Dimanche 12 mars
Si tu veux bien, voici un exemple qui te permettra peut-être de voir pourquoi j’ai parlé d’erreur. Tu cites H. Bouteldja : « Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi. » On peut voir dans cette phrase l’expression de la clairvoyance de l’autrice. Pour moi cependant, cette phrase qui signifie « je devrais garder mes distances (de militante pour la cause indigène, de fille d’immigrés qui veut s’émanciper) mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la tendresse pour les beaufs. Je ne peux pas m’en empêcher parce qu’au fond on est de la même famille. On est des opprimés » est un gimmick. Un gimmick politicien. Je croirais entendre Mélenchon, Ruffin, tiens : Roussel. Et je ne cite que les politiques (qui se disent) de gauche. Cette déclaration faite la main sur le coeur a pour but de susciter l’adhésion. Contrairement à tous les autres je ressens de l’empathie. Votez pour moi.
Je ne dis pas que l’autrice ici n’est pas sincère, et franchement, on s’en fout. Elle l’est sûrement d’ailleurs. Ce qui m’interroge, c’est : pourquoi une phrase pareille a-t-elle été écrite ? Publiée ? Quelle est sa finalité ? L’expression de la lucidité jusqu’au bout des doigts ou bien le gain de sympathie ? Parce qu’il faut choisir. Ça ne peut pas être les deux, en vertu de la loi d’incompatibilité entre littérature et militance à laquelle nous croyons tous les deux. Alors, certes, on peut découper ces lignes et regarder ce qui les rend si fortes (elles le sont, surtout la deuxième partie – « reliquat de larbinisme tapi au fond de moi » c’est magnifique, les termes employés, totalement inattendus, le rythme, les assonances et allitérations, etc – tout ça tu connais). Mais au bout du bout, elles le sont tout comme l’était l’envolée dans le Média sur les femmes du quartier. Ça c’est ma thèse. À la fin il faut choisir. Littérature ou militance.
Axer l’interprétation sur une hypothétique confidence de l’autrice, voilà ce que j’appelle « épuration du propos ». Je sais que le caractère immédiatement politique de cette phrase t’apparaît. Mais en saluant dans le mouvement d’introspection le « sel » littéraire, on manque je crois sa visée véritable, politicienne. Car ça, c’est encore un autre degré. Le couvercle sur la marmite qui fait mijoter l’ensemble. Le potentiel littéraire dans le texte de Bouteldja existe sans doute, mais je maintiens qu’il faut le laisser à sa juste place, tapi au fond d’elle (!). Au dessus il y a toujours le couvercle. L’intention de rassembler autour d’elle (ou, selon l’expression consacrée, celle de « continuer le combat »).
Si bien que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une hypothèse, une tentative intellectuelle, une auto-analyse psychologique et vaguement intimiste lancée au détour d’un mot d’ordre doit, à mon sens être lu sous ce prisme. Question de cohésion. Mélenchon mangeant du quinoa chez Gala était un coup d’essai ; les phrases un peu provoc de Bouteldja également. Si l’on doit aimer cette femme, c’est donc pour ce qu’elle est : une femme politique. En ce qui me concerne pas vraiment pour ses propositions politiques, pour le moment, malgré certains éléments d’analyse qu’on n’entend jamais et qui me plaisent, elles ne me convainquent absolument pas. Mais plutôt pour ce qui la définit le mieux et ce, d’ailleurs, qu’elle prétend bien être. C’est là qu’est sa puissance, le truc qui lui donne des ailes (et tout son charisme).
Dans ce que j’ai lu récemment, il n’y a qu’un livre qui m’a paru faire une jonction assez idéale entre littérature et militantisme. C’est l’essai de Lucbert sur les fusils rangés. Je trouve qu’elle a inventé quelque chose d’assez génial. Mais à bien y réfléchir, je me dis que c’est peut-être plus un texte littéraire qu’un véritable ouvrage militant (le travail sur la langue y est impressionnant). Ou peut-être qu’il est « juste » politique ? Cela expliquerait que j’aime infiniment moins quand elle tombe dans le militantisme, comme dans son dernier texte, minuscule au demeurant, et l’ensemble de ses billets, qui préfèrent tous la démagogie à la complexité (n’est pas Bouteldja qui veut). Il faudrait décider où se situe exactement la frontière. Je ne sais pas si c’est possible.