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Vendredi 16 avril

Bahman Mohassess est un peintre et sculpteur iranien reconnu internationalement. En 2010, quand la réalisatrice Mitra Farahani le retrouve dans un hôtel à Rome pour faire un documentaire dont il est le sujet, il vit en exil depuis 40 ans. Peu après avoir quitté l’Iran, il a quasiment cessé de travailler. Il n’expose plus depuis longtemps. Surtout, il a détruit les unes après les autres l’essentiel de ses oeuvres.

Le documentaire montre un homme qui ne sort plus de chez lui, se dit écoeuré par les relations humaines et menant une existence paisible. Contre toute attente il n’a pas l’air malheureux. Il rit souvent de ses remarques caustiques tel un personnage de cartoon. Avec la réalisatrice, il tisse une relation faite de taquineries et de complicité tacite, de franchise, de jeu et de postures, de clopes, de gaîté. Ce documentaire colle fort au réel. Il est fait de temps longs, de temps morts, de bavardages et de routines. Or, ce réel a ceci de particulier qu’il est à la fois extraordinaire et d’une extrême banalité. Cela fait un drôle de mélange, qui sème le trouble et le prolonge bien au-delà du temps du film. Il montre un homme extraordinaire, au talent fou et insolent, qui s’est volontairement placé, précisément parce qu’il est ainsi, dans une vie banale, sourde aux tumultes du monde comme aux promesses de gloire.

Installé sur son canapé en tissu ringard trône ainsi du soir au matin ce très vieil homme isolé et pourtant aussi cabotin qu’un comédien à la fleur de l’âge ; un homme à la fois mysanthrope et rigolard, au dégoût enjoué, satisfait de sa réussite autant que de la cassure qu’il a opérée, de lui-même, dans sa carrière. La seule chose qui lui manque, finit-il par reconnaître, c’est de ne plus travailler. Il acceptera de peindre une dernière fois pour offrir à Mitra Farahani l’image de l’artiste inspiré, labourant sa toile – et renflouer son compte en banque au passage. Il en mourra. Mais sans doute savait-il pertinemment ce qu’il était en train de faire en acceptant cet ultime effort.

Bahman Mohassess, Sans titre, 1966, détails de l’oeuvre et lieu d’exposition

Or justement. L’autre chose banale et extraordinaire que montre le film est bien la mort du peintre. Banale, parce qu’elle concerne un vieillard aux poumons encombrés. Dès les premières images et les premiers mots entendus, on sent parfaitement que c’est vers cette issue que va le film. Il ne s’agit ici de rien d’autre que d’accompagner les derniers jours d’un corps exténué sous l’air du Requiem de Mozart. Mais bien sûr, la mort est toujours un phénomène insondable, absolument impossible à saisir. Dans cet atelier de peinture c’est elle qui nous saisit. Et l’on est d’autant plus reconnaissant à la réalisatrice d’avoir su capter le moment de cette manière-là, d’avoir réussi à nous figer le coeur en une sensation inouïe de terreur et de quiétude. Plus encore : de nous faire partager avec elle cette terreur et cette quiétude flottant alors, palpable, et nous supéfie, tandis qu’agonise Bahman Mohassess. On ne voit rien de cette mort, on l’entend simplement : « Ouvre les portes ! Ce n’est pas une simple hémorragie. Je suis en train de mourir. » Pendant ces quelques instants, dix ans après le tournage du documentaire, le monde s’arrête.

Je ne sais pas si c’est parce que j’en ai vu défiler un certain nombre dans mon enfance, de ces artistes habités par leur travail tout autant que par la certitude de leur propre talent (à juste titre ou non, ce n’est pas le lieu d’en juger), mais pendant toutes ces heures de conversation entre la réalisatrice, les deux frères commanditaires de la toile à venir et Bahman Mohassess, j’avais le sentiment d’y être, dans ce petit salon, assise face au canapé. Je jurerais connaître cette atmosphère étrange, chargée de nicotine et d’odeur de café, où le temps s’est suspendu depuis longtemps. Où il faut être prêt à attendre parfois des heures pour ramasser quelques bribes de paroles mémorables. Où les longs silences contribuent pleinement à l’élaboration du mythe. Mais c’est peut-être là toute la performance du documentaire, de faire sentir aussi bien la condition profondément humaine de ce personnage à la fois truculent et ressassant. Alors que l’immense majorité de ses toiles a disparu, finalement ne restent de lui que ces images témoignant de son attitude vis-à-vis de ses oeuvres puis face à la mort.

« Tiens, mets-le (dans le film), c’est splendide. Tu aimes bien ?

– Très beau.

– Je l’ai détruit. J’ai demandé à mon chauffeur de le déchirer au couteau. C’est la vie ! »

J’ignore aussi pourquoi ce choix spécifique qu’a fait Bahman Mohassess de détruire ses oeuvres me semble si beau et si juste. Pourtant à l’évidence, faire « décéder », comme il le dit lui-même en farsi, ce que l’artiste a bâti n’empêchera pas sa propre mort d’arriver. Peut-être était-ce là le but profond et inavoué de ce geste d’effacement. Peut-être Bahman Mohassess se disait-il dans une sorte de pensée magique, à contre-courant de la croyance d’usage en la postérité, quelque chose comme : tant que je peux détruire j’échappe à la mort. Décéder les oeuvres, c’était alors les donner en sacrifice au néant. Du moins peut-on imaginer que cet acte radical et systématique l’aura aidé à l’accueillir quand celui-ci est venu le prendre.

« Décédé. Il était rien qu’à moi. Je l’adorais. »

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