134

Mercredi 5 janvier

Cyrano à Roxane certaine que Christian n’est pas un sot alors qu’elle ne lui a jamais parlé :

« Oui tous les mots sont fins quand la moustache est fine. »

La réplique en elle-même est déjà excellente. Prononcée par Depardieu dans un mélange parfait d’ironie et de désespoir – les deux ensemble, à l’équilibre -, elle devient carrément géniale.

133 – le progrès

Mardi 4 janvier

Je lui tins la porte, elle s’engouffra aussitôt. Fit quelques pas puis s’arrêta deux secondes pour observer l’espace qui s’ouvrait devant elle. Pourtant, elle se dirigea vers la première table disponible, située tout à droite, dans ce qui ressemblait encore à un couloir juste avant l’échancrure vers la grande salle et ses tables en quinconce. Et comme si elle n’était pas assez à l’étroit, elle choisit une chaise installée légèrement de biais, encore à droite, de l’autre côté de cette table. Ainsi elle s’était comme coincée, dos à la salle, ou plus exactement appuyé un peu contre une colonne de pierre, un peu contre la vitre donnant sur la terrasse. Elle s’assit sans attendre de savoir si l’emplacement me convenait. Je l’imitai et attrapai la chaise devant moi sans mot dire. Elle me faisait l’impression de vouloir prendre le moins de place possible, se cacher. Peut-être évitait-elle simplement de faire de ce moment un moment agréable. Me le signifiait par sa posture. Et en effet je me rendis vite compte qu’en plus de nous être mis dans l’angle le plus exigu du café, nous étions sans doute dans le plus bruyant, puisqu’à gauche se trouvait le bureau de tabac qui accueillait un défilé incessant de clients, avec ses noms de marques de cigarettes braillés en plus du brouhaha de la salle, des commandes relayées à plein poumon par les serveurs au barman affairé derrière ses machines, de leur vrombissement régulier, de ses acquiescements exagérément joyeux, des commentaires enfin des habitués qui n’en finissaient pas de boire leur verre, le coude bien posé sur le comptoir qui s’achevait en caisse – cliquetis métalliques -, en ramasse-monnaie et en bureau de tabac. Installés sur leur chaise haute, à un mètre de nous à peine, ces clients aux cernes jaunes semblaient siroter au-dessus de notre épaule. Sur les plateaux jetés contre le zinc, les verres tintaient en s’entrechoquant. Un serveur s’approcha et nous demanda ce que nous voulions prendre. Chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait, portefeuille ou paquet de clopes en main, la porte laissait passer un souffle froid de l’extérieur. Nous demandâmes deux expressos sans retirer nos manteaux.

132 – mea maxima

Dimanche 2 janvier

Il y a quelque chose que je dois clarifier. Plusieurs choses qui se mêlent en réalité :

1) mon narrateur n’est pas un littéraire. Il ne peut pas avoir un avis aussi tranché sur des auteurs tels que Modiano, Kundera et Vian. Étant ce qu’il est, ou bien il les apprécie comme tout le monde, ou bien il ne les a pas lus. Ce qui revient bien à dire dans les deux cas qu’il n’a pas d’avis sur eux.

2) Après réflexion j’arrive à la conclusion que la seule possibilité pour que le narrateur ait une dent explicite contre eux (même sans la connaissance détaillée d’un grand lecteur) est qu’il leur reproche de faire de la littérature pour nanas. C’est ce que je pense. C’est ainsi du moins que je formulerais les choses dans la vraie vie. Et c’est ce qui m’interpelle. Dans ma tête il existe réellement une catégorie de choses dont la faible qualité est inextricablement associée à l’idée de féminin. Et ce, même si elles sont appréciées par des hommes. Je ne sais pas du tout pourquoi.

Par exemple jusqu’à une conversation récente avec un ami, j’associais les questions du soin et du bien-être à ce féminin-là. Or le fait est que beaucoup d’hommes s’intéressent sincèrement à ces sujets. Déjà nombre d’entre eux prospèrent dans ce business, et plus encore sont à la recherche de la santé et d’une forme de sérénité. C’est en réalité une problématique trans-genres. De même, Modiano me semble apprécié par beaucoup d’hommes, à commencer par ceux, majoritaires dans ce genre d’institutions, qui décernent les prix Nobel de littérature.

3) Ce qui me gêne n’est pas tant que je féminise des pratiques ou des thématiques qui n’ont peut-être pas de raison de l’être, mais que cette féminisation soit au fond péjorative. Je ne suis absolument pas misogyne. Je trouve souvent les femmes plus courageuses que les hommes ; mesure chaque jour la somme des injonctions qu’elles subissent et qui ne visent qu’à réduire leur capacité d’action. Je m’empresse de préciser également qu’il y a à l’inverse un tas de pratiques que je critique parce que je les considère comme typiquement masculines, voire virilistes. Mais je dois reconnaître qu’il y a dans ce que je décrivais plus haut une représentation qui m’est propre et qui m’interroge de plus en plus.

4) J’ai déjà évoqué cette interrogation sur l’existence d’un art genré, sans développer davantage.

5) Je reviens au moins sur la littérature. Je pense que le but de l’écriture est d’atteindre à une forme de neutralité de genre. Ou plutôt une explosion. Ainsi, je n’apprécie pas plus les auteures qui jouent sur une supposée sororité (Delaume, Hegland) que celles qui n’ont de cesse que de se faire passer pour des auteurs masculins (de Kerangal, Lucbert dans une moindre mesure). C’est presque un devoir pour un auteur que de chercher dans l’écriture à devenir aussi bien un homme qu’une femme, tour à tour ou les deux à la fois. Mais également un bébé, une plante ou une bourrasque. Un Palafox. Et c’est un autre devoir que celui de faire vivre cette expérience au lecteur. C’est en fait ce travail sur soi de l’auteur qu’est le travail d’écriture qui permettra cette transmission d’expérience. À mes yeux la littérature va à l’encontre de toute revendication identitaire. Elle en est l’antinomie. Cependant je sais qu’une telle affirmation n’épuise pas totalement le questionnement que j’ai exposé plus haut (ma critique du féminin). Ce sont là deux éléments différents, adjacents mais distincts.

131 – deux croissants bien roses

Samedi 1er janvier

(La fiction, ce grand fourre-tout bariolé du réel)

Au petit matin elle sauta du lit et proposa d’aller chercher de quoi fêter dignement le lever du jour. Il avait gelé la nuit sans crier gare, et le ciel depuis avait pris des reflets rose pâle qui se diffusaient jusqu’au bord des vitres. Là où la buée se forme. À ce moment, nul n’aurait pu dire si un tel état des choses durerait longtemps. Cette ambiance d’hiver et de coton avec son froid soudain mais peut-être éphémère l’excitait comme une gosse. Elle était en joie, comme si elle avait trouvé penchée à la fenêtre de sa chambre le jardin familial tout recouvert de neige. Elle voulait partir tout de suite acheter chez le boulanger du coin quelques viennoiseries fumantes. J’étais à peine réveillé et finissais mon bâillement qu’elle était déjà habillée. Maintenant elle sautillait sur place pour enfiler ses chaussettes. Je pris un air béat et quoi que peu enclin à manger le matin ne refusai pas l’offre. Une idée m’était venue. Rester seul quelques minutes dans cet appartement que je connaissais peu me plaisait. Je pourrais travailler à me l’approprier davantage. Je commandai deux croissants, fis mine de me lever pour aller chercher de l’argent dans mon portefeuille. Il se trouvait dans la poche arrière de mon pantalon juste au pied du lit. Elle refusa et se précipita dans la cage d’escalier en feignant l’indignation. Elle claqua la porte. J’entendais le tempo de ses pas s’éloigner. Je fermai à nouveau les yeux et restai ainsi un court instant, dans un demi-sommeil, tout au rayon de soleil qui me chauffait la joue. Puis je me repris ; haussai mon oreiller pour observer cette chambre où je venais de passer la nuit. Tout d’abord je regardai l’immense bibliothèque dans laquelle le lit – un simple matelas posé à terre – était comme encastré. Elle occupait deux murs entiers adjacents. Je reconnus rapidement un classement par genres, clair mais rudimentaire. Elle contenait beaucoup de littérature classique. Devant moi tout en haut, une étagère était consacrée à une dizaine de Pléiade, dont sans surprise Dostoïesvski. L’écrasante majorité des autres livres était constituée de romans de poche. Je comptai trois exemplaires de l’unique livre de J. K.Toole, sept Ken Follett en rang d’oignons. Pas de Kundera, aucun Modiano, nul Boris Vian (décidement cette fille était fantastique). Quelques auteurs du XVIIIème siècle. Les confessions et Le neveu de Rameau. Sur les étagères les plus accessibles, celles qu’on pouvait atteindre sans avoir à se mettre debout sur le lit se trouvaient les essais de sciences humaines – sociologie, psychologie. Sur la droite et à portée de main, une bonne moitié du meuble contenait de gros ouvrages sur le corps : des traités de yoga, de méditation, d’anatomie mais aussi de sport, d’escalade en montagne et de trekking. Juste à côté s’entassaient trois piles de Kinésithérapie, la revue, mensuel dont le prix à l’unité me parut prohibitif lorsque je parvins à le déchiffrer de ma place. Enfin, tout en bas avaient été placés les livres d’art. C’était là un grand fourre-tout bariolé. Toutefois, rares étaient les ouvrages simplement déposés sur une rangée. Isolés. Ici pas plus qu’ailleurs rien ne traînait. Plus exactement tout semblait comme figé. Chaque objet restait tenu l’un à l’autre. Malgré, ou peut-être à cause de cela, de cet ordre et de cette solidarité des choses – les choses d’Élodie -, mon regard tomba sur une chemise épaisse en carton rigide blanc et rose. Là-bas, tout en bas, à demi cachée par les couvertures du lit près de mes pieds étendus. Calée entre les gravures sur roche des aborigènes d’Australie et Cindy Sherman. Comment un dossier était-il arrivé à cet endroit ? Je me penchai en avant non sans plier les genoux. L’attrapai. Le ramenai à moi. Me redressai. L’ouvris.