322 – veines

Dimanche 26 mars

Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.

La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.

Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.

(La photo n’est pas floue, le point est sur le pouce)

319 – forme (la grande)

Samedi 18 mars

Il aura suffit de peu de choses pour que mes intentions se clarifient. Le chemin est encore vaste à accomplir mais au moins, il ne se fera pas dans un brouillard épais. Peu de choses, à savoir : deux phrases entendues, une écrite. Je raconterai les premières. Cette semaine mon portable sonne tard, alors que je suis, un peu par hasard, dans mon jardin sous les constellations – un beau moment. C’est une amie dont je n’ai pas eu de nouvelles depuis trois ans. Elle me raconte, entre mille autres anecdotes, les râles de son mari au moment de sa mort. J’apprends quelque chose. Les romans du XIXème siècle ne mentaient pas. L’agonie s’accompagne de râles. Or j’avais toujours pensé que ce détail, très marquant, n’avait pour unique but que de marquer. Emma vomissant son cyanure. Thérèse payant son crime, Goriot sa gentillesse. Je pensais qu’alors tout était feinte. Non non Flaubert et ses copains disaient vrai. Incroyable. Le récit qui m’est fait ici n’a rien de sinistre – mon amie est d’une gaîté rieuse, presque primesautière, à toute épreuve. Cependant au détour d’un mot je perçois une brisure. Soudain fendillée, la puissance de cette parole se libère et m’émeut. Et je pense :

Le corps, décidément. Car il n’y a que lui.

Assez vite (le lendemain) me vient le lien avec mes billets récents, et de plus en plus fréquents, sur le sport – billets que je fais toujours un peu contre moi, puisqu’ils ne faisaient pas partie du projet à l’origine de Sarga. Avec également l’espèce de dilemme qui se pose depuis quelques temps en des termes imprévus. L’écriture ou l’entraînement. Alors que jusqu’à maintenant, les directions et les bifurcations s’étaient d’elles-mêmes toujours imposées à moi, pour la première fois me semble-t-il, j’ai l’impression de devoir faire un choix. Ce n’est pas une sensation agréable. Elle n’est pas dans mon tempérament. Mais de toute évidence il y a nécessité. Tout d’abord parce que je n’ai matériellement plus le temps de faire les deux. Souvent je rentre essorée par une ou deux heures d’exercices, heureuse certes mais flottante, et incapable seulement de regarder un film en entier, que dis-je ?, un documentaire sur les pharaons d’Egypte au format « jeune public ». Ma consommation d’objets culturels est réduite à peau de chagrin. Je perds le fil de mes romans (ceux que je lis, celui que j’écris). Le temps, l’énergie. La base.

Pourtant – et c’est là la deuxième cause du dilemme – je n’éprouve aucun manque. Tout va pour le mieux, les cellules fouettées par l’exercice et le sang que l’apport d’oxygène revigore chaque jour m’accaparent entièrement. Je les observe agir en moi, non : je les observe m’agir avec une fascination de nouveau-né. Ainsi, mon attention se porte-t-elle à présent sur les sensations et les changements physiques. Voilà tout. Ce n’est pas rien. C’est même prenant. Je ne reviendrai pas en arrière.

Un dessein advient donc peu à peu. Littéraire. Ce faisant il dissoudra, je l’espère, le dilemme. Je devrai désormais écrire sur, par et depuis le corps. Tisser un long témoignage, incessant. Evoquer bien sûr celui des autres aussi. Il faudra faire alors de ces corps vécus des corps écrits ; et pour cela transformer le mien en oeil-ma-bouche ; en faire le prisme de ce qui m’entoure comme de ce qui m’habite. Il faudra que je voie et parle à travers lui, et non plus l’inverse. Cela signifie : rédiger souvent, à rythme du moins régulier, afin de rendre le rapport minutieux de son évolution, peut-être et pourquoi pas – quoique tout de même j’aille là un peu vite en besogne – jusqu’à l’heure ultime (celle du râle).

Une difficulté cependant se présente : si je veux tout écrire, c’est-à-dire sans ambages, il s’agit d’éviter absolument de tomber dans le journal intime. Car ce n’est pas tant le sujet qui compte (je veux dire : moi en tant que sujet), que la chair et ses modifications. Ses états comme ses interactions avec l’environnement. En un mot (trois), la mécanique magique. Ici subsiste un nœud de taille. Je voudrais m’observer certes, mais en évacuant ce qui fait de moi une individualité.

Je pourrais dire : il reste encore à donner au récit sa forme.

Ça c’est pour le ton primesautier sur fond d’orage.

317 – réponse possible (une)

Dimanche 12 mars

Si tu veux bien, voici un exemple qui te permettra peut-être de voir pourquoi j’ai parlé d’erreur. Tu cites H. Bouteldja : « Je vis leur déclassement comme une injustice, une anomalie, un affront personnel, presque une blessure. Je mets ça sur le compte de mes névroses de colonisée et un peu aussi sur un reliquat de larbinisme tapi au fond de moi. » On peut voir dans cette phrase l’expression de la clairvoyance de l’autrice. Pour moi cependant, cette phrase qui signifie « je devrais garder mes distances (de militante pour la cause indigène, de fille d’immigrés qui veut s’émanciper) mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la tendresse pour les beaufs. Je ne peux pas m’en empêcher parce qu’au fond on est de la même famille. On est des opprimés » est un gimmick. Un gimmick politicien. Je croirais entendre Mélenchon, Ruffin, tiens : Roussel. Et je ne cite que les politiques (qui se disent) de gauche. Cette déclaration faite la main sur le coeur a pour but de susciter l’adhésion. Contrairement à tous les autres je ressens de l’empathie. Votez pour moi. 

Je ne dis pas que l’autrice ici n’est pas sincère, et franchement, on s’en fout. Elle l’est sûrement d’ailleurs. Ce qui m’interroge, c’est : pourquoi une phrase pareille a-t-elle été écrite ? Publiée ? Quelle est sa finalité ? L’expression de la lucidité jusqu’au bout des doigts ou bien le gain de sympathie ? Parce qu’il faut choisir. Ça ne peut pas être les deux, en vertu de la loi d’incompatibilité entre littérature et militance à laquelle nous croyons tous les deux. Alors, certes, on peut découper ces lignes et regarder ce qui les rend si fortes (elles le sont, surtout la deuxième partie – « reliquat de larbinisme tapi au fond de moi » c’est magnifique, les termes employés, totalement inattendus, le rythme, les assonances et allitérations, etc – tout ça tu connais). Mais au bout du bout, elles le sont tout comme l’était l’envolée dans le Média sur les femmes du quartier. Ça c’est ma thèse. À la fin il faut choisir. Littérature ou militance. 

Axer l’interprétation sur une hypothétique confidence de l’autrice, voilà ce que j’appelle « épuration du propos ». Je sais que le caractère immédiatement politique de cette phrase t’apparaît. Mais en saluant dans le mouvement d’introspection le « sel » littéraire, on manque je crois sa visée véritable, politicienne. Car ça, c’est encore un autre degré. Le couvercle sur la marmite qui fait mijoter l’ensemble. Le potentiel littéraire dans le texte de Bouteldja existe sans doute, mais je maintiens qu’il faut le laisser à sa juste place, tapi au fond d’elle (!). Au dessus il y a toujours le couvercle. L’intention de rassembler autour d’elle (ou, selon l’expression consacrée, celle de « continuer le combat »).

Si bien que tout ce qui ressemble de près ou de loin à une hypothèse, une tentative intellectuelle, une auto-analyse psychologique et vaguement intimiste lancée au détour d’un mot d’ordre doit, à mon sens être lu sous ce prisme. Question de cohésion. Mélenchon mangeant du quinoa chez Gala était un coup d’essai ; les phrases un peu provoc de Bouteldja également. Si l’on doit aimer cette femme, c’est donc pour ce qu’elle est : une femme politique. En ce qui me concerne pas vraiment pour ses propositions politiques, pour le moment, malgré certains éléments d’analyse qu’on n’entend jamais et qui me plaisent, elles ne me convainquent absolument pas. Mais plutôt pour ce qui la définit le mieux et ce, d’ailleurs, qu’elle prétend bien être. C’est là qu’est sa puissance, le truc qui lui donne des ailes (et tout son charisme).

Dans ce que j’ai lu récemment, il n’y a qu’un livre qui m’a paru faire une jonction assez idéale entre littérature et militantisme. C’est l’essai de Lucbert sur les fusils rangés. Je trouve qu’elle a inventé quelque chose d’assez génial. Mais à bien y réfléchir, je me dis que c’est peut-être plus un texte littéraire qu’un véritable ouvrage militant (le travail sur la langue y est impressionnant). Ou peut-être qu’il est « juste » politique ? Cela expliquerait que j’aime infiniment moins quand elle tombe dans le militantisme, comme dans son dernier texte, minuscule au demeurant, et l’ensemble de ses billets, qui préfèrent tous la démagogie à la complexité (n’est pas Bouteldja qui veut). Il faudrait décider où se situe exactement la frontière. Je ne sais pas si c’est possible.

311 – 45

Lundi 20 février

Aujourd’hui, Maud fête ses 45 ans. D’habitude elle se moque de son anniversaire et n’organise rien. Comme chaque année, elle prendra tout de même la peine de faire un gâteau le week-end. Pas pour elle – elle est flexi-vegan – mais pour ses enfants. « Pour les voir heureux, avec du chocolat aux joues ». Cette fois pourtant, elle a accepté de se plier à un bilan pour notre magazine Baba. Il faut dire, l’exercice ne sera pas long : on ne peut être plus joyeuse, plus satisfaite, en un mot plus épanouie que cette professeure de collège dynamique et souriante.

Alors que la morosité semble avoir gagné tout le pays pour un bon moment, nous lui avons demandé quel était son secret. Et à l’entendre, la recette est simple. Elle adore son boulot, et à l’inverse des nombreux professeurs qui, lorsqu’ils ne se plaignent pas de leurs conditions de travail déplorent la baisse du niveau scolaire, elle trouve que passer vingt heures hebdomadaires avec des adolescents est une chance irremplaçable – elle n’aurait pas pu tenir enfermée dans un bureau des journées entières avec des adultes. Le reste de son temps, elle le partage entre toutes ses passions : la pratique du sport, un mix de cardio, de renforcement musculaire et de yoga – six heures par semaine tout de même, et de temps à autres deux heures de danse, « pas plus sinon ça tire ! » -, mais aussi la lecture et l’écriture.

De temps en temps elle va à Paris travailler avec ses camarades de Réseau salariat, l’association qui promeut les thèses de l’économiste communiste Bernard Friot. Elle a même quitté un parti de gauche où elle assurait des responsabilités nationales pour défendre le salaire à vie, une cause qui lui tient particulièrement à cœur. Ici, pas de hiérarchie, pas d’instances nationales. Les rapports sont plus sains, nous lance-t-elle sans s’étendre davantage. Mais quand on s’étonne d’une telle pugnacité, la militante s’arrête, pensive, avant de nous expliquer : Peut-être que je garde encore espoir de changer le monde… Et puis, m’investir pour le collectif contribue à mon équilibre personnel. Tout simplement. Comme la vie ne peut être faite que de devoirs et d’obligations morales, elle profite de ses nombreux congés payés pour partir voir ses amis à l’autre bout du pays – cet été, elle ira vers l’est jusqu’à la frontière suisse.

Dans cinq ans la (future) jeune quinqua aura fini de rembourser son prêt immobilier, qui lui a permis de s’acheter en pleine campagne une grande baraque à retaper pour une somme dérisoire. Alors certes, elle ne vit pas dans une maison aux murs impeccables, au point d’hésiter encore à y inviter de nouvelles connaissances, mais c’est vrai, ce matin où elle nous a reçus, nous savourons avec elle l’espace qui se déploie devant nous et les rayons de soleil qui entrent par les fenêtres de son (immense) salon. Elle sait que fondamentalement on n’a pas besoin de plus et c’est une belle leçon. Mais s’il fallait résumer les choses, elle les formulerait ainsi :

J’ai une paix royale. Je maîtrise mon temps et mes fréquentations. Je n’ai jamais été autant en forme physique – bien plus que quand j’avais 20 ans. Et si je me sens aussi tranquille, c’est que je me suis totalement débarrassée des critères de réussite qui motivent mes contemporains. Le professorat est un métier déclassé ? Je m’en fiche, je m’amuse en cours avec les élèves et mon salaire suffit à nourrir ma famille, que demander de plus ? Débarrassée des critères de beauté aussi – en réalité je ne me suis jamais sentie aussi jolie, nous avoue celle qui a pensé un temps avoir recours à l’acide hyaluronique, avant d’y renoncer. Je comprends avec l’augmentation récente de ma pratique sportive que l’âge est un problème inventé. Puis d’ajouter, devant notre mine mi-incrédule, mi-admirative : quant aux critères de féminité, maintenant c’est moi qui décide.

Surtout, j’apprends des choses passionnantes tous les jours ; passionnantes parce que je sais ce qui m’intéresse et ne perds plus mon énergie à y chercher une quelconque valorisation extérieure. Je crois que ce qui a changé la donne, c’est que j’ai réussi à m’extraire de la nécessité de coller à l’actualité, de coller à mon époque, même si je sais que j’en reste un pur produit. Plus exactement, c’est comme si j’étais parvenue à faire le tri : j’en prends le meilleur (les transports, internet, les livres, la jeunesse, le militantisme, la salle de sport) et laisse tout le reste sur le bas côté (les infos, la course au pouvoir, l’argent, la maltraitance animale, la télé, les réseaux sociaux). Il m’a donc fallu 45 ans pour cela. Les gens de mon âge semblent parfois un peu dépressifs, un peu résignés. Certains donnent l’impression que tout est joué. Moi c’est le contraire. Je me dis : Maintenant que la voie est libre, tout reste à explorer, tout. Mon corps, la littérature, le monde.

La seule chose qui l’ennuie, nous confie-t-elle en fin d’interview, c’est que cette année encore elle a reçu des messages pour son anniversaire de la part d’Atoll, de Gammvert et Amazon qui ont son adresse mail. Elle doute de jamais parvenir à s’en débarrasser totalement. C’est une véritable plaie, ce traçage !, nous a-t-elle lancé dans un grand éclat de rire. Car notre hôte du jour est ainsi : elle aime faire de ses petits tracas quotidiens des pelures de clémentine. Alors comme nous, à Baba magazine, on n’est pas vraiment du genre à bouder notre plaisir, on applaudit des deux mains un tel parcours de vie. So inspiring !

307 – à l’ami (qui sauve la vie)

Dimanche 5 février

Je ne vois pas de différence fondamentale entre l’amour et l’amitié. Il doit dans les deux y avoir en tout cas cet élément commun qui est une sincérité absolue. Mes amis sont les quelques personnes qui savent exactement ce que je pense (et qui en savent potentiellement tout : quelles que soient leurs interrogations je ne devrai rien leur dissimuler).

L’amitié, comme l’amour, est une autorisation faite à l’autre de nous transformer, et par l’autre de le transformer. Ce sont là les uniques termes du contrat. Parfois, mais seulement quand c’est une question de vie ou de mort, il faut transformer avec violence. Il arrive que dans le même geste les amis sauvent notre amitié mutuelle et notre propre peau.

Je repense aux Banshees of Inisherin. Colm, s’il était réellement l’ami de Padraic, aurait dû lui apprendre la musique – du moins le lui proposer – pour qu’ils puissent en jouer ensemble. Qui sait ? de leur travail commun seraient peut-être nées des compositions bien plus belles et plus originales que toutes celles qu’il pensait faire, seul à sa table, dans son petit salon… Il ne s’est pas donné la chance de devenir meilleur et d’accomplir de plus grandes choses en aidant son ami à progresser. Il ne s’est pas offert cette chance en lui offrant ce cadeau. C’est dans ce point précis que réside toute sa vanité : il s’est cru plus fort seul.

293 – montagnes russes

Mardi 3 janvier

En une semaine, essayé de lire deux textes écrits par deux figures intellectuelles de la gauche radicale, et portés aux nues par celle-ci. Mais l’un (littéraire) comme l’autre (de forme plus classique) se sont avérés d’une grande vacuité. Les phrases s’y enchaînent, toutes tristement creuses, quoique rédigées dans un style chaque fois pompeux, venu avec son lot de mots qui claquent, parfois grossiers pour mimer la colère. Le ton, cela va sans dire, y est définitif. Car c’est bien connu : à idées radicales, style sans concession.

Qu’on se figure un peu. J’entends et lis dans mes médias de prédilection des éloges sans réserve, mets 10 euros dans le livre, puis dans l’autre, agis gonflée de l’espoir d’y apprendre des faits, de piocher quelques idées, des points de vue un peu élaborés sur la société, le monde, le libéralisme, puis, poussée par une curiosité sincère me lance dans la lecture, réellement désireuse de faire connaissance avec une parole amie. Joyeuse comme une gosse en fait. À la place, je trouve coup sur coup un vague concept étiré jusqu’au point de rupture, une broderie poussive qui s’étale jusqu’à atteindre tant bien que mal les cent pages d’un tout petit format (A5). Et là dessus rien ne vient. Pas une pensée, ni une manière originale d’appréhender le réel. Juste du blabla, mais de gauche. Autant dire le néant. Je sais qu’en écrivant cela je prends le risque de paraître aigrie. Ce n’est pas le cas. Pour pouvoir aimer et admirer, il faut aussi garder une conscience aiguë de ce dont on ne veut pas. Définir quelques contours, et ce faisant circonscrire son refus. Ça : non. Je ne pense pas en retour manquer d’enthousiasme dans ce blog. C’est finalement assez simple : l’amour d’une œuvre ne peut pas se passer de son inverse. Car créer, c’est faire des choix.

Ces lectures déçues me font toujours un mal de chien. Il me faut des heures pour me remettre des sentiments de salissure (peut-être de trahison) et de frustration qui s’emparent alors de moi. J’avais écrit il y a quelques semaines un long billet critique sur le dernier essai d’Alice Zeniter. Même si j’étais en désaccord avec ses thèses, celui-ci contenait de la matière, elle-même portée par la volonté de faire le tour de quelque chose (le rapport de l’autrice à la littérature). Le ton aussi me semblait le bon pour un tel exercice. Mon billet, bien que dur, manifestait finalement un certain respect. Je disais à A. Zeniter : parlons d’égale à égale. Mais ces autres textes dont je ressors vide, comme abêtie par effet de contagion ne méritent pas même un début d’analyse, si ce n’est peut-être sur la façon dont ils volent au vent. Sérieusement, c’est juste impardonnable. La gauche aujourd’hui me semble par trop fragile pour s’offrir le luxe de la fascination pour le cool et des effets de mode.

Fort heureusement il y a Spotify (!) et un chef d’œuvre du cinéma de science-fiction que j’ai pu voir sur grand écran le jour même du deuxième échec, à savoir Snowpiercer de Bong Joon-ho. Le film est tout bonnement magnifique. Certaines scènes de combat y sont belles à pleurer (d’émotion esthétique), d’autres suscitent un suspens capable de faire battre le cœur/la chamade/ou bien inversement. Enfin, j’ai pu observer et mettre à l’épreuve cette histoire de sensations encore balbutiante.

Snowpiercer en effet est un pur film d’action, dont le scénario s’inscrit dans la tradition du blockbuster. Si l’idée de départ reste originale – les survivants d’une glaciation artificielle de la planète sont confinés dans un train où sont maintenues d’une main de fer les inégalités de classes ; le film narre la révolte des pauvres -, les péripéties ne sont pas exemptes pour autant d’un certain nombre de clichés (ce dont, je pense, le réalisateur coréen était pleinement conscient) : héros héroïque mais tourmenté par une faute originelle, cheffaillonne exubérante au service du maître, séquences « émotion » réservées à la mort des seconds rôles, riches occupés à se vautrer dans la débauche, molosse donné pour mort qui se relève pour mener le combat final, humanité renaissante incarnée par une jeune fille et un petit garçon.

Malgré d’ingénieux rebondissements, le meilleur n’est évidemment pas le scénario du film, mais bien ses effets visuels. La beauté, via les jeux de rythme mais aussi de lumière, est inoubliable. Le choix des acteurs, dont la bombe Chris Evans, jamais loin du centre de l’image, et le non moins sublime, bien que dans un autre genre, Song Kang-ho, contribue d’ailleurs à l’impression qu’a été recherchée (et atteinte) une certaine perfection visuelle. Les gestes, les mouvements se déploient, à la fois fluides et changeants, se figent en tableau quelques instants, reprennent. Bong Joon-hu est un virtuose de la captation. Son inventivité en la matière reste peut-être inégalée.

290 – inculte-s

Vendredi 30 décembre

On pourra aussi regarder d’autres interviews de la série, menée par un journaliste qui a l’air de savoir de quoi il parle (Sylvain Bourmeau). Par exemple celle de Mathias Énard, moins directement utile à ma réflexion, mais qui a le mérite d’évoquer la revue Inculte, dont j’avais suivi à l’époque, postée non loin sur mon accotement de linguiste, l’épiphanie. On remarquera comme l’auteur ajoute in extremis le nom de deux femmes après avoir cité une demi-douzaine de compagnons de route masculins, montrant ce que la joyeuse bande était alors, il y a une vingtaine d’années. Je crois que les choses ont un peu changé depuis et c’est heureux.

Je me souviens d’avoir pris un café un soir à Paris, avec M. E. et un ami commun. On avait parlé de Gibraltar, où je vivais alors. Enfin, plus précisément, il avait rebondi à l’évocation de ce lieu hors norme, petit morceau d’Angleterre coincé entre l’Espagne et le Maroc, sur un Gibraltar plus ancien et romanesque, celui d’Ulysse (Joyce). Énard est un homme de grande culture et son parcours, on l’apprend ici, tient de l’épique.

Plus largement, je ne peux m’empêcher après avoir suivi plusieurs de ces entrevues de noter l’origine sociale explicitement privilégiée des auteurs qui s’y expriment. Dans ce domaine comme les autres peu ou prou, grandir dans un environnement à la fois cultivé et bourgeois a non seulement joué un rôle majeur dans la naissance de la vocation des écrivains, mais aussi et surtout dans leur réussite sociale (ce qui signifie, concrètement, trouver successivement un éditeur et un public). À ce titre, le nom même de la revue puis maison d’édition Inculte se révèle d’une emblématique ironie. On ne part pas à la conquête du milieu de la culture sans armes. Celle bien sûr qui permet de saisir en vol les codes adéquats pour s’en servir à bon escient. Mais il faut ajouter à la liste, et sans doute placer en première position, l’arme qui consiste à désirer – à désirer seulement – appartenir à ce milieu ; un désir de faire pleinement partie du groupe, le groupe des écrivains. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’instinct grégaire s’apprend et c’est bien pour cela que ce n’est en aucune manière un instinct. L’écrivain solitaire et reclus est soit un mythe, soit un vieil homme qui a déjà conquis sa place.

Inscription hier soir sur Spotify. La puissance de cette application, qui suggère des artistes et indique les playlists des musiciens qu’on aime, est sans égale. Déjà passé des heures à fureter, sautillant d’enthousiasmes en surprises. Premier constat joyeux : le hip-hop, bon et frénétique, n’est pas mort, loin de là. Mais à vrai dire, plus aucun style ne semble vraiment mort, une fois tombé dans cette marmite géante qui fait bouillir le temps même et ramasse tout ensemble les groupes et les rythmes.

En une soirée des dizaines de morceaux nouveaux furent enregistrés. C’est absolument incroyable, le nombre d’artistes capables de produire une musique de grande qualité. Je n’exagère pas : ma joie est immense. Cette soudaine profusion – de noms, de sons, d’émotions – c’est presque trop pour un seul corps. Voilà exactement le genre de cadeaux, offerts à soi-même en récompense d’une année de labeur, qui rend le capitalisme invulnérable.