295 – récit, essai2

Jeudi 12 janvier

Il y avait aussi cette histoire d’ordonnancement. On écrirait paraît-il des récits pour ordonner (le réel, le monde, nos vies confuses). Les événements dans le récit deviennent ainsi des péripéties. Qui s’enchaînent, mues par un rapport de causalité. Sans rien qui dépasse, ni élément superflu ni acte inexpliqué, tout dans le récit serait toujours bien en place. « D’équerre », comme dirait notre cher Président.

C’est peut-être cela qui ne me plaît qu’à moitié. Je ne crois pas assez à la causalité (l’expression est importante) pour vouloir aller en faire une force agissante dans le roman ; ni désirer la trouver partout quand je lis.

Dans Tristram Shandi de sterne, le récit n’a pas lieu. Conte des mille et une nuits inversé, il est empêché par des événements proprement absurdes (des non-péripéties) qui en entravent le bon déroulement. Ils sont le non-sense incarnés, jusqu’à la page noire. Génie.

Dans Un cœur si blanc, le récit prend l’apparence d’une reconstitution temporelle courant d’un passé lointain jusqu’au présent du narrateur. Mais cette logique-là, classique, attendue, s’avère un trompe l’œil : on découvre en parallèle une logique d’ordre linguistique. Dans le chapitre final, certaines phrases qui se trouvaient disséminées dans le roman, ou plus exactement se dévoilaient au fil de la lecture, se rassemblent puis se posent comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Ce sont elles qui, en dernière instance, structurent le récit.

Dans l’un de mes romans, la dernière phrase du chapitre 1 devenait la première du chapitre 2, et ainsi de suite. Alors, différentes saynètes se trouvaient intrinsèquement liées par ce point de couture et plus largement (fatalement) par des lexiques communs. Quelque part, toutes les péripéties sont semblables puisqu’elles glissent de l’une à l’autre et mènent toutes au même point (peut-être l’incontournable « il est mort à la fin », ou encore le fameux « livre sur rien écrit par personne » ? ).

Il est possible de raconter – d’y mettre toute son énergie – cette unité fondamentale des choses et des relations qui se tissent entre elles. Et donc l’illusion qu’il y a à mettre du sens, une direction dans la succession des événements. Comme si l’on pouvait découper des morceaux de vie, les mettre bout à bout et les faire aller à droite, à gauche pour fabriquer une histoire aboutie. Le véritable réalisme en art consiste peut-être à refuser le jeu de dupes. Je crois que la littérature peut très bien montrer l’unité du réel : la tranquille unité du réel. C’est même le seul rôle important que je lui accorde. Le langage quant à lui ne vaut que pour ce qu’il nous éloigne du bourdonnement de l’anecdote. On peut conclure : la littérature est le langage débarrassé de la tentation du récit.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *