L’Atelier

Pour reprendre la rédaction de Trois cafés que j’avais délaissée ces derniers mois, mais aussi et plus simplement pour retrouver le goût de l’écriture, le plaisir de sa pratique, je commence un atelier d’écriture en ce mois de novembre 2023. Il durera un an.

Cette page présente l’ensemble des textes travaillés d’une séance à l’autre, ainsi que les divers remarques et enseignements apportés grâce aux cours et conférences régulièrement proposés par l’école.

Il s’agit donc ici d’un journal d’écriture.

Bonne lecture !

Th = questions théoriques

Tx = mes textes en cours et questions autour de leur rédaction

NOVEMBRE 2023

Th – Quel(s) point(s) de vue adopter dans l’écriture de son texte

1) Le « je » (1PS) permet une plus grande proximité que la 3PS et donc l’entrée dans une forme d’intimité.

Grand avantage de 1PS car on a là le cœur du personnage. Mais problème de la mise à distance (point de vue unique qui peut être étouffant). Possibilité alors de jouer avec la temporalité (par exemple : accroche au présent, in media res, puis le narrateur revient sur le récit d’événements passés : reprise d’une chronologie et logique explicative. Le récit se déplie tranquillement jusqu’à revenir au moment de départ).

C’est comme si on avait deux curseurs avec lesquels on peut jouer (1- le degré de connaissance : de la seule introspection à l’omniscience ; 2- la distance temporelle : du présent immédiat, de l’action, à une vision englobante des événements antérieurs et futurs)  

Mais en réalité (et bien sûr) tout est possible : ex d’un roman où la narratrice est un je… omniscient (qui évoque des faits qu’elle ne devrait pas connaître et des pensées d’autres personnages. En réalité, double narrateur qui s’enchevêtre-nt). 

On peut imaginer au contraire une narration qui reste volontairement et exclusivement extérieure aux personnages. Rien ne transparaît de leurs pensées. D’eux, on ne connaît que les paroles et les actes. A charge au narrateur de maintenir un voile, un filtre permanent entre le monde et l’intériorité des personnages – intériorité qui, de fait, n’existe pas à proprement parler. L’écriture produit alors une construction sans sentimentalité (Peter Handke). A moins justement que l’intériorité de personnages s’avère ne pas être autre chose que la somme des actes qu’ils produisent – la somme de ce que leur corps effectue : gestes, phrases, mouvements. C’est presque là une option philosophique, une approche totalisante de ce que signifie « exister ».

Th – La question du héros

Selon les codes romanesques traditionnels, il doit être empêché, entravé à un moment ou un autre

Le héros est héroïque dans le sens où il parvient à faire quelque chose que les autres ne savent pas faire. En cela, il a un pouvoir (pas forcément un « super » pouvoir, mais une aptitude, une capacité ou structurelle, ou exceptionnelle qui lui permet d’accomplir quelque chose de singulier). Il faut prendre ces éléments dans un sens très lâche – et c’est ça, cette « lâcheté » nouvelle de la fonction du héros, qui est intéressante dans la littérature moderne.

Tx – Une question à se poser en début de rédaction : quel est le thème du texte en cours ?

Comment on peut abonner ses proches ; quel est le point de rupture ; à quel moment on estime qu’il faut partir, disparaître de la circulation

Tous les personnages du texte sont, chacun à sa manière, emportés dans une spirale, pris dans un mouvement qui les amène à disparaître tôt ou tard. Ils ne s’y opposent pas, acceptent de partir de la scène, mais aucun n’est tout à fait maître de ce dessein. Ils subissent une logique qu’ils n’ont pas vraiment choisie. Sauf Élodie. Les autres sont des brouillons d’elle. Elle, sait que la disparition (et le renoncement à une forme de confort social) est une nécessité, la seule bonne chose à faire. C’est ce qui en fait la véritable héroïne de l’histoire, même si elle n’en est pas la narratrice. Une héroïne qu’on peut trouver immorale, égoïste, mais une héroïne tout de même.

À lire :

P. Quignard : Villa amalia 

JP. Toussaint : L’urgence et la patience 

M. O’Farell : I am I am I am 

Th – Deux éléments qui accrochent classiquement le lecteur :

  • le choix cornélien
  • le pacte

Tx – Mon roman en 15 scènes

1 – Prologue, scène à l’hôpital

2 – circonstances de la rencontre amoureuse (kiné)

3 – découverte du dossier médical

4 – dispute des deux sœurs

5 – filature

6 – conversation avec la sœur

7 – rencontre de l’ex

8 – séance de sport 1 et soirée amicale

9 – scène à l’hôpital

10 – séance de sport 2 (montée de jalousie)

11 – avec l’enfant (baby sitting)

12 – la sœur vient lui reprocher son comportement

13- la femme raconte (la confrontation finale)

14 – les adieux à la belle-mère

15 – épilogue

Th – Garder en tête qu’il s’agit toujours, en dernier instance, de faire du discours littéraire une succession d’images pour le lecteur (ou : la tâche de l’auteur consiste à faciliter la transformation par le lecteur du discours littéraire en images)

Projet de fiches personnages : il s’agit pour l’auteur d’en savoir plus que le lecteur sur le personnage > réservoir de scènes potentielles et, à l’inverse, concentration sur certaines scènes qui intègrent ce qui ne sera pas explicite.

Tx – Je levai à demie les yeux du grand album. Ce que j’avais appréhendé dès l’instant où je m’étais proposé était en train d’arriver. Toute ma crainte était postée devant moi, au milieu du couloir. Elle devait faire, quoi ? un mètre, un mètre trente peut-être. Plus je ne crois pas. Ne devait pas peser bien lourd, une vingtaine de kilos, et encore. Si j’avais été à la salle de sport, j’aurais pu la porter d’un bout à l’autre en courant. J’aurais pu la soulever et enchaîner deux allers-retours sans m’arrêter, sans penser que mon cœur allait exploser, sans suer, sans trébucher, sans haleter, sans geindre. Cependant je n’étais pas à la salle mais seul ou presque dans l’appartement de Fossaert. Sans personne pour me regarder faire. Personne sauf justement ma crainte. Qui me fixait sans relâche. Qui certes n’était pas grande mais, maintenant qu’elle avait quitté l’ombre où elle était tapie, s’avançait vers moi, prenait toute la place dans le salon. Et qui pour couronner le tout répondait à un nom.

Maxime ?

Qu’est-ce que tu fais debout ? Pourquoi tu ne dors pas ?

Je remarquai alors son air de triomphe : l’enfant ne cherchait même pas à l’étouffer. N’avait probablement pas dormi du tout. Juste attendu que son père quitte l’appartement suffisamment longtemps pour être assuré qu’il ne faisait pas juste une course rapide comme cela pouvait lui arriver. Le garçon se tenait désormais à quelques pas. Mais comment donc avais-je pu me fourrer dans une galère pareille ? Qu’est-ce qui m’avait pris d’aller raconter à Stéphane que je travaillais comme animateur ? D’où cette idée m’était-elle venue, à moi qui n’avais jamais eu d’enfant ni le moindre désir, n’y avais jamais eu affaire ni n’en ai eu à faire en aucune occasion, pas même une once, même pas de loin, ni via mon entourage social ni familial ? Et à présent que me faudrait-il faire pour que cet enfant retourne sagement se coucher ? Tu veux boire ? Il acquiesça en se détournant. Il ne me prêtait déjà plus tant d’attention que ça. Me préférait la cuisine, sans doute pour y chercher un biberon dans le frigo géant style américain à revêtement en inox, se servir un jus de fruit. Je ne savais absolument pas si je devais le suivre. Aussi vite que possible me levai et tentai de ranger l’album là où je l’avais trouvé. Trop tard. Tu peux me donner un verre ? Il était là, de nouveau, derrière moi cette fois-ci. Attendait sans bouger. Je me retournai en cachant le livre dans mon dos, le glissai avec négligence sous un coussin du canapé et rebondis pour m’approcher tout ça de l’air le plus dégagé qui soit. Ne manquait que le sifflotement. Lui m’observait toujours.

À la cuisine il me désigna un placard trop haut pour son petit corps.

Je lui tendis un verre. Puis, une fois qu’il fut à moitié vide ou plein le regardai aller dans le salon. S’asseoir sur le canapé pile à ma place. Tiens donc il ne veut pas retourner dans sa chambre. Après tout pourquoi pas le laisser ici. Mais s’il lui prenait l’envie d’allumer la télé je mettrais le holà. J’avais trop chaud à présent. Me servis à mon tour un grand verre d’eau fraîche. Essayai de le poser sans bruit. Ma main tremblait un peu. De là où je me trouvais je lui expliquai que le père avait dû chercher la mère qui avait un souci avec sa voiture qui était garée à l’autre bout de la ville, et qu’ils reviendraient tous ensemble, mais plus tard. Il se tenait assis, de dos, pendant que je parlais rien de lui ne bougea. Soudain sans la moindre hésitation il tira à lui l’album sous le coussin. L’ouvrit, se mit à le feuilleter. Bon. Il fallait que j’y retourne, dans ce salon. Je m’installai sur le fauteuil à l’oblique du canapé. Je n’allais tout de même pas lui reprendre le livre des mains, mon empressement aurait paru louche. Il valait mieux au contraire faire comme si tout était normal. Comme si cacher un album-photos derrière un coussin était la chose la plus ordinaire du monde. Comme si le sortir de sa cache et le feuilleter devant celui qui l’avait dissimulé l’instant d’avant n’avait rien d’étonnant non plus. Il convenait de laisser tout cela se faire, les choses couler de source, quelques minutes du moins. Idéalement que je commente même deux ou trois photos, voire pose des questions impliquées, me montre concerné comme le fait tout adulte sur n’importe quel sujet émanant d’un enfant c’est à dire avec une grande exagération. Car il me semble que plus ce que raconte celui-ci nous ennuie, plus son récit paraît s’étirer en péripéties et rebondissements insensés et tous pourtant plus fades les uns que les autres, plus l’enfant balbutie, plus il hésite et se répète et plus nous autres grandes personnes nous faisons un point d’honneur d’afficher un air intéressé. Et bien voilà, c’étaient cette fausse expression de passion, ces yeux écarquillés, cette bouche en cœur, ces exclamations chroniques et ces questions qui relancent que je devais prendre et faire durant quelques minutes tout au plus. De sorte que si l’occasion s’en présentait un jour, nous puissions dire, l’enfant, moi ou même nous deux, ensemble ou chacun de son côté, que ce soir-là nous avions regardé le grand album familial rangé dans la bibliothèque blanche. Le dire lui et moi avec un naturel égal, tel que Stéphane imaginerait que Maxime en avait eu l’idée seul, ou peut-être moi mais alors en aucun cas – aucun – poussé par une curiosité malsaine. Plutôt histoire de tuer le temps, de prendre un enfant par la main, instaurer un climat de confiance avec Maxime qui ne voulait pas dormir, le rassurer le bercer d’éléments familiers et bien sûr sans passer par les écrans, manquerait plus que ça, alors après tout quoi de mieux, quelle meilleure activité, quelle méthode plus efficace pour établir un premier contact chaleureux, simple et détendu que de regarder des photos de famille et se remémorer de jolis souvenirs, quelle intelligence de la situation, quel sens de l’à propos quand on y songe un peu, bon sang quel professionnalisme, mais quelle extraordinaire habileté. Je devrais donc patienter avant de lui prendre cet objet des mains pour le refermer d’un claquement sec. Et dans ce laps de temps, l’enfant dit Hélène c’est pas sa mère. C’est la femme de papa. Et tandis qu’il tournait les pages Ma mère elle est sur les photos, elle s’appelle Élodie. Et entre deux respirations Élodie est partie quand il était bébé. Elle l’aime toujours mais a beaucoup de choses très importantes à faire. Des choses qui lui prennent tout son temps. Elle ne peut pas s’occuper de moi. Elle m’aime mais je la vois jamais. C’est comme si je la connaissais pas. Elle non plus elle me connaît pas trop. S’il veut plus tard il la retrouvera. Quand il sera grand il pourra la chercher et la trouver. Elle est pas très loin d’ici. Il pourra la chercher. Mais attention ça sera pas une obligation. Ce qui compte c’est que je me sente toujours bien avec ma mère pas loin qui fait trop de choses pour me voir.

DECEMBRE 2023

Tx – Une scène forte ?

Derrière la porte il y a la mère malade. La mère mourante. La mère mourante et qui ne meurt pas. La mère mourante qui voudrait bien mourir mais qui n’y parvient pas. Avant de mourir elle nous attend. Elle nous veut. Elle aura notre peau. Derrière la porte il y a le fils aussi, assis auprès d’elle. Le père est absent. Il est dehors, au téléphone ou dans le jardin. Le père a mieux à faire. C’est le fils qui est là il est venu pour elle. Derrière cette porte il y a la mère, le fils et le fils du fils : l’enfant qui commence à parler, qui sait faire quelques phrases et qui se souviendra. La mère mourante est là, sur son lit, silencieuse. Elle regarde son fils et l’enfant d’un drôle d’air. Peut-être d’extase. Peut-être de douleur cachée. Le sourire s’étire anormalement. Il est comme aplati. Oui c’est ça, le sourire est plat. Le visage est plat. Ce matin la mère a mis le masque de la mort. Les yeux légèrement renversés regardent toujours en hauteur. Ils manquent de peu le regard du fils venu pour elle et celui de l’enfant. L’enfant tient fort la main du fils. Il a, ils ont sans doute besoin d’être un peu rassurés. Se soutiennent comme ils peuvent. Parce qu’il sait parler, l’enfant se souviendra de ce jour.

J’entre. Les corps tressaillent à peine. Les têtes ne se tournent pas vraiment, juste un clignement de nuque, et encore. C’est à moi de venir. C’est à moi d’aller où l’on va se recueillir, de marcher jusqu’au périmètre autour du lit de la mère qui meurt et qui ne meurt pas. À moi de me rendre à portée de main. J’entre et je fais quelques pas. Mes chaussures plongent dans la fine couche de moquette puis glissent à sa surface. Tout mon bruit est ténu. Les têtes se détournent imperceptiblement, ma présence est actée mais je ne suis pas présente, pas tout à fait. Nous ne sommes pas encore ensemble. Perclus d’amour, indistincts.

Tx – Cinq jours

Cinq jours que je vis avec le petit Aylan dans un coin de ma tête. J’écris un passage à son propos pour les besoins du nouveau texte. Je dois décrire l’enfant. Au début j’ai vraiment l’impression d’y aller, de mettre les mains dans le cambouis ; puis au bout de quelques heures il me faut m’éloigner. La présence est trop forte, l’émotion trop envahissante alors que je dois vivre (fonctionner) normalement : aller travailler, accompagner mes élèves, m’occuper de mes proches, vaquer à mes occupations bref, être présente au monde qui m’entoure. C’est dans ces moments-là que je réalise pourquoi écrire peut être si difficile.

C’est difficile de laisser l’écriture nous déborder quand c’est de ce côté-là qu’elle va. Il faut la laisser faire, je le sais, mais dans ces conditions j’y vais à reculons – comment pourrait-il en être autrement ? Alors, parce que c’est trop dur, quelque chose se met en place presque naturellement. J’utilise ce qui s’apparenterait à la technique du sfumato : je fais un pas en avant, un en arrière, un en avant, un en arrière. Je pose un mot, un autre, qui ouvre sur une combinaison de mots, qui amène à son tour l’association de deux autres termes, ainsi je m’approche de ce que je vise, reprends des mots précédents, me sens alors un peu m’éloigner du sens. Puis se forme une autre combinaison, et une autre, etc, dans un mouvement similaire. Mot après mot, je teste, essaie, recommence… Le texte avance en boucles successives, dans un mouvement plus ou moins proche de son centre. Et alors seulement, par petites touches, accumulation ou bien visée de plus en plus précise, quelque chose advient. Pendant ces moments difficiles émotionnellement, la langue devient à la fois l’outil pour percer, l’instrument permettant d’aller au cœur de la chose et un filtre qui me sépare de cette même chose. Elle devient à la fois le marteau piqueur et les lunettes de protection.

Tx – Pour bilan, le sentiment (subjectif, forcément) de terminer l’année bien mieux que je ne l’avais commencée, autorisé par le constat objectif que j’écris à nouveau. Indescriptible soulagement.

Mon cooooooooooach me conseille de lire Les grandes blondes, d’Echenoz – pastiche de Chandler.

JANVIER 2024

Première semaine de janvier : je dois m’attaquer à un gros morceau de Trois cafés. Et diviser la scène que j’ai déjà écrite, trop longue et ennuyeuse, en deux scènes successives d’un même récit mené par deux personnages. Le plus dur : donner au tragique une dimension plus comique. J’ignore totalement par quel bout prendre les choses, quel casse-tête.

Th – Le début, reprise

Peu importe la longueur du texte, ce qu’il faut viser c’est l’unité

Travail de la scène d’intro : est-ce que je vais tenir cette voix narrative pendant tout le roman ?

On peut changer une fin – les producteurs de cinéma ne se gênent pas pour le faire -, mais pas un début. On ne peut pas se louper sur l’entrée dans le texte ! Et en même temps, il n’y a rien de pire que les espérances déçues. Il s’agit donc de donner le ton, de poser la situation, éventuellement d’offrir la quintessence (qui se déploiera tranquillement dans la suite) et évidemment de donner envie au lecteur de poursuivre.

Tx : Deux points d’appui 

  • Le genre : l’enquête
  • Le baroque : la figure fuyante, la perle cabossée autour de laquelle on tourne

Th – On me demande quels auteurs j’aime. Je fais une liste d’une dizaine d’écrivains, au débotté. On me rétorque que ce sont tous des lyriques. Mince alors, mais c’est vrai. Je trouve ça très drôle, car plutôt inattendu. Mais je dois en prendre acte. Dans ces conditions, concernant le lyrisme le véritable enjeu dans l’écriture de mes textes est sans doute celui du dosage.

Tx – La grosse scène de Trois cafés qui me posait problème est terminée. Il faudra sans doute la reprendre plus tard mais l’essentiel est là : s’y tisse un entrelacs de voix et de discours (in/direct/libre) pour raconter un seul et même événement avec trois points de vue différents. Sentiment du devoir accompli, du soulagement, de la satisfaction, mais plus encore de l’effort physique. J’ai encore quelques courbatures.

Tx – Maintenant je dois finir une première version. Profiter de la dynamique que j’ai retrouvée ces dernières semaines. Un mois et demie pour y arriver, dont deux semaines de vacances, ça semble raisonnable.

FEVRIER 2024

Je travaille la troisième et dernière partie du roman. C’est la plus difficile, celle que j’appréhendais le plus en tout cas. J’avais pourtant dès le départ une idée claire de ce que je voulais y faire. J’imaginais un texte dense, dans ma tête ce serait une sorte de tunnel, un tube de mots dont on ne pourrait pas échapper. Aussi, j’étais à la vérité un peu effrayée à l’idée de me mettre moi-même dans cette voix qui happe et tient fermement pendant, je ne sais pas, 40, 50 pages. Ecrire, c’est se mettre dans des états. Certains états, bien que toujours nécessaires, sont plus ou moins désirables que d’autres… Or, étonnamment c’est tout autre chose qui est en train de se mettre en place. Contre toute attente, ce qui sort s’avère assez aérien. Tant mieux. Tout me va, mais la surprise (à moi-même) c’est toujours du bonus.

Un éléments stylistique très présent également dans cette partie, et que j’ai très envie de continuer à développer : la répétition. J’ai toujours fait des répétitions dans mes textes, mais pour la première fois elles ne sont pas des balbutiements. Elles font au contraire avancer le propos de la narratrice. Elles sont comme des points de rebond. La lecture de Jon Fosse m’a peut-être influencée, même si Melancholia I, bien que fondé sur la répétition, n’a vraiment rien d’aérien – c’est plutôt un (génial) rouleau compresseur. En tout cas j’ai le sentiment qu’une immense porte, du genre épaisse et blindée, s’entrouvre. Je viens juste d’acheter Tomates, de Nathalie Quintane : je crois qu’elle peut m’aider à ouvrir encore.

MARS 2024

E.1

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n’en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a bués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
A lui n’ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n’a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

François Villon (La ballade des pendus)

E.2

Ma belle-fille, sœur humaine, qui après moi vivras,

Ne te fâche pas contre moi.
Ne te laisse pas aller à ton ressentiment,

De la colère tu ne tireras rien.

Regarde-moi, qui ci gît, sans plus d’exhalaison malgré ma bouche ouverte
Quant à la chair, qui après tant de mois a perdu l’épaisseur,
Cela fait bien longtemps qu’elle ne pourra plus nourrir quoi que ce soit.

Déjà, elle commence à pourrir et les os, à mollir avant de s’effriter, tout de moi se disloque mais

Par pitié, ne te mets pas à rire, tout s’altère tu sais, la prochaine fois ce sera

toi, ou bien toi, ou toi.
Je te demande plutôt un peu de compassion,

Garde quelque chose d’aimable et de bon

Car vois là tout ce qu’il me reste :

Le souvenir que d’autres de moi auront.

Mon cadavre s’il le pouvait, tremblerait

Mais sauf noircir, plus rien ne sait plus.
Je suis morte, nul tourment ne me hante,

La maladie m’a gonflée, mes chairs à l’intérieur explosent,

Le jus mélangé de sang et de pus cherche par où s’écouler

Par exemple par l’orbite de mon œil enfoncé.
Plus jamais je ne tiendrai debout

Mais ma carcasse se trouve condamnée à rester allongée

Et pour l’éternité, peut-être si devant le sol s’incline

Rouler jusqu’à ce que joignant un trou puisse enfin s’arrêter

S’écroulant comme une masse, craquant de parts et d’autres, comme une grenade qui quitte soudain son arbre.

Malgré la fin du corps et de toute unité, par pitié souviens-toi

de moi.

E.3

Ma belle-mère, sœur humaine, après qui je vivrai,

Ne te fâche pas contre moi

Si je te regarde déjà comme une trépassée.
Ni toi ni moi ne devons nous laisser aller au ressentiment,

De la colère nous ne tirerons rien.

Avec un peu d’avance je te vois qui ci gît, sans plus d’exhalaison malgré ta bouche ouverte.
Quant à la chair, qui a perdu l’épaisseur,
Cela fait bien longtemps qu’elle ne pourra plus nourrir quoi que ce soit.

Déjà elle commence à pourrir et les os, mollir avant de s’effriter, tout de toi se disloque

Par pitié, ne m’en tiens pas rigueur, si je te vois déjà morte :

Tout s’altère, comme moi tu le sais.

Te regarder partie loin bien qu’encore sous mes yeux, n’est pas signe d’irrespect ni même d’indifférence,

Au contraire. Je te vois, voilà tout, telle que tu seras sous peu et pour l’éternité. Ce que je vois n’est autre que ce qui se dissimule, sous la peau, sous la terre, sous les mots et la figure de mère.

Ce que je vois aussi tout en te regardant, c’est la prochaine fois.

Alors ce sera moi, oui ce sera mon tour.

À tout cela, demain, qu’il soit lointain ou proche, je ne vois pas de quoi se réjouir, encore moins s’amuser.
Aussi je te demande un peu de compassion,

Autant de toi pour moi peut-être que moi pour toi,

Dans la mort, malgré tout garde quelque chose d’aimable et de bon

Vois tout ce qui me reste :

Le souvenir de ce que tu étais.

Ton cadavre s’il le pouvait, tremblerait de froid et d’humidité interne,

Mais sauf noircir, plus rien ne sait vraiment.
Tu es morte quasi, nul tourment ou presque ne te hante.

La maladie t’a gonflée, la mort fera le reste.

Tes chairs, je le sens, à l’intérieur explosent,

Le jus mélangé de pus et de sang cherche par où s’écouler,

Dans quelques heures, entre autres pores, l’orbite de ton œil enfoncé.
Plus jamais tu ne tiendras debout. Ta

Carcasse se trouve condamnée à s’allonger toujours,

Peut-être si, devant elle, le sol venait à s’incliner

Roulerait jusqu’à ce que joignant un trou elle puisse s’arrêter. Enfin, elle s’écroulera comme une masse, craquant de part et d’autre, comme une grenade qui par un mouvement naturel quitte soudain son grenadier.

Malgré la fin du corps et de toute unité, par pitié pardonne ma précipitation. Je te vois en corps tout rongé par les vers, dépouille en cours de putréfaction.

Excuse-moi. Ma belle-mère, qui autrefois savais tout contrôler,

Garde-toi de venger l’offense qui t’es faite. Jamais je te le jure n’ai voulu te moquer.

Juge plutôt la nouvelle sorte d’être

qui est en train de sourdre.

Et les mains jointes je t’en prie, de ma témérité accepte de m’absoudre.

De l’importance des influenceurs

Ces derniers jours, je tombe sur un extrait de Lolita. Très posé, factuel.

Puis écoute, l’une après l’autre, cette série d’émissions où sont racontés des faits biographiques de Perec, passés des extraits d’interviews (mais quelle voix magnifique !) et lus des passages de ses textes : certains que je connais par cœur, d’autres que je découvre.

Je découvre dans la foulée que Perec, que j’ai beaucoup étudié dans mes premières années de fac et ne lis plus jamais, me fait toujours le même effet : j’écoute les quatre émissions le ventre serré. Je ne le remarque pas tout de suite mais après plusieurs dizaines de minutes d’écoute, son histoire et ses textes mettent en moi quelque chose, je ne sais quoi, sous tension. Puis je comprends.

Il arrive que Perec écrive des mots et que ces mots soient des trous.

C’est que chez lui, chaque phrase semble une déchirure, une ouverture sur le vide. Mais ce qui est réellement fascinant, c’est que ce qui se joue dans ses livres n’est jamais produit du pathos. C’est même tout le contraire : Perec est un auteur méticuleux, clair, organisé. Il organise la béance. Mais ses textes ne sont jamais dupes. L’écrivain sait parfaitement qu’il ne retrouvera pas ce qu’il cherche, qu’il ne reconstituera pas ce qui lui manque, est effacé pour de bon. Ce qu’il produit, qui n’est rien d’autre que la tentative vaine de retrouver ce qui a disparu, vaine c’est à dire avancée comme telle, un échec-annoncé-qui-fait-littérature, constitue précisément ce qui déchire (le lecteur). Voilà un corps à la fois fabriqué et inutile : ce qui ne parviendra jamais à être ce qui reste (du passé), et qui est quand même tout ce qui en reste (son récit recomposé, son incomplète reconstitution, son souvenir fragmentaire).

Pour la suite de ma dernière partie, après le lyrisme qui l’a débutée (et lancée, comme on donne de l’élan), je dois atteindre cette simplicité de l’énoncé, cette limpidité, cette précision du récit qui proprement bouleversent.

Ce n’est pas rien d’être entourée de ces amis chers que sont les auteurs, et dont l’œuvre est à constante portée de main. Leur réconfort et leur aide sont peut-être ce qu’il y a de plus précieux lorsqu’on tâtonne dans l’écriture.

Intense…

J’écris vraiment peu en ce moment. Un paragraphe par-ci, par-là, une phrase que je retravaille jusqu’à ce qu’elle me semble être la bonne. Mais ce rythme me va. Je n’aurai pas fini 3 c avant cet été, et c’est tant mieux. Je ne pourrais pas faire plus en tout cas. Les idées fusent comme jamais, je ne me souviens pas d’avoir jamais été dans une telle intensité, à la fois émotionnelle et créative. Mais justement, j’ai besoin de temps. Je sens que je dois me méfier de ces états d’ébullition, de toute puissance forcément trompeuse, où chaque jour apporte son supposé coup de génie, aussitôt contrebalancé par un doute terrifiant, ce qui, pour finir, me brasse de tous côtés. Je suis heureuse de vivre cette période de profusion, comme reconnaissante, même si elle me mène parfois dans des états difficiles. Mais j’ai peur de ne pas garder les idées claires et de me perdre dans l’écriture. Je voudrais tout mettre dans cette fin de roman, alors que je dois plutôt « cristalliser ». Quoi qu’il arrive et où qu’il aille, le texte doit marcher droit.

Planning

MAI 2024

M87*

Dans un premier temps, j’ai procédé à des modifications sur les articles de presse ; retiré certains, ajouté d’autres de manière, il me semble, assez profitable. Je m’attaque à présent à la partie du migrant. C’est le plus difficile mais c’est bien de la travailler d’une seule traite. J’avais écrit cette partie en alternance avec les articles. Reprendre le tout ne peut qu’être un plus, c’est même une évidence, je ne comprends pas comment j’ai omis de le faire plus tôt. Toute cette moitié du texte (et du monde !, celui du moins que j’y dessine) doit être un long poème, un chant épique et qui s’élève au fil de son avancée. Je veux fabriquer un « tu » lyrique, qui naît au milieu de ce monde, mesquin, injuste, tel qu’il est de toutes parts et objectivement – au milieu des articles ; puis s’en détache – se détoure -, déploie des ailes et s’envole. Pour qu’ainsi se dessine un mouvement : plus on s’enfonce dans la terre, plus on touche à une forme de beauté – je pourrais dire : plus l’on s’y rend disponible.

J’ai récemment vu Une vie cachée » de T. Malick. Le film réussit parfaitement à produire un tel effet.

JUILLET 2024

Il n’y a pas d’événement, seulement des processus. Reconstituer la vie revient à en tirer le fil.

Je veux faire cohabiter la sédimentation et le glissement (lent, souterrain). Des mouvements, rien de plus. L’un vertical, l’autre horizontal : lents, imperceptibles, mais capables à eux deux de maintenir la vie. Il me semble en effet

Il me semble

Il me semble que tout son secret

est là.

And this is how you can be walking and falling at the same… time

On pourrait dire que la vie comporte en son sein trois mouvements :

  • La sédimentation (pour l’accumulation de matière)
  • Le glissement (pour l’évolution)
  • Et la répétition (pour le rythme)

OCTOBRE 2024

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