265 – roubaix

Mardi 1er novembre

Je regarde Roubaix, une lumière. Découvre Roschdy Zem et sa classe absolue. Le mélange de douceur et d’obscurité qui émane de lui, et que je ne crois pas avoir jamais vu chez un autre personnage de cinéma. Là très exactement s’invente quelque chose.

L’une des deux meurtrières est jouée par Sara Forestier, méconnaissable. Elle finit par sortir de sa bicoque, avec l’allure d’une pauvre petite chose, avec sa toute petite tête et un pull trop grand. Elle est laide, à la limite de la débilité. Son jeu surtout au début m’impressionne, quand seul se tient, hébété, ce triste corps sans épaules.

Léa Seydoux qui incarne l’autre meurtrière est égale à elle-même. Joliesse étrange, cerclée de cernes (de film en film, Desplechin montre une prédilection pour les yeux globuleux), regard fermé, débit qui mitraille, larmes abondantes. Comme d’habitude Seydoux joue bien et mal en même temps. En premier lieu elle ne joue pas très bien, mais à force d’audace et d’incessante affirmation de son jeu, crée des effets de vérité. C’est en s’imprégnant de l’assurance de l’actrice – une sorte de volonté vorace – que son personnage gagne en incarnation.

Roubaix, une lumière

Je m’étonne d’une scène où, en brassière et bras nus, la jeune femme qu’elle joue, une junkie, sans instruction et qui se sait foutue, dégage un charme soudain. Quelque chose de sexy. Je ne comprends pas ce que ça vient faire là. Puis, au fil de mes recherches sur le film je saisis ce qu’il en est vraiment : les deux femmes ont existé. Elles existent et le meurtre a eu lieu. Chaque scène, chaque posture, chaque mot a été ramené d’un documentaire (Roubaix, commissariat central) au film. Dans le documentaire la jeune femme porte une brassière identique.

Embarquée presque malgre moi dans son visionnage sitôt après le film, je continue à saisir : Desplechin a voulu bien distinguer les rôles. Surtout qu’on ne s’y trompe pas. On y trouvera comme au dessus des hommes le commissaire Daoud, grand et généreux ; d’un côté la meurtrière stupide et sans charisme ; et de l’autre la plus dégourdie, belle et manipulatrice. Belles, dans la réalité les criminelles le sont toutes les deux. À les voir pendant l’interrogatoire on les imagine facilement ensemble. On se figure leur vie, se déroulant à deux, dans une routine d’ennui ; leur quotidien sordide et complice.

En vérité les femmes, chacune à sa manière dégagent une égale complexité. L’une parle beaucoup, l’autre ne cède des bribes d’informations que lorsqu’on lui rappelle son petit garçon qui l’attend. On la voit alors presque sursauter sous la piqure. Souvent les deux regardent leurs interlocuteurs droit dans les yeux.

Dans le film les policiers qui mènent l’interrogatoire crient beaucoup derrière Daoud l’impérial. Jamais dans le documentaire. La tension cependant s’y avère plus forte. On voit les deux femmes se retrouver peu à peu acculées. On sent l’espace pour elles se rétrécir. Elles tournent en rond. Finissent par céder : l’une sous la rapidité des questions qui ne la laissent pas tergiverser, l’autre de manière plus tranquille, plus lancinante, par le chantage au fils. Ici, pas d’interprétation psychologisante du commissaire (d’ailleurs les policiers interviennent successivement, indistincts et sans grade). L’horreur se déplie dans sa grande banalité. Une banalité qu’aucune fiction ne me semble pouvoir capter. Tout sonne juste. Tout fascine. C’est le réel.

Note : pour prolonger, ici, un autre billet sur le cinéma d’Arnaud Desplechin.

259 – talkbox

Dimanche 16 octobre

Toute la série de ce docu-fiction consacré au monde de Dr Dre et son album fantôme est super, presque autant que l’était la première saison (sur OutKast, le fameux groupe formé à Atlanta – déjà évoquée ici). Notamment, le passage avec T. NAVA, bien que long de quelques minutes à peine, est un pur plaisir (premier épisode, à partir de 3 min.10)

Et pour être tout-à-fait complète, le hit de Topac qui, comme tous les morceaux de gangta rap d’ailleurs, paraît particulièrement bienvenu un dimanche matin. Or ce n’est pas rien. Essentiel même. Il faut toujours avoir de la musique sous le coude pour les dimanches d’automne.

Clip qui a pour spécificité de ne comporter aucun sein ni fessier féminin virevoltant to the beat

257 – correspondances

Mardi 11 octobre

On saisit soudain, parmi mille autres petites fulgurances aussi belles que furtives, quel aboutissement a inventé Jean-Luc Godard (JLG) ; de quelle évidence il a permis l’épiphanie par sa juxtaposition systématisée de la langue et de l’image – juxtaposition qu’il nomme le langage.

Car Mitra Farahani, dont j’avais déjà salué l’excellent précédent film, s’inscrit dans ce sillage. Elle nous fournit en quelque sorte la preuve par l’application. À vendredi, Robinson, sorti en salle il y a quelques mois et tout juste offert à la vue de chacun, sans doute à l’occasion de la mort de l’un de ses protagonistes, est un hommage fourmillant, flamboyant malgré sa matière pour le moins crépusculaire, au langage godardien.

Un lumineux hommage

à son

LanGaJ.

Il faut donc voir ce documentaire, absolument. J’aimerais y réfléchir (et en parler) davantage, à commencer par la méthode du maître (étonnamment facétieux), qui n’est pas autre chose qu’un art de la citation, un art de la référence – méthode qui réjouit en même temps qu’elle agace. N’en suis pas capable pour le moment. D’ailleurs,

Les pas dans les feuilles fracassent l’ouïe.

Mais peu importe.

Les images pensent, pourrait-on dire : d’elles-mêmes.

À vendredi, Robinson

204 – ouvriers

Dimanche 15 mai

Ce très bon documentaire sur la condition ouvrière, remarquablement illustré et dont la musique rappelle les fiévreux riffs de guitare de Neil Young dans Dead man, retrace l’histoire d’une conscience de classe et des luttes qui l’ont accompagnée, de sa naissance au début du XVIIIème siècle à aujourd’hui. Les passages décrivant les journées interminables des travailleurs, montrant de très jeunes enfants à la tâche, évoquant, citations à l’appui, les considérations glaçantes des patrons, sont particulièrement marquantes. On a beau le savoir, on est toujours remué de voir des êtres humains traités par leurs semblables comme des outils, considérés comme de simples rouages, les millions de boulons d’une grande machine. Réduits à des demi-vies, rendus interchangeables et destinés à la casse dès lors qu’ils sont devenus inutiles.

Mais justement, il manque ici un élément de taille. Au terme de la série de quatre volets, la délocalisation des usines « toujours plus à l’est » est à peine mentionnée. Elle l’est uniquement pour expliquer la fin de la conscience ouvrière. Car telle est la conclusion du documentaire : atomisée, individualisée et anesthésiée par la répression ultra-libérale, le sentiment d’une appartenance à la classe laborieuse aurait disparu en cinquante ans. La thèse de Stan Neumann est la suivante : les ouvriers existent encore en Europe, mais ils ne le savent plus.

Cette croyance est à mon sens une énorme erreur, malheureusement commune, qui reconduit une lecture marxiste de la société occidentale sans admettre que celle-ci s’est non pas modifiée, mais littéralement métamorphosée. Soudain saisie d’une étonnante schizophrénie, elle nie tout en le déplorant ce déplacement des forces productives. Le documentaire le dit pourtant : les ouvriers en France représentent aujourd’hui 5% de la population. Il faut saluer à ce titre l’apparition dans le film de Joseph Pontus, employé intérimaire et auteur dont j’avais évoqué le très bon livre À la ligne, publié peu avant sa mort. Pour autant, les ouvriers ne sont pas réduits au silence, comme on l’entend et le lit souvent, par une hypothétique individualisation propre à l’occident : ils n’existent plus. Autre chose a émergé de leur histoire. Pourquoi donc s’acharner à plaquer des catégories qui ne décrivent plus les modes de vie contemporains ?

C’est au contraire le meilleur moyen de passer à côté des nouvelles formes d’aliénation que connaît la majorité écrasante de la population des pays développés, en ignorant les véritables effets pervers du capitalisme. Eux sont bien plus nombreux et problématiques qu’un éventuel mépris « de classe » (sous-entendu laborieuse) pourtant clamé à longueur d’antenne. Cette formule s’est avérée au fil des ans le moyen le plus sûr de s’exonérer de penser la très complexe et très protéiforme classe moyenne.

C’est aussi une manière bien commode d’ignorer ce qui se passe ailleurs. La vérité, la seule, et qu’on ne cesse d’occulter en rhabillant par exemple les gilets jaunes en masse exclusivement douloureuse, c’est que les prolétaires sont désormais à l’autre bout du monde. À ce prolétariat-là, lointain, invisible, silencieux, le documentaire consacre une phrase. Une phrase en tout et pour tout à l’égard de ceux qui fabriquent la grande part des objets dont nous bénéficions, nous membres des classes moyenne et supérieure. Je m’empresse de le préciser : ces objets, éléments d’un véritable quoique relatif confort matériel, nous les obtenons de ce côté-ci au prix d’un détricotement constant de la législation sociale, d’un allongement du temps de travail de toutes les catégories socio-professionnelles, d’une pression croissante sur les chômeurs, mais aussi d’ubérisarion, de précarisation, de temps-partiels féminins, de burn-out divers et de stress variés infligés par toutes nos hiérarchies : voilà autant de sources de souffrance, certes, mais qui ne sont en rien des problématiques ouvrières et, faut-il ajouter, rarement prolétaires.

Un amalgame, ainsi, perdure. Par tradition, par filiation à un camp politique ou à ce qu’on en imagine. Pourtant cet amalgame insulte le réel, et avec lui tous ceux qui le peuplent. Plus encore dans un film dont l’ambition est de documenter très précisément l’histoire des ouvriers. Le prolongement des images du XIXème, il se trouve actuellement en Afrique et en Asie. C’est là que travaille la masse des ouvriers, enfermée sans protection 15h par jour. Toute tentative de le ramener en France constitue au mieux une approximation, au pire un mensonge. Cela ne signifie pas qu’on doive ignorer les difficultés spécifiques à l’organisation du travail occidentale, mais le minimum est de les identifier et de les qualifier correctement.

Alors oui, n’en déplaise aux libéraux, le marxisme est toujours d’actualité. À l’échelle mondiale. Tout le monde le sait ; bien peu l’intègre dans ses réflexions. Si ce n’est pour déplorer la disparition de sites industriels en Europe, dont on dénonçait naguère (et à juste titre) les conditions de travail odieuses imposées aux employés… Bon. Posons un peu les choses et regardons-les de manière objective. Pour rappel, 10% de la population mondiale possède 86% des ressources globales. 50% ne possède rien. Entre les deux, 40% de la population, essentiellement occidentale, possède 14% des ressources. On peut dire avec Alain Badiou qu' »un but important de ces 40% est de ne pas tomber dans la masse des 50% qui n’ont rien » (1). On le comprend bien. On comprend moins que cette crainte, légitime, liée à la menace permanente du déclassement implique l’ignorance pure et simple de ces 50% dans nos analyses.

Penser que l’enjeu en France est de reconstruire la conscience d’elle-même du prolétariat est une erreur idéologique fondée sur une incompréhension de transformations sociales fortes. En plus du caractère dramatiquement ethnocentré qu’elle révèle, elle amène à conclure un excellent travail documentaire sur des sottises. Sottises qui nous empêchent de nous poser cette question simple, et qui est pourtant, je crois, la seule valable. Cette question vaut en ce qu’elle se glisse au cœur des nœuds bien serrés du réel. Et cette question est :

Comment parvenir un jour à ce que nous, classes moyennes et supérieures confondues,

nous qui possédons 100% des ressources mondiales,

rejetions

en masse

le capitalisme ?

(1) Alain Badiou est un des rares intellectuels à avoir véritablement tenu compte de ces données, mais sur un tout autre sujet : il l’a fait au demain des attentats du 11 novembre 2015 pour analyser le phénomène, précisément, transnational qu’est le terrorisme.

188 – cognitif (biais)

Mercredi 27 avril

Vu un documentaire montrant grâce à plusieurs expériences scientifiques comment nous formons nos jugements et nos opinions à travers des biais cognitifs. Comment, lors d’une conversation y compris avec des proches, des intimes, ou au détour d’articles ou de documentaires (!), notre premier mouvement consiste à ne retenir (au sens propre du terme : le cerveau n’enregistre) que ce qui confirme nos idées préalables et rejeter (il élimine de notre champ de perception) ce qui les contredit. Cela je le savais, j’ai tendance à penser qu’on ne convainc jamais les autres, du moins pas au terme d’un simple argumentaire, aussi solide soit-il. Mais voir, IRM à l’appui, la mauvaise foi au travail, la voir agir de façon automatisée et, disons-le, indépendamment de toute volonté de la personne, c’est carrément déprimant. Surtout, chose étrange pendant ce film à portée générale, volontairement impersonnelle : je me suis vue soudain agir de la sorte, dans des circonstances tres précises. Mes propres réflexes, mes arrangements avec certains faits du quotidien m’ont sauté à la face. Quelle claque.

D’accord. On se ment : pas bien. Mais en allant tout à fait au bout, c’est (plus) compliqué, cette affaire. Car si on est réceptif à toute opinion contraire à la nôtre, si on se tourne toujours, telle une girouette affolée, vers le dernier avis articulé, alors on ne croira en rien. Et si on ne croit pas à certaines choses de manière un peu soutenue, quitte c’est vrai à se mettre des œillères, alors, me semble-t-il, on ne pourra plus agir. Ces biais cognitifs, aussi haïssables soient-ils à qui souhaite sincèrement comprendre le point de vue de l’autre et se montrer lucide en toutes circonstances, n’ont-ils pas tout de même une utilité ? Le documentaire ne l’évoque pas. Pourtant c’est une évidence.

Si je m’en tiens là, je risque de donner le sentiment que mes biais cognitifs me font rejeter une information qui me dérange. Ainsi en niant l’existence d’un problème je je reproduirais le problème en question. En le niant j’illustrerais ce que je nie. Alors on va dire les choses autrement. La véritable question est désormais de savoir quel ratio lucidité/mauvaise foi constitue un bon équilibre – un équilibre idéal – pour la pensée.

130 – éternité

Jeudi 30 décembre

Depuis plusieurs semaines me faisait de l’oeil une série documentaire sur Mohammed Ali. Elle s’est révélée assez addictive. Mais comme en ce moment je fonctionne par images, je garde pour moi les innombrables contradictions du bonhomme (ce qui ne veut à peu près rien dire) et le récit de sa fin ironico-tragique – disons : toute l’épaisseur – pour ne montrer que ceci. Parce que découvrir ce moment du combat légendaire entre Ali et Terell fut simplement extraordinaire. Et dans toute cette affaire je me souviendrai autant de mon saisissement devant l’écran que du combat lui-même.

Comment ne pas vouloir qu’une telle agilité, c’est à dire une telle présence au monde, soit éternelle ?

116

Mercredi 22 septembre

Voici le lien vers un très bon documentaire sur l’un des plus grands, bagarreur qui plus est. Entre autres choses, on y apprend que Le Caravage n’hésitait pas à recommencer à zéro une toile mal engagée. Il peignait directement, découpait les contours du revers de son pinceau comme un sculpteur taille dans la masse, puis retirait sans cesse. Son geste est une épure. Il y a dans ce film largement de quoi donner des forces à ceux qui viendraient à passer par ici et voudraient se lancer à leur tour dans un travail de longue haleine.

74 – travail, capital

Jeudi 8 juillet

Quand on travaille sous une économie capitaliste, on ne rêve pas, on cauchemarde. La violence subie peut être non seulement immense, mais qui plus est constante : celui qui se fait sucer le sang le jour ne semble pas toujours pouvoir trouver la nuit de répit véritable. Peut-on se remettre de rêver chaque soir qu’on travaille dans un bureau sans fenêtre ? Mais d’ailleurs, peut-on jamais se remettre de travailler le jour dans un bureau où il est établi que le nombre des fenêtres correspond à sa place dans la hiérarchie ? Qui peut rester indemne à la vue de son cerveau mangé à la petite cuiller par une dizaine de collègues ? Mais peut-on de toute façon survivre à un emploi où l’on donne tout, tout en se sachant inutile ? Le cauchemar, dans ce cas, n’est pas une simple illusion, désagréable certes mais temporaire. Il ne se déchire pas au réveil. Il devient le miroir grossissant, cruel et impossible à fuir d’une réalité tout aussi prégnante et dont les milliers de petites touches, quant à elles indicibles, n’en sont pas moins insupportables.

C’est en cela que le documentaire Rêver sous le capitalisme de Sophie Bruneau est fort et particulièrement marquant : rien du travail n’y est montré, sinon quelques lieux bruxellois fantomatiques, quelques espaces qui, alors qu’on les suppose pensés pour le bien-être des salariés, semblent au contraire les déshumaniser, les parquer et déterminer jusqu’à leurs comportements et leurs mouvements les plus simples. À ce titre, le passage avec un long travelling latéral dans une salle de restauration révèle une sociabilité prémâchée absolument terrible à observer. Même sur le temps de la pause, pendant le déjeuner, hors des tâches à accomplir, nulle échappatoire n’est à espérer. Pire encore : se nourrir est une tâche à accomplir à part entière. Pour le reste, lorsqu’un protagoniste parle devant la caméra pour raconter son cauchemar, la réalisatrice ne laisse entrevoir qu’un ou deux murs monochromes, un bout de table et de dossier de chaise. Ce presque rien, précisément, devient ainsi un gouffre, un gouffre d’angoisse il n’y a pas d’autre mot.

Tous les non-dits du travail, les horaires absurdes, le stress accumulé et la fatigue permanente, les gestes répétitifs, l’ennui et l’urgence qui vont de pair, la somme des contraintes inutiles, les remarques faites pour écraser – écraser l’autre en même temps que sa propre misère – , les coups d’oeil mauvais, les systèmes hiérarchiques dissociés des compétences réelles, les temps (mortellement) morts, la laideur des espaces, autrement dit ce qui n’a qu’à être suggéré dans le film car chacun en a fait l’expérience dans sa propre vie, se trouve ici redoublé par la souffrance individuelle, concrète et exposée en détail dans le récit onirique. On n’en saura pas plus. Mais chaque fois l’on sent que le témoin est arrivé au bout de ses forces. Et que s’il peut parler, c’est que quelque chose en lui a définitivement été cassé, qu’il ne pourra plus travailler comme avant. Ne lui reste que la force de dire, comme réciter le songe qui l’obsède. Voilà de bien étranges rêves que le capitalisme nous aura finalement vendus.

Je ne suis pas complètement sûre que le documentaire soit accessible aux non-abonnés. Pour s’en faire une idée et en savoir plus, j’ajoute une interview de Sophie Bruneau dont l’accès est gratuit (il est à noter que la réalisation du film a elle-même été un travail éprouvant).

67 – vétérans

Dimanche 26 juin

Theatro de guerra de Lola Arias

Il est des films dont la plus grande qualité est de plaire par surprise ; de marquer pour longtemps alors qu’on les regardait au départ d’un oeil méfiant. Le documentaire Theatro de guerra est de ceux-là. Pour faire parler de la guerre à des vétérans, la réalisatrice Lola Arias a imaginé de bien étranges détours. Elle a demandé à d’anciens soldats de la guerre des Malouines de rejouer devant sa caméra les événements à l’origine de leurs traumatismes. Ce faisant, le film accomplit un acte fort, radical, il instaure la mise en scène comme lieu du témoignage à part entière. C’est l’inverse de tout ce qu’on a appris. À nous donc de nous accommoder de la situation. Dans un premier temps, et malgré l’aspect bon enfant de ces premières scènes où des hommes tous très sympathiques semblent jouer à la guerre comme le feraient des gosses de dix ans, il est difficile de ne pas les trouver dans une posture délicate, pour tout dire de les croire pris au milieu d’une toile un peu trop artificielle. On se dit : la réalisatrice a eu une illumination, elle a dégagé un concept, le récit de guerre décalé, et les voilà coincés dans les mailles de sa fausse bonne idée.

Et pourtant, ce qui se passe au fil des scènes tournées est d’une grande puissance. Car l’aspect enfantin, s’il est toujours présent tout au long du film, finit par passer en sourdine, tandis que d’autres choses, nombreuses, en rafale même, arrivent avec le récit, que de simples témoignages ne sauraient jamais montrer aussi clairement. Et ce dont on avait l’intuition peut enfin apparaître au grand jour. Tout d’abord, que la souffrance psychologique est d’une intensité variable selon les circonstances de son expression. Elle peut poindre à n’importe quel moment et prendre à la gorge, mais il est aussi possible de s’en amuser avec ses potes, de la manipuler comme de la pâte à modeler pour lui donner mille formes, voire de la faire disparaître.

C’est sur tous ces registres potentiels que joue le documentaire, qui permet à ces hommes, Argentins et Britanniques miraculeusement mêlés, devenus complices (au moins) le temps de l’expérience cinématographique, à commencer par le charismatique Lou et son double complémentaire Marcelo – un homme d’une beauté et d’une sensibilité remarquables – aussi bien de revivre, de partager que de se distancier de ce qu’ils ont vécu il y a presque quarante ans. Visuellement, le mélange des genres et des approches est l’occasion pour la réalisatrice de produire des images qui rappellent immanquablement les photographies d’un Jeff Wall, et comme lui, d’en interroger aussitôt l’authenticité. Celle-ci est-elle seulement possible dans un documentaire ? La tentative de coller au réel et plus encore de faire revivre le passé n’est-elle pas vaine par définition ? Mais le plus extraordinaire ici est sans doute que par ce dispositif théâtral, le choix assumé de l’artifice, toute dimension morale disparaît de manière quasi immédiate. Par surprise, on l’a dit.

Les hommes postés devant une carte du théâtre des opérations rient de s’être lancé des roquettes lorsqu’ils tenaient la tranchée les uns en face des autres. Ils forment ensemble un groupe de musique un brin ringard, les paroles de leur chanson prennent à parti leurs auditeurs. Marcelo lit le passage d’un journal intime évoquant le désarroi des soldats retrouvant leurs familles. Les sources de discours se multiplient (point qui m’intéresse plus que tout autre en ce moment). Or c’est là, dans ce détour permanent que quelque chose, par exemple l’empathie ou peut-être la compréhension, est possible pour celui qui regarde.

Chacun des protagonistes essaie ainsi de raconter les effets souvent absurdes du traumatisme qui le ronge encore. L’un d’eux a dû tuer des prisonniers de guerre, il ne peut plus manger de corned-beef. Il saute sur place au milieu du studio pour mimer dans un même geste ses crimes et sa faim de l’époque. Un autre semble vouloir à tout prix imiter Jackie Chan ; plus tard, son duel amical avec un jeune homme le révélera pourtant bien plus vif et efficace qu’il n’y paraissait. Lou revoit aux moments les plus inattendus le corps mutilé de l’Argentin qui est mort dans ses bras, pour la seule raison, explique-t-il, que cet homme lui avait parlé en anglais. Il ressasse la scène d’agonie tout au long du film, comme il le faisait déjà au sortir de la guerre dans une interview d’une chaîne britannique et comme les techniques de guérison des troubles post-traumatiques le préconisent. Immanquablement, l’effet est comique. Par la puissance de suggestion de la parole, la piscine où Marcelo a appris à nager devient – et ne devient pas – la rivière où il a failli se noyer. Pour finir, les vétérans passent le relais à de jeunes gens pour jouer la scène matricielle, celle où meurt l’Argentin éventré, et dessiner une ultime image que les premiers pourront à leur tour contempler : une image figée, impeccablement composée et proprette de ce qui n’est en réalité pas autre chose qu’une boucherie. Indicible, la boucherie.