317 – réponse possible (une)

Dimanche 12 mars

Si tu veux bien, voici un exemple qui te permettra peut-être de voir pourquoi j’ai parlé d’erreur. Tu cites H. Bouteldja : « Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi. » On peut voir dans cette phrase l’expression de la clairvoyance de l’autrice. Pour moi cependant, cette phrase qui signifie « je devrais garder mes distances (de militante pour la cause indigène, de fille d’immigrés qui veut s’émanciper) mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la tendresse pour les beaufs. Je ne peux pas m’en empêcher parce qu’au fond on est de la même famille. On est des opprimés » est un gimmick. Un gimmick politicien. Je croirais entendre Mélenchon, Ruffin, tiens : Roussel. Et je ne cite que les politiques (qui se disent) de gauche. Cette déclaration faite la main sur le coeur a pour but de susciter l’adhésion. Contrairement à tous les autres je ressens de l’empathie. Votez pour moi. 

Je ne dis pas que l’autrice ici n’est pas sincère, et franchement, on s’en fout. Elle l’est sûrement d’ailleurs. Ce qui m’interroge, c’est : pourquoi une phrase pareille a-t-elle été écrite ? Publiée ? Quelle est sa finalité ? L’expression de la lucidité jusqu’au bout des doigts ou bien le gain de sympathie ? Parce qu’il faut choisir. Ça ne peut pas être les deux, en vertu de la loi d’incompatibilité entre littérature et militance à laquelle nous croyons tous les deux. Alors, certes, on peut découper ces lignes et regarder ce qui les rend si fortes (elles le sont, surtout la deuxième partie – « reliquat de larbinisme tapi au fond de moi » c’est magnifique, les termes employés, totalement inattendus, le rythme, les assonances et allitérations, etc – tout ça tu connais). Mais au bout du bout, elles le sont tout comme l’était l’envolée dans le Média sur les femmes du quartier. Ça c’est ma thèse. À la fin il faut choisir. Littérature ou militance. 

Axer l’interprétation sur une hypothétique confidence de l’autrice, voilà ce que j’appelle « épuration du propos ». Je sais que le caractère immédiatement politique de cette phrase t’apparaît. Mais en saluant dans le mouvement d’introspection le « sel » littéraire, on manque je crois sa visée véritable, politicienne. Car ça, c’est encore un autre degré. Le couvercle sur la marmite qui fait mijoter l’ensemble. Le potentiel littéraire dans le texte de Bouteldja existe sans doute, mais je maintiens qu’il faut le laisser à sa juste place, tapi au fond d’elle (!). Au dessus il y a toujours le couvercle. L’intention de rassembler autour d’elle (ou, selon l’expression consacrée, celle de « continuer le combat »).

Si bien que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une hypothèse, une tentative intellectuelle, une auto-analyse psychologique et vaguement intimiste lancée au détour d’un mot d’ordre doit, à mon sens être lu sous ce prisme. Question de cohésion. Mélenchon mangeant du quinoa chez Gala était un coup d’essai ; les phrases un peu provoc de Bouteldja également. Si l’on doit aimer cette femme, c’est donc pour ce qu’elle est : une femme politique. En ce qui me concerne pas vraiment pour ses propositions politiques, pour le moment, malgré certains éléments d’analyse qu’on n’entend jamais et qui me plaisent, elles ne me convainquent absolument pas. Mais plutôt pour ce qui la définit le mieux et ce, d’ailleurs, qu’elle prétend bien être. C’est là qu’est sa puissance, le truc qui lui donne des ailes (et tout son charisme).

Dans ce que j’ai lu récemment, il n’y a qu’un livre qui m’a paru faire une jonction assez idéale entre littérature et militantisme. C’est l’essai de Lucbert sur les fusils rangés. Je trouve qu’elle a inventé quelque chose d’assez génial. Mais à bien y réfléchir, je me dis que c’est peut-être plus un texte littéraire qu’un véritable ouvrage militant (le travail sur la langue y est impressionnant). Ou peut-être qu’il est « juste » politique ? Cela expliquerait que j’aime infiniment moins quand elle tombe dans le militantisme, comme dans son dernier texte, minuscule au demeurant, et l’ensemble de ses billets, qui préfèrent tous la démagogie à la complexité (n’est pas Bouteldja qui veut). Il faudrait décider où se situe exactement la frontière. Je ne sais pas si c’est possible.

312 – beaufs, barbares

Mercredi 22 février

Je signale un billet de blog dans le club Mediapart qui reprend avec intelligence et mesure Beaufs et barbares, le pari du nous, le dernier essai d’Houria Bouteldja. Il en pointe bien la réussite – en première partie une réussite réelle, et qu’il ne faut surtout pas minimiser puisqu’elle est le résultat d’une passionnante approche, décoloniale et systémique de l’histoire par l’autrice -, ainsi que certains écueils propres à la deuxième partie. Ce n’est pas souvent qu’on trouve dans les mots des autres l’exacte expression de ses propres pensées mais c’est toujours une expérience étonnante. Je précise que je ne connais rien de l’auteur de ce billet. Je veux aussi saluer la clarté du propos. Tout y est juste, jusqu’au titre. J’invite donc à suivre ce lien avant de poursuivre la lecture de mon billet.

Cependant, des écueils, dans le livre, il y en a d’autres, et de taille. Rapidement : la proposition de sortir de l’UE pour permettre la jonction des classes opprimées. Là, H. Bouteldja a un train de retard. À vue de nez, cinq ans (un siècle en politique). Déjà, sauf erreur, les gilets jaunes n’en parlaient pas. Or depuis, le Brexit et la crise sanitaire sont passés par là. Plus personne ne veut quitter l’UE. Aucun parti du pays n’ose encore envisager un Frexit, c’est dire. Le populisme, même de gauche, a changé son fusil d’épaule. Il faut en prendre acte. De la part de la militante politique, s’accrocher à cette idée, surtout pour en faire le point de convergences jusqu’ici impossibles, me paraît pour le moins déroutant.

Et puis il faudrait revenir encore sur la méthode – mais d’une certaine façon, le point précédent relevait du même défaut. Parler, notamment, des généralités sur les comportements de classe et de race ; des (innombrables) assertions non étayées sur le désir des uns, la volonté des autres ; mais après tout, à la décharge d’Houria Bouteldja, certains raccourcis restent peut-être inévitables dans un texte de cette nature ; en revanche, beaucoup plus gênantes sur le plan du raisonnement sont les caractérisations à géométrie variable (des beaufs, surtout) qui courent au long du livre.

Tout cela multiplie les contradictions internes et mériterait que j’en fasse le relevé précis, je le reconnais. Mais gardons à l’esprit le titre du billet auquel je viens de renvoyer et calmons nos ardeurs. Faisons simple plutôt, et contentons-nous d’un seul exemple. Fonder une ligne politique sur un « pari », ce n’est pas faire de la « stratégie » politique (sans exagérer, Houria Bouteldja n’a que ce mot au clavier). C’est faire un vœu. Réalise-t-on le non sens ? L’appel à bâtir un chemin collectif sur une incertitude, sur du sable mouvant ? Les termes ont beau avoir été choisis avec minutie pour souligner la froideur de l’analyse, le « pragmatisme » (autre terme clé) à l’oeuvre et l’objectivité du calcul, il nous est bien demandé de croire avec elle. « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur. », écrivait Cocteau. Les mouvements sociaux sont impossibles à prévoir et davantage encore à maîtriser, l’actualité récente nous l’a encore prouvé. Un espoir ne suffira pas à me convaincre et j’en suis bien marrie car je ne demande, de mon côté, que cela : être convaincue.

J’attire enfin l’attention sur les interrogations liminaires du billet de Khaled Satour. Elles me semblent en effet particulièrement judicieuses. En réalité, elles sont le coeur du sujet – et dans une certaine cohérence, la cause même des écueils mentionnés. Le blogger voudrait saisir les motivations d’H. Bouteldja au moment où elle fait publier le texte. Il s’agit bien pour elle de prendre le pouvoir. D’accord mais comment ? Par l’union mais encore ? Via les élections ? La révolution ? Selon quelles modalités concrètes envisagées ? On ne saura pas. En revanche, rien n’empêche de faire un léger pas de côté pour se demander quel lectorat vise H. Bouteldja avec cet essai. Les beaufs ? On imagine qu’ils ont autre chose à faire que de lire de la théorie politique. Non, soyons cohérents avec notre autrice, qui a le mérite de rarement mâcher ses mots : les beaufs ne lisent pas de théorie politique. Alors les barbares qui soutiennent déjà de près ou de loin les revendications du PIR ? Pourquoi, dans ce cas, les avoir presque délaissés dans la deuxième partie, plus directement militante ? Parle-t-elle à d’autres leaders de partis ? Mais quel sens alors y a-t-il à remettre sur la table la question, peu crédible, de la sortie de l’Union européenne ? À la fois récit historique sans véritable démonstration, programme politique réduit à quelques grandes lignes et manifeste à l’adresse floue, l’essai laisse une impression de confusion qu’un peu de temps et de réflexion de la part de l’autrice auraient sans doute aisément dissipée.

Mais en dernière instance, rappelons-nous les citations de personnalités d’extrême droite mises en exergue et l’on y verra soudain plus clair. Leur aspect vaguement provocateur, qui sur le coup picote, certes, mais dont ma foi l’on se remettra vite (1). Rappelons-nous la première partie, léchée, totale. La juxtaposition de l’une et des autres, telle une mise à plat, une opération de neutralisation de la morale au nom de la pensée, soudain sanctuarisée. Cet ensemble nous met sur la piste : lui aussi, à qui s’adressait-il ? Je vois une autre catégorie. C’est celle des intellectuels, toujours un peu coupés des réalités à force d’abstractions.

Ce livre est fait pour eux.

(1) Je n’ai pas attendu Houria Bouteldja pour me dire que J.M. Le Pen était un homme intelligent. Mais le citer était-il indispensable quand on sait son passé en Algérie ? Non, bien sûr. Sauf à servir un autre but que celui de la connaissance.