223 – ma joue sur l’oreiller

Mercredi 15 juin

Mais que c’est beau.

« Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, j’ai dû le dire. Je sais seulement que j’étais déjà très vieux avant de m’y
trouver. Je me dis nonagénaire, mais je ne peux pas le prouver. Je ne suis peut-être que quinquagénaire, ou que quadragénaire. Il y a une éternité que je
n’en tiens plus le compte, de mes ans je veux dire.


Je sais l’année de ma naissance, je ne l’ai pas oubliée, mais je ne sais pas dans quelle année je suis parvenu. Mais je me crois ici depuis un bon moment. Car je sais bien ce que peuvent contre moi, à l’abri de ces murs, les diverses saisons. Cela
ne s’apprend pas en une année ou deux. Des journées entières m’ont semblé tenir entre deux cillements. Reste-t-il quelque chose à ajouter ? Quelques mots peut-être sur moi. Mon corps est ce qu’on appelle, peut-être à la légère, impotent. Il ne peut pour ainsi dire plus rien. Ça me manque parfois de ne plus pouvoir me traîner. Mais je suis peu enclin à la nostalgie. Mes bras, une fois en place, peuvent encore exercer de la force, mais j’ai du mal à les diriger. C’est peut-être le noyau rouge qui a pâli. Je tremble un peu, mais seulement un peu. La plainte du sommier fait partie de ma vie, je ne voudrais pas qu’elle s’arrête, je veux dire que je ne voudrais pas qu’elle s’atténue. C’est sur le dos, c’est-à-dire prosterné, non, renversé, que je suis le mieux, c’est ainsi que je suis le moins ossu. Je reste sur le dos, mais ma joue est sur l’oreiller. Je n’ai qu’à ouvrir les yeux pour que recommencent le ciel et la fumée des hommes. Je vois et entends fort mal. Le large n’est plus éclairé que par reflets, c’est sur moi que mes sens sont braqués. Muet, obscur et fade, je ne suis pas pour eux. Je suis loin des bruits de sang et de souffle, au secret. Je ne parlerai pas de mes souffrances. Enfoui au plus profond d’elles je ne sens rien. C’est là où je meurs, à l’insu de ma chair stupide. Ce qu’on voit, ce qui crie et s’agite, ce sont les restes. Ils s’ignorent. Quelque part dans cette confusion la pensée s’acharne, loin du compte elle aussi. Elle aussi me cherche, comme depuis toujours, là où je ne suis pas. Elle non plus ne sait pas se calmer. J’en ai assez. Qu’elle passe sur d’autres sa rage d’agonisante. Pendant ce temps je serai tranquille. »

Malone meurt, de Samuel Beckett

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