278 – pacifiction

Lundi 28 novembre

Très bon film, sur lequel beaucoup déjà a été dit et écrit. Quelques impressions à chaud : ce que j’aime vraiment, et qui me met toujours dans une grande exaltation, c’est quand un artiste parvient à rendre le très peu de choses dont sont faits les événements et les interactions humaines. Les conversations dans la discothèque sur la consommation de drogue et la vie en mer ; la drague douce entre Shanna et de Roller, puis plus tard les premiers signes de jalousie ; les négociations avec le prêtre pour laisser les paroissiens aller au casino ; les retrouvailles complices entre de Roller et le maire, leur système d’entraide ; l’éviction par de Roller de sa secrétaire en forme de prêt de services (« Et ce qui la caractérise, c’est sa loyauté ») ; la jubilation de Shanna (« on te revoit dans trois jours ?… dans trois mois ! »)… Ce sont là des moments qui font événements dans la vie locale, mais on voit, ou plutôt on sent comme ils sont faits de presque rien.

De Roller faisant un discours un peu nul en l’honneur d’une autrice en résidence

Il bavarde, et soudain, par un glissement à peine perceptible, quelques phrases, de Roller devient partie prenante de la revalorisation du vieil hôtel. Un étranger alcoolisé fait un malaise, il est pris en charge. Et ce n’est en réalité pas grand-chose : un verre, trois mots dont un pour rassurer une femme sur place. Quelques minutes vaguement penché sur lui, dans une semi-attention. Le tour est joué. Tous ces micro-événements qui font la vie, qui font vie en société, laissent entrevoir avec quelle facilité pourraient, pour le même prix, advenir – se glisser – la mort et le drame : ici, en l’occurrence, les essais nucléaires décidés ailleurs, en haut lieu – si ce n’est que le haut lieu non plus n’existe pas, qu’il est fait d’une semblable légèreté (je ne trouve pas le mot adéquat). Éric Vuillard, dans Une sortie honorable, essayait souvent avec succès de reproduire cela : l’Histoire, en tant qu’elle est constituée de petites choses. De petites gens avec leurs petits gestes et leurs petits dialogues. Albert Serra y excelle.

Rien n’est plus juste mais rien n’est plus dur aussi que de manifester comme tout est fait de ces petits riens (je ne peux que me répéter, il n’y a pas vraiment de mots pour le dire, ce ne peut être que montré), que la vie avance ainsi et qu’au fond il n’y a rien d’autre. En être spectatrice provoque toujours chez moi une sorte de vertige : un vertige très spécifique, que l’on peut qualifier d’existentiel. L’effet produit l’est bien davantage que par l’exagération, les grands gestes, les punchlines. Ainsi, dans la boîte où l’érotisme est exacerbé mais s’exacerbe uniquement par touches : la peau presque caoutchouteuse des Polynésiens qui recouvre leurs muscles, la sueur qui s’en dégage, la façon dont les corps souvent androgynes sont disposés dans l’espace, tantôt maintenus dans un menu mouvement (marche des serveurs, petits pas de danse), tantôt agglomérés par grappes. Tout se fabrique en silence. Il n’en faut pas davantage. Ou plus exactement : la suite se devine. (1).

Pendant une répétition de danse traditionnelle

Je pourrais encore multiplier les exemples. Mais il me semble qu’on peut citer la scène de surf comme la quintessence de la pratique de Serra. On glisse sur l’eau, on fait un tour pour voir (le prétexte est la visite d’une écrivaine sur l’île) ; et l’on se retrouve sans l’avoir réellement appréhendé, sans l’avoir mesuré, en train de patiner sur un rouleau de mer. Le cœur se soulève légèrement. Quelque chose (s’)est passé. Et cela s’appelle vivre. Chez Serra la tragédie est un simple glissement.

Dans cette atmosphère à la fois étrange et précise, on pourrait dire de surréalité, il y aura pourtant une fausse note : l’amiral. Celui qui l’incarne surjoue. Plus exactement il surjoue le surjeu – car à n’en pas douter, c’est sa fonction. On comprend en quoi il vient couronner en fin de film tout le dispositif, nous montrant alors à quel point la vie sur l’île et l’histoire qui s’y tisse sont une fiction, à l’image des fictions (mais il faudrait dire des mascarades) que nous jouons collectivement, en métropole.

Mais la présence de cet homme au sourire trop appuyé, dansant les bras levés et répétant ses répliques avec ostentation (sans les tâtonnements bouleversants d’un Magimel) m’a vite paru un peu pénible. Elle a ruiné toute la subtilité qui précédait ses apparitions. Serra aurait dû se passer du décryptage qu’un tel personnage vient opérer. Plus largement, la dernière demi-heure, où l’on bascule d’un enchaînement de scènes, quand bien même absurdes, suspendues ou sans finalité claire, à une pure succession de tableaux – quelque beaux que fussent ces tableaux -, juste après un monologue aussi définitif que dérisoire de de Roller, s’est avérée à mon sens trop explicite.

Nous tenir au creux du réel, lovés dans son rouleau, au sein de situations spécifiques et entièrement faites de dialogues vraisemblables et ténus (vraisemblables parce que ténus) me semblait bien assez. Il était inutile de finir par nous plonger dans une franche hallucination : nous la suggérer suffisait. Le réalisateur, notons-le, y est tout de même parvenu pendant plus de deux heures.

(1) Remarquons le contraste de ces corps élastiques avec ceux des occidentaux, tous vieillissants (mis à part les jeunes recrues de la marine, qui apparaissent comme un clin d’oeil discret au Querelle de Fassbinder. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la charge érotique est bien du côté des indigènes). La beauté a définitivement quitté Magimel, en même temps qu’il a franchi une frontière, est passé à autre chose. Il n’est plus tant un visage bien fait qu’une masse homogène et bougeant tant bien que mal ; c’est avec cela qu’il faudra désormais composer. L’Américain est particulièrement chétif ; l’amiral et l’homme d’affaire qui perd son passeport sont de vieilles choses fragiles (l’un s’écroule ou se déplace comme un pantin, l’autre reste inerte de longues minutes) ; sauf à se rendre plus vulnérable que jamais, on saisit immédiatement en retrouvant ici Sergi Lopez qu’il n’apparaîtra plus dans aucun film entièrement nu comme c’était pourtant son habitude, pour ne pas dire sa marque de fabrique (on lui a souvent fait incarner, et parfois de manière caricaturale, une sorte de puissance animale hispanique, en un mot une espèce de taureau). De Roller d’ailleurs, pour enfoncer le clou, fustigera en fin de film « la peau qui pend » de tous ces coloniaux.

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