301 – banshees2

Dimanche 22 janvier

Je ne comprends pas vraiment pourquoi la plupart des critiques affirme que Colm ne veut plus fréquenter Padraic de manière inexpliquée, alors qu’il le dit, assez tôt même, dans le film : il a désormais mieux à faire que de passer du temps avec un brave gars, gentil mais limité qui ne lui apporte rien. Il sent le temps passer et doit se concentrer pour travailler (il compose de la musique). En conséquence, il décide un beau jour – mais peut-être, pourquoi pas, après des semaines de réflexion – de rejeter son acolyte au risque de lui briser le cœur. Les commentateurs ne se satisfont pas de cette raison. Comme si elle n’était qu’un prétexte, une pirouette scénaristique. Pourtant, et c’est peut-être ce qui m’a tant bouleversée dans The Banshees…, cette nécessité qui s’impose à Colm – avec la décision lui succédant – me paraît limpide et ce, au même titre que les réactions de Padraic. Tout m’a parlé dans ce film, j’ai eu le sentiment de tout y sentir, de tout capter, et chaque personnage me semblait alors dans son bon droit. Bien sûr que l’on peut quitter un ami parce qu’on fait un jour le constat, plus ou moins froid, que cette personne que l’on connaît depuis des années et avec qui l’on entretient une relation affective forte vous fait perdre en réalité votre temps. Le hasard faisant bien les choses, il se trouve que l’identification au personnage de Colm m’était dans la période particulièrement aisée. Mais à vrai dire, cette intrusion du biographique n’a que peu d’importance au regard de ce qui se joue ici, entre les deux héros. La question qui surgit au centre de leur conflit est une question véritable, puissante, à proprement parler déchirante. Elle n’a rien de métaphysique, rien d’obscur mais s’avère au contraire très concrète. Est-il plus important de se consacrer à son art ou d’être quelqu’un d’aimable ? Quelle trace, quel souvenir doit-on laisser aux autres ? À quoi veut-on passer son temps – son délai – de vie ? Ces questions, posées et concentrées en une seule scène, un soir au pub, terrassent (je n’exagère pas, je décris un fait solide et lourd comme un coup au poitrail) non pas par leur dimension philosophique, mais bien par leur déroutante simplicité et l’exigence qui est faite d’y répondre.

Précisément : la réponse à cette déclinaison d’interrogations appartient à chacun. Mais pour ma part, rarement j’aurais été autant prise dans une œuvre, saisie par les deux parties du dilemme. Colm/Padraic : chacun a raison. Celui qui veut vivre simplement, au milieu de ses animaux, loin de toute cruauté inutile, dans une douce routine rythmée par les pintes, les morceaux de musique et les parties de cartes dans un pub irlandais au milieu de nulle part ; et celui qui veut s’entourer de silence, dose savamment ses interactions quotidiennes, ne va voir les autres que pour faire de la musique et préfère tout perdre, tout, pour avoir enfin la paix. Une dernière option, qui est celle de la sœur de Padraic, n’est pas moins justifiée : elle quitte le village et ses esprits étroits pour aller à la ville. Trois façons de vivre, toutes justes, présentées successivement, se juxtaposent ainsi sans pouvoir se croiser, malgré l’amour qui lie les protagonistes. La puissance de l’exposé tient à cette manière très pure, dénuée de fioritures scénaristiques et de circonvolutions esthétiques de présenter ces formes d’existence. Voici des vies possibles, des vies à l’os.

Il faut également parler des acteurs, excellents à l’exception de Barry Keogan, fausse note persistante du film. Je ne l’avais déjà pas beaucoup aimé dans Mise à mort du cerf sacré de Lanthimos mais cette fois, tout dans sa gestuelle et ses intonations me dérangeait. Je me surprenais à me demander comment Colin Farrell parvenait à si bien lui donner la réplique, à garder son calme et maîtriser son jeu en sa présence. Et en effet, Farrell quant à lui est indéniablement un acteur fascinant. Peut-être est-il en train de devenir à mes yeux le meilleur des anglo-saxons. Son visage change à chaque film. Il vieillit bien (pour savoir si un homme est un type bien, regarde comment il vieillit). Je suis assez d’accord pour l’aduler. Le personnage qu’il joue, loin d’être aussi benêt que les habitants du village le prétendent, doit changer en cours de route. Tel le héros d’Old boy qui m’avait tant impressionnée, il doit se faire violence pour s’endurcir. Les circonstances extérieures le sortent de force de sa quiétude. Ce schéma ici aussi est poignant. Farrell parvient parfaitement à montrer, et à marquer physiquement, chaque étape de sa résignation.

Pour finir, une réplique qui a déclenché le flot de larmes que j’essayais de retenir depuis un bon quart d’heure : un âne meurt. Quand il va se confesser, Colm évoque cette mort qui le mine.

Le prêtre, avec agacement : « Crois-tu que Dieu se soucie des ânes ?

Colm : Justement, j’ai bien bien peur que non. C’est tout le problème. »

Je parlerai un jour de la question des larmes au cinéma. Pleurer chez moi n’est pas forcément gage d’adhésion. Sauf quand, comme ici, des paroles – un discours – provoquent la décharge lacrymale. Il est nécessaire de raccrocher cette réplique au reste de ce que j’ai pu dire jusqu’à présent du film. Le fait est qu’elle a fini de m’achever ; elle arrivait en fin de parcours, appuyant toujours par touches sur notre condition de mortels cernés par l’indifférence (le policier aide avec enthousiasme aux exécutions qui ont lieu de l’autre côté de l’île contre un repas et quelques shillings). Car tout est de cet ordre et va en s’intensifiant dans The Banshees… : zéro atermoiement, de la vérité en barre, balancée comme un rappel à l’ordre sur la porte de Padraic. À l’os, disais-je.

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