteurs exposent sans trop en faire comme on en fait toujours trop lorsqu’on se retrouve devant un auditoire qu’il faut impérativement convaincre. Quel spectacle que celui-là.

208 – marqueur

Vendredi 20 mai

À quoi reconnaît-on les grands bourgeois ? Au besoin qu’ils ont de raconter et de se raconter que les personnes qu’ils exploitent sont des amis. Que s’ils peuvent se permettre d’avoir recours à leurs services de subalternes, leurs compétences de sous fifres, c’est parce qu’à l’origine, une relation forte et totalement désintéressée les a liés. On peut en être sûr, plus ils vantent les qualités humaines de ceux dont ils parlent, plus ils les usent.

La baby-sitter est un peu perdue dans ses études, mais tellement calme et attentionnée. Quand on rentre tard le soir, plutôt que de la réveiller et de lui payer le taxi on aime autant la laisser dormir. C’est bien normal. Elle a une chambre – sa chambre – à l’étage, près de celle des enfants. Le matin, ils sont ravis quand avant de partir elle les accompagne à l’école. Le jardinier est un immigré marocain, un brave homme très travailleur. On a voulu l’aider à obtenir ses papiers. Il n’avait pas d’emploi, sa femme était enceinte. C’était il y a vingt ans, on ne l’a jamais regretté. Ils viennent garder le chien quand on part en vacances. Soan est le fils de la concierge. Il traînait un peu après avoir arrêté l’école. Chaque jour on voyait sa mère s’inquiéter un peu plus pour lui. Nous l’apprécions beaucoup. C’est une femme pleine d’humanité. Elle a élevé son fils seule. On la sentait dépassée. Soan nous l’avons vu grandir. Alors on a proposé de l’installer quelques temps dans la dépendance de notre maison de campagne. Il y a trouvé une certaine sérénité. De temps en temps il fait des petits travaux d’entretien dans la propriété.

J’aimerais qu’Élodie soit une bourgeoise. De sa famille je ne veux rien dire, ou le moins possible. Elle-même n’en parle jamais. On ignore si elle a perdu ses parents ou si elle a rompu avec eux. Cependant il faut qu’elle ait ça : au moins ça. Ce marqueur odieux, la dernière trace, indélébile, de son appartenance. Qu’elle montre une affection soudaine pour des petites gens, des gens qui n’auraient a priori aucune raison de faire partie de sa vie et dont la présence dans son entourage serait tout à fait incompréhensible si on ne sentait pas qu’au bout du compte elle se sert d’eux. Cette impression serait provoquée par de minimes remarques, des faits si ténus qu’ils agiraient sur le lecteur à la lisière de sa conscience. Il n’en faudrait pas plus.

Notre impression viendrait surtout du narrateur. Bien conscient quant à lui de la petite escroquerie affective qu’opère la femme qu’il aime, il ne peut s’empêcher de s’en agacer. Tout d’abord par jalousie. Que font tous ces intrus sur son chemin ? Pourquoi en ramène-t-elle toujours ? Quel besoin de frayer avec eux ? Mais aussi, bien sûr, parce que la crainte le ronge de faire lui-même partie de la catégorie, la mauvaise, de ceux qu’elle finira par essorer.

205 – match

Mardi 17 mai

Une question qui se pose à la linguistique est de déterminer si le langage vient après l’idée, plus exactement s’il naît d’une intuition, un déjà là en attente et qui ne demande en quelque sorte qu’à être formalisé ; ou bien si c’est dans le langage, dans son avènement même que se forment les idées : selon cette thèse, il n’existe pas d’idée en dehors du langage, et l’idée n’est pas autre chose que sa formulation.

On s’en doute : les idéalistes pencheront vers l’option n°1, les matérialistes vers l’option n°2.

Aujourd’hui j’ai été amenée à faire une petite expérience. Je veux absolument reprendre le procédé de la double conversation, réelle et imaginaire (il a dit, il n’a pas dit, il aurait pu dire mais il a préféré répondre, etc) qui se trouve dans La contrevie et dont j’ai photographié un extrait.

Je commence à travailler sur un chapitre de mon roman qui s’y prête. Assez vite des choses intéressantes surgissent, encore très proches de leur modèle. C’est bien mais rah ! ça ne va pas. Il faut aller plus loin. Il faut que les deux conversations – celle qui a lieu dans l’histoire et celle rêvée par le narrateur – se percutent. Qu’elles se mêlent, juste ce qu’il faut. La difficulté apparaît en ce point exact : à chaque changement d’interlocuteur, à peine aura-t-on l’impression de perdre pied qu’on devra retomber aussitôt dessus, et inversement.

Comme dans l’adage, c’est en faisant que je commence à saisir ce que je cherche. Tout le jeu tiendra dans le rythme. C’est comme si je devais faire rebondir une balle aux quatre coins d’un terrain. La maintenir coûte que coûte en mouvement. Tel est ici l’enjeu : produire de la parole comme jaillit la vitesse dans un match de tennis, tous azimuts. Un match en double, même ; un match contrasté, traçant deux diagonales opposées : ici les deux énervés de service (au hasard… MC Enroe, Connors) et là, deux gentlemen (Djokovic, Federer).

J’avance avec cette idée de départ. Essaie plusieurs phrases de dialogue, reviens en arrière. Je modifie, puis l’un dans l’autre poursuis. À tâtons. Rien de plus banal finalement. On pourrait résumer les choses ainsi : j’écris à partir d’une idée. Mais plutôt que de parler d’idée, il serait sans doute plus juste de parler d’envie. Car c’est bien plus brut qu’une simple idée ; tout différent d’une supposition, d’un raisonnement. Il y a bien une logique pour expliquer cette tentative de rédaction. Je suis capable de fournir quelques arguments à mon choix narratif. Pour autant, le point de départ, ce qui motive et précipite la mise au travail n’est rien d’autre qu’une boule au ventre. C’est une bête démangeaison qui ne s’apaise que dans le passage à l’acte. J’écris parce que j’ai envie de chercher des mots. Je cherche mes mots, les bons mots, ceux qui justement matchent bien ensemble pour signifier une situation. Mais cette situation ne préexiste pas. C’est au fil de ce que les mots produisent qu’elle se précisera.

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Retournons au début. Car cette boule. Cette force informe et massive, recroquevillée, cherchant à se déployer ; ce chemin qui va de l’impulsion à l’écriture (ou au geste chorégraphique, au coup de pinceau, à la note de musique), en quoi seraient-ils différents de ce qui va du mot à la bouche ? Comment ne pas croire que cet élan, et peut-être plus encore quand la matière à travailler est la langue, ne retrace pas dans chaque signe, dans chaque syllabe, dans chaque phrase de chaque récit le parcours qui va de l’intuition à la formulation ? Il est à envisager sérieusement que l’écriture refasse inlassablement l’histoire ralentie du langage.

Pour être sûre je refais le match une dernière fois : d’abord un bouillonnement, l’intuition d’une nécessité, aussi vague qu’elle est puissante, puis

les essais,

les ratures,

les ajouts, les centaines de modifications faites dans le corps du texte (autant de forces venant, tous azimuts, percuter l’intuition de départ pour en changer la trajectoire)

jusqu’au résultat final : la chair refroidie. Morceau après morceau. On y est. Le sens s’est trouvé à mesure que s’est figée la forme.

204 – ouvriers

Dimanche 15 mai

Ce très bon documentaire sur la condition ouvrière, remarquablement illustré et dont la musique rappelle les fiévreux riffs de guitare de Neil Young dans Dead man, retrace l’histoire d’une conscience de classe et des luttes qui l’ont accompagnée, de sa naissance au début du XVIIIème siècle à aujourd’hui. Les passages décrivant les journées interminables des travailleurs, montrant de très jeunes enfants à la tâche, évoquant, citations à l’appui, les considérations glaçantes des patrons, sont particulièrement marquantes. On a beau le savoir, on est toujours remué de voir des êtres humains traités par leurs semblables comme des outils, considérés comme de simples rouages, les millions de boulons d’une grande machine. Réduits à des demi-vies, rendus interchangeables et destinés à la casse dès lors qu’ils sont devenus inutiles.

Mais justement, il manque ici un élément de taille. Au terme de la série de quatre volets, la délocalisation des usines « toujours plus à l’est » est à peine mentionnée. Elle l’est uniquement pour expliquer la fin de la conscience ouvrière. Car telle est la conclusion du documentaire : atomisée, individualisée et anesthésiée par la répression ultra-libérale, le sentiment d’une appartenance à la classe laborieuse aurait disparu en cinquante ans. La thèse de Stan Neumann est la suivante : les ouvriers existent encore en Europe, mais ils ne le savent plus.

Cette croyance est à mon sens une énorme erreur, malheureusement commune, qui reconduit une lecture marxiste de la société occidentale sans admettre que celle-ci s’est non pas modifiée, mais littéralement métamorphosée. Soudain saisie d’une étonnante schizophrénie, elle nie tout en le déplorant ce déplacement des forces productives. Le documentaire le dit pourtant : les ouvriers en France représentent aujourd’hui 5% de la population. Il faut saluer à ce titre l’apparition dans le film de Joseph Pontus, employé intérimaire et auteur dont j’avais évoqué le très bon livre À la ligne, publié peu avant sa mort. Pour autant, les ouvriers ne sont pas réduits au silence, comme on l’entend et le lit souvent, par une hypothétique individualisation propre à l’occident : ils n’existent plus. Autre chose a émergé de leur histoire. Pourquoi donc s’acharner à plaquer des catégories qui ne décrivent plus les modes de vie contemporains ?

C’est au contraire le meilleur moyen de passer à côté des nouvelles formes d’aliénation que connaît la majorité écrasante de la population des pays développés, en ignorant les véritables effets pervers du capitalisme. Eux sont bien plus nombreux et problématiques qu’un éventuel mépris « de classe » (sous-entendu laborieuse) pourtant clamé à longueur d’antenne. Cette formule s’est avérée au fil des ans le moyen le plus sûr de s’exonérer de penser la très complexe et très protéiforme classe moyenne.

C’est aussi une manière bien commode d’ignorer ce qui se passe ailleurs. La vérité, la seule, et qu’on ne cesse d’occulter en rhabillant par exemple les gilets jaunes en masse exclusivement douloureuse, c’est que les prolétaires sont désormais à l’autre bout du monde. À ce prolétariat-là, lointain, invisible, silencieux, le documentaire consacre une phrase. Une phrase en tout et pour tout à l’égard de ceux qui fabriquent la grande part des objets dont nous bénéficions, nous membres des classes moyenne et supérieure. Je m’empresse de le préciser : ces objets, éléments d’un véritable quoique relatif confort matériel, nous les obtenons de ce côté-ci au prix d’un détricotement constant de la législation sociale, d’un allongement du temps de travail de toutes les catégories socio-professionnelles, d’une pression croissante sur les chômeurs, mais aussi d’ubérisarion, de précarisation, de temps-partiels féminins, de burn-out divers et de stress variés infligés par toutes nos hiérarchies : voilà autant de sources de souffrance, certes, mais qui ne sont en rien des problématiques ouvrières et, faut-il ajouter, rarement prolétaires.

Un amalgame, ainsi, perdure. Par tradition, par filiation à un camp politique ou à ce qu’on en imagine. Pourtant cet amalgame insulte le réel, et avec lui tous ceux qui le peuplent. Plus encore dans un film dont l’ambition est de documenter très précisément l’histoire des ouvriers. Le prolongement des images du XIXème, il se trouve actuellement en Afrique et en Asie. C’est là que travaille la masse des ouvriers, enfermée sans protection 15h par jour. Toute tentative de le ramener en France constitue au mieux une approximation, au pire un mensonge. Cela ne signifie pas qu’on doive ignorer les difficultés spécifiques à l’organisation du travail occidentale, mais le minimum est de les identifier et de les qualifier correctement.

Alors oui, n’en déplaise aux libéraux, le marxisme est toujours d’actualité. À l’échelle mondiale. Tout le monde le sait ; bien peu l’intègre dans ses réflexions. Si ce n’est pour déplorer la disparition de sites industriels en Europe, dont on dénonçait naguère (et à juste titre) les conditions de travail odieuses imposées aux employés… Bon. Posons un peu les choses et regardons-les de manière objective. Pour rappel, 10% de la population mondiale possède 86% des ressources globales. 50% ne possède rien. Entre les deux, 40% de la population, essentiellement occidentale, possède 14% des ressources. On peut dire avec Alain Badiou qu' »un but important de ces 40% est de ne pas tomber dans la masse des 50% qui n’ont rien » (1). On le comprend bien. On comprend moins que cette crainte, légitime, liée à la menace permanente du déclassement implique l’ignorance pure et simple de ces 50% dans nos analyses.

Penser que l’enjeu en France est de reconstruire la conscience d’elle-même du prolétariat est une erreur idéologique fondée sur une incompréhension de transformations sociales fortes. En plus du caractère dramatiquement ethnocentré qu’elle révèle, elle amène à conclure un excellent travail documentaire sur des sottises. Sottises qui nous empêchent de nous poser cette question simple, et qui est pourtant, je crois, la seule valable. Cette question vaut en ce qu’elle se glisse au cœur des nœuds bien serrés du réel. Et cette question est :

Comment parvenir un jour à ce que nous, classes moyennes et supérieures confondues,

nous qui possédons 100% des ressources mondiales,

rejetions

en masse

le capitalisme ?

(1) Alain Badiou est un des rares intellectuels à avoir véritablement tenu compte de ces données, mais sur un tout autre sujet : il l’a fait au demain des attentats du 11 novembre 2015 pour analyser le phénomène, précisément, transnational qu’est le terrorisme.