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Mardi 7 juin

Lorsqu’on analyse une oeuvre, il faut bien veiller à s’en tenir au jugement de l’œuvre seule, et non de son créateur. C’est là la grande difficulté car c’est aussi la grande tentation. Le glissement est facile. Mais il est erroné. Affirmer qu’un film est mysogyne, un texte, abscons, une musique, lanscinante ne dit rien du caractère ni des opinions de ceux qui les ont mis au monde.

Tout d’abord parce qu’on ne doit jamais oublier la dimension expérimentale de l’acte créatif. L’œuvre permet avant toute autre chose d’essayer des formes, formes qui mèneront à certains effets. La réception de ces effets échappe en grande part à l’émetteur. Le récepteur peut trouver des choses que celui-ci ne voulait pas y mettre. C’est ainsi. Il faut l’accepter. Pour autant, aller essayer de discerner telles ou telles de ses pensées, ou pire : de ses intentions, c’est une autre affaire. On entre dans l’intime. On s’occupe de la personne. On outrepasse, en quelque sorte, ses droits, que l’on a pourtant en totalité.

Et puis il y a autre chose. De plus profond, de plus difficile à expliquer, mais qui est peut-être simplement le prolongement du précédent point. Parfois, pour aller au bout d’un récit, au bout des situations que celui-ci déploie, parfois pour les explorer jusqu’à ce qu’il n’en reste rien d’inconnu ni de trouble, il est nécessaire à celui qui les aura fait naître de se laisser promener dans des zones qui ne reflètent pas forcément ses opinions. C’est plutôt qu’il ne pouvait en être autrement. L’écriture se fige en fatalité. L’auteur voudra alors plaider : mais c’est exactement ce récit-là qu’il fallait ! Ce récit, avec ses directions morales ou politiques qu’on ne pouvait esquisser. Plaisantes ou non.

Il était sans doute inévitable que Lolita soit lu comme une défense de la pédophilie, même si Nabokov comptait au contraire y montrer le parti de la jeune fille. Pourquoi inévitable ? Parce que l’écriture du livre contenait en elle cette dimension sulfureuse et peu reluisante. Parmi toutes ses facettes, elle contenait ce qui n’avait jamais été formalisé avant. Un point de vue inouï. Cette formalisation/invention pouvait bien se faire au prix d’un malentendu entre le lecteur et l’écrivain : il fallait de toute manière qu’elle ait lieu. Là encore c’est ainsi. Mais plus gênant en revanche, beaucoup plus problématique eût été de prêter à l’auteur cette volonté de défendre l’indéfendable par souci subversif ou par perversité personnelle et de le faire via son écriture, sa langue. L’écrivain s’il est bon n’est jamais militant.

J’affirme ceci, cette nécessité de couper le texte de son auteur avec d’autant plus de feu que le roman sur lequel je travaille m’amène là où je ne serais jamais allée par un simple raisonnement. Le récit, son incarnation me tirent par la manche. Et voilà, l’entrelac narratif pourrait tourner droitard. Moi je suis de gauche radicale et je vois bien à quel point il s’en fout.

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