312 – veines

Dimanche 26 mars

Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.

La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.

Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.

(La photo n’est pas floue, le point est sur le pouce)

293 – montagnes russes

Mardi 3 janvier

En une semaine, essayé de lire deux textes écrits par deux figures intellectuelles de la gauche radicale, et portés aux nues par celle-ci. Mais l’un (littéraire) comme l’autre (de forme plus classique) se sont avérés d’une grande vacuité. Les phrases s’y enchaînent, toutes tristement creuses, quoique rédigées dans un style chaque fois pompeux, venu avec son lot de mots qui claquent, parfois grossiers pour mimer la colère. Le ton, cela va sans dire, y est définitif. Car c’est bien connu : à idées radicales, style sans concession.

Qu’on se figure un peu. J’entends et lis dans mes médias de prédilection des éloges sans réserve, mets 10 euros dans le livre, puis dans l’autre, agis gonflée de l’espoir d’y apprendre des faits, de piocher quelques idées, des points de vue un peu élaborés sur la société, le monde, le libéralisme, puis, poussée par une curiosité sincère me lance dans la lecture, réellement désireuse de faire connaissance avec une parole amie. Joyeuse comme une gosse en fait. À la place, je trouve coup sur coup un vague concept étiré jusqu’au point de rupture, une broderie poussive qui s’étale jusqu’à atteindre tant bien que mal les cent pages d’un tout petit format (A5). Et là dessus rien ne vient. Pas une pensée, ni une manière originale d’appréhender le réel. Juste du blabla, mais de gauche. Autant dire le néant. Je sais qu’en écrivant cela je prends le risque de paraître aigrie. Ce n’est pas le cas. Pour pouvoir aimer et admirer, il faut aussi garder une conscience aiguë de ce dont on ne veut pas. Définir quelques contours, et ce faisant circonscrire son refus. Ça : non. Je ne pense pas en retour manquer d’enthousiasme dans ce blog. C’est finalement assez simple : l’amour d’une œuvre ne peut pas se passer de son inverse. Car créer, c’est faire des choix.

Ces lectures déçues me font toujours un mal de chien. Il me faut des heures pour me remettre des sentiments de salissure (peut-être de trahison) et de frustration qui s’emparent alors de moi. J’avais écrit il y a quelques semaines un long billet critique sur le dernier essai d’Alice Zeniter. Même si j’étais en désaccord avec ses thèses, celui-ci contenait de la matière, elle-même portée par la volonté de faire le tour de quelque chose (le rapport de l’autrice à la littérature). Le ton aussi me semblait le bon pour un tel exercice. Mon billet, bien que dur, manifestait finalement un certain respect. Je disais à A. Zeniter : parlons d’égale à égale. Mais ces autres textes dont je ressors vide, comme abêtie par effet de contagion ne méritent pas même un début d’analyse, si ce n’est peut-être sur la façon dont ils volent au vent. Sérieusement, c’est juste impardonnable. La gauche aujourd’hui me semble par trop fragile pour s’offrir le luxe de la fascination pour le cool et des effets de mode.

Fort heureusement il y a Spotify (!) et un chef d’œuvre du cinéma de science-fiction que j’ai pu voir sur grand écran le jour même du deuxième échec, à savoir Snowpiercer de Bong Joon-ho. Le film est tout bonnement magnifique. Certaines scènes de combat y sont belles à pleurer (d’émotion esthétique), d’autres suscitent un suspens capable de faire battre le cœur/la chamade/ou bien inversement. Enfin, j’ai pu observer et mettre à l’épreuve cette histoire de sensations encore balbutiante.

Snowpiercer en effet est un pur film d’action, dont le scénario s’inscrit dans la tradition du blockbuster. Si l’idée de départ reste originale – les survivants d’une glaciation artificielle de la planète sont confinés dans un train où sont maintenues d’une main de fer les inégalités de classes ; le film narre la révolte des pauvres -, les péripéties ne sont pas exemptes pour autant d’un certain nombre de clichés (ce dont, je pense, le réalisateur coréen était pleinement conscient) : héros héroïque mais tourmenté par une faute originelle, cheffaillonne exubérante au service du maître, séquences « émotion » réservées à la mort des seconds rôles, riches occupés à se vautrer dans la débauche, molosse donné pour mort qui se relève pour mener le combat final, humanité renaissante incarnée par une jeune fille et un petit garçon.

Malgré d’ingénieux rebondissements, le meilleur n’est évidemment pas le scénario du film, mais bien ses effets visuels. La beauté, via les jeux de rythme mais aussi de lumière, est inoubliable. Le choix des acteurs, dont la bombe Chris Evans, jamais loin du centre de l’image, et le non moins sublime, bien que dans un autre genre, Song Kang-ho, contribue d’ailleurs à l’impression qu’a été recherchée (et atteinte) une certaine perfection visuelle. Les gestes, les mouvements se déploient, à la fois fluides et changeants, se figent en tableau quelques instants, reprennent. Bong Joon-hu est un virtuose de la captation. Son inventivité en la matière reste peut-être inégalée.

290 – inculte-s

Vendredi 30 décembre

On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.

Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.

Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.

Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.

En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.

287 – en route, sur place

Jeudi 15 décembre

Malade toute la semaine. Outre la douleur itinérante, les symptômes qui changent et parfois s’accumulent, l’impuissance crasse et les déséquilibres, j’aurai bénéficié d’une chose dont je comprends qu’elle n’a pas de prix : depuis combien de temps n’avais-je pas goûté un tel silence ? Ce silence capable de percer les tympans, de plisser l’arrière du crâne (fièvre !) et de s’écouler sous la nuque, des heures durant.

Je parle de silence. Peut-être le mot indifférence est-il plus juste. Impression pas désagréable d’être The Man Who Killed The Man Who Killed Him (« I’m not dead ») dans Dead man. Flottante et passive. En route, sur place. Sur la route : immobile.

Dead man, de Jim Jarmusch

264 – avis (mon)

Mardi 25 octobre

Parfois on lit ou voit une œuvre, entend une question qui fait débat, et l’on ne sait que choisir. On comprend tous les points de vue, au moins partiellement, saisit toutes les intentions. Tout pourrait nous convenir. On pourrait aller dans un sens. Mais en réalité on pourrait tout aussi bien défendre le contraire. On tient ainsi, longtemps. Longtemps. Et puis au bout d’un moment, on bascule. Comme s’il fallait absolument prendre parti. Comme s’il fallait choisir son camp.

Cela ne signifie pas que ce choix ne soit pas justifié. Il correspond, bien sûr, à ce qu’on pense réellement. Mais pas à ce qu’on pense entièrement. Il y a souvent une part d’éléments autres que notre seule opinion sur le sujet concerné. Positionnement par rapport à un groupe auquel on veut ou non appartenir ; image de soi ; préférences érigées en principes il y a plus ou moins longtemps et auxquels on s’accroche ; au contraire construction en cours d’une théorie, qu’il faut illustrer rapidement pour la rendre plausible ; affects, voire préjugés divers liés à l’artiste qu’on loue ou critique… à vrai dire ces éléments sont innombrables et difficiles à démêler.

Et puis de toute façon, c’est trop tard. On s’est engagé. On a mis un orteil, on ne va pas reculer. Surtout, quelque chose qu’on ne maitrise pas, notre conscience ou bien le dieu des jugements, la grande Histoire ou l’opinion publique, un truc idiot en tout cas qu’on imagine distribuer les bons points pour l’éternité, nous empêche de le faire ; tout comme émettre des nuances, celles-là même qui nous retenaient au début.

Alors on s’enfonce dans ce choix, et fait tout pour le rendre plus tranché encore. On ne retient plus les coups parce que l’idée d’avoir tort, même un tout petit peu, nous paraît insupportable. Avec tout ça, à la fin, un avis indiquera surtout une posture. Pas forcément une mauvaise posture, mais une posture tout de même. Disons : une posture plutôt qu’un avis honnête. Épris de sincérité et de rigueur intellectuelle. Nous croyons réfléchir en toute impartialité. C’est en réalité l’ego, cet autre mot pour « orgueil »- d’ailleurs ils sonnent pareil -, qui nous dirige. Malgré les efforts que je déploie, je n’y échappe, bien sûr, pas toujours. Si bien que je me dis parfois qu’avant d’émettre tout jugement je devrais prévenir mes interlocuteurs : plus mon avis semble péremptoire, plus il faut le relativiser.

261 – l’essence

Jeudi 20 octobre

Hier soir, une demi-douzaine de personnes s’est relayée pour m’expliquer les subtilités de la notion de travail chez Bernard Friot en passant, entre autres choses, par les catégories marxistes de travail concret et de travail abstrait. Ils l’ont fait pendant une bonne demi-heure, l’un après l’autre (l’économie est pour moi comme une autre langue, une langue instable. Je la comprends avec beaucoup de difficulté), tout en me conseillant des lectures ou des vidéos faciles pour que je puisse consolider ces notions. Certains veulent même m’envoyer des extraits de textes théoriques. Tous l’ont fait sans que j’aie d’examen à préparer, à plus de 22h30, et alors que je leur répétais que je trouverais bien toute seule, qu’ils ne devaient pas s’embêter pour moi (nous avions la poursuite du séminaire de Réseau Salariat à préparer). Je crois que c’est la première fois que je me retrouve dans une telle situation. Celle d’un enseignement collectif, prodigué gratuitement, c’est-à-dire sans autre but que de répondre à mes interrogations. Ça m’a émue. Je ne peux le dire autrement.

Un tel moment,

+ l’invitation récente de ma prof de sport à venir m’entraîner avec elle

+ les discussions que je poursuis, année après année, avec mes proches ;

cette attention à l’autre sans autre cause qu’elle même, je la considère comme un aboutissement. Je me moque complètement (complètement) de mon pouvoir d’achat. Le prix de l’essence que j’utilise chaque jour peut bien augmenter, je suis de toute façon incapable de calculer la différence. Pas une minute de mon temps de cerveau disponible n’est consacrée à ces tracas supposés du quotidien. Je refuse de le faire, ne le ferai jamais. Ce vers quoi les journaux déploient tant d’énergie à diriger toute mon angoiiiiiiiisse me laisse une fois de plus de marbre. Soudain, il faudrait que je craigne que la merde dont le monde est fait vienne à manquer. « Tentative nulle », nous dirait Cyrano. Ils peuvent affirmer ce qu’ils veulent : une vie où de telles relations – celles que je tisse avec mes semblables – sont possibles est une vie où rien ne manque.