Bis

Jeudi 29 juillet

À tout crin

Je m’excuse à l’avance de parler autant de moi dans ce billet. Mais parfois il faut partir de son expérience pour penser correctement. Dans le chaos actuel, j’aurais de toute manière bien du mal à tenter la moindre généralisation. Alors c’est parti.

Je vis à la campagne chichement mais bien – un salaire pour quatre nous suffit largement à avoir ce dont nous avons besoin –, aucun de mes proches n’est à risque et mes voisins, dont beaucoup sont des troisième et quatrième âges, ont tous été vaccinés il y a plusieurs semaines, ce qui permet à mes enfants de passer à nouveau du temps avec eux. Je travaille dans un collège de secteur dont les élèves sont principalement issus de milieux défavorisés. Je n’ai pas attrapé le covid et ne suis pas très inquiète à l’idée de l’avoir. J’ai toujours respecté scrupuleusement les gestes barrières afin de ne pas contaminer les gens autour de moi car j’ai toujours redouté les conséquences potentiellement graves d’une chaîne de contamination dans mon environnement, à la fois scolaire et rural (et donc vieillissant). Je ne suis pas opposée au vaccin même si je suis plus à l’aise à l’idée d’en prendre un de type classique qu’un vaccin à ARN messager. Si je dois avoir recours à ce dernier je le ferai cependant sans tiquer.

Pourtant il faut reconnaître que depuis l’avènement de la pandémie, rien de sérieux n’a été fait pour prendre en charge les populations vulnérables. On ne fait que poursuivre l’abandon. La question de la vaccination s’inscrit pleinement dans ce déni. Une fois encore, au lieu de prendre les problèmes à la racine, d’admettre que c’est une partie circonscrite qui a besoin d’aide et de soin en priorité, on mise sur des mesures générales – de coercition – afin que le maximum de gens se fasse vacciner. Cette forte incitation à la vaccination de tous n’est pas l’aveu d’un échec, mais bien d’une indifférence. Les responsables ne veulent pas aller chercher les pauvres dans le fin fond des banlieues, ça les dégoûte. Ils n’ont jamais eu l’intention de mener une campagne d’information, de suivi et de soin des plus fragiles. Jupiter a préféré parier sur le besoin de consommation de tous (car il aime les paris). En nous privant de cinémas, de terrasses, de sport – et maintenant en privant les enfants d’activités extra-scolaires, ce qui me semble encore un scandale pour ceux des campagnes et des banlieues qui souffrent déjà d’un moindre accès à la culture – le gouvernement mise sur la frénésie générale. Et ça marche. C’est absolument normal, nous avons été dressés à de telles réactions depuis notre plus tendre enfance. Certains, gênés par le passe sanitaire, disent être favorables à la vaccination obligatoire si elle permet au gouvernement de renoncer à celui-ci. Ces personnes en réalité se trompent. Elles n’ont pas compris que même si la vaccination est rendue obligatoire, le pouvoir comptera toujours sur le contrôle par le passe. Car cet outil existe déjà, il a eu un coût et est désormais bien en place, aussi n’aurait-il aucune intention d’y renoncer. L’application tous-anti-covid dont personne ne voulait a ainsi été recyclée de manière fort judicieuse. Faire contrôler les identités par la population elle-même, empêcher l’entrée aux lieux de consommation aux non vaccinés est bien plus facile et bien moins coûteux que d’organiser la vaccination de tous. Cette dernière solution demanderait des moyens humains que l’État n’est pas disposé à mettre. On n’est pas en Chine communiste, tout de même. Mais de toute manière, il n’est nullement besoin de décréter la vaccination obligatoire : il suffit de tordre le bras à chacun, de le priver de tous les menus plaisirs qui lui rendent la vie plus agréable dans une société inégalitaire sur tous les plans, fondée sur l’exploitation des uns par les autres (où chacun, se retrouvant exploité par l’un et exploiteur d’un autre, est comme coincé, empêché de sortir tout à fait de cette chaîne, même avec la meilleure volonté du monde).

Alors pourquoi ai-je tant de réticences à prendre rendez-vous sur doctolib pour me faire vacciner ? C’est une question que je me pose sincèrement tant la pression pour le faire s’est accentuée ces derniers jours. Or je ne suis pas une opposante au gouvernement par principe. J’ai une compréhension claire des éléments scientifiques qui amènent à promouvoir la vaccination de tous. De fait, elle apparaît comme le meilleur moyen d’entraver la circulation du virus. Mais la manière dont les choses sont faites me rend littéralement malade. Je ne tente pas un mauvais jeu de mot. L’hystérie organisée par le gouvernement me plonge par moments dans une angoisse qui ne devrait pas être. Pour comprendre la façon dont j’appréhende la situation dans laquelle nous sommes, il faut tenir compte de deux éléments : en amont, la population que le covid-19 met en danger, et en aval, la solution envisagée pour protéger cette population. Tout d’abord, et je considère que ce n’a pas été suffisamment dit, pas au point du moins où une conscience véritable ait été éveillée à ce fait, le covid-19 est mortel pour les vieux, les malades et les obèses. Or ces personnes ne sont pas vulnérables à cause de la fatalité. Leur situation n’est pas « la faute à pas de chance ». C’est un fait, elles sont affaiblies par le mode de vie qu’elles mènent et qui est entièrement lié à l’économie capitaliste. C’est très concret : nos dirigeants laissent les populations se nourrir d’aliments mauvais pour la santé, ne promeuvent aucune politique pour y remédier, ils favorisent même la commercialisation et la diffusion de produits toxiques (pesticides, pollution automobile, sucres, etc) et protègent les entreprises les plus pollueuses. Or ces populations fragilisées appartiennent en réalité aux classes inférieures et moyennes. À ce sujet, il n’y a pas de doute possible, les chiffres sur la qualité de vie des différentes catégories sociales sont limpides. Le vieillissement en bonne santé ne concerne que les plus riches. Les autres survivent plutôt, allant de dialyses en chimiothérapies, consommant insuline, antihypertenseurs et anxiolytiques à partir de 50, 60 ans, jusqu’à leur mort, quand quelques privilégiés entretiennent leur corps avec des activités à la fois saines et relaxantes tout en mangeant bio. Le premier scandale est là : les politiques laissent les pauvres et les classes moyennes crever dans leur jus. Ils les abandonnent de la naissance et à leur mort prématurée, tout en vantant régulièrement les bienfaits du capitalisme et de la consommation sur nos existences. Ce mensonge est une première ignominie. La pandémie n’a fait que me le rendre plus frappant.

C’est donc cette manière de se défausser sur l’ensemble de la population, avec le lot de moralisation déplacée et pour tout dire indécente qui l’accompagne, qui me heurte tant aujourd’hui. Pas la vaccination, son incitation ni même son obligation éventuelle. Mais le mensonge, l’hypocrisie et en réalité l’indifférence fondamentale du pouvoir aux véritables causes de la situation – et aux solutions qui auraient dû être proposées en conséquence. Si on avait demandé aux politiques il y a cinq ans de faire quelque chose pour améliorer la santé des plus faibles, ils auraient répondu qu’on ne pouvait dépenser des milliards à cela. Question de priorité. Mais depuis deux ans, qu’a-t-on fait sinon utiliser un pognon de dingue pour sauver les entreprises bloquées par la pandémie, puis acheter des vaccins en quantité suffisante ? On ne sait pas faire autrement que voir les choses en grand, en énorme, en gigantesque. Le problème est donc ce sur quoi notre mégalomanie est dirigée. Et c’est de ce point de vue que tout est fait en dépit du bon sens. Aujourd’hui on nous sort à nouveau la grande artillerie – la vaccination, mais attention pas n’importe laquelle ouvrez les yeux une vaccination dernier cri et pour le plus grand nombre, de 12 ans – peut-être bientôt 6 mois – à 99 ans. On a fait ce choix-là, au lieu de cibler les injections, de mettre en place des politiques d’amélioration rapides et pourtant nécessaires de la santé, bref, de prendre véritablement en compte l’existence de populations en danger. Cette façon d’agir grandiose n’est peut-être pas inefficace dans la gestion strictement médicale de la pandémie – l’avenir nous le dira. Toutefois, il faut réaliser – au moins en être conscient – qu’elle s’inscrit pleinement dans la course folle au « toujours plus » – de technologie, de doses, de consommation – que les hommes ont entamée il y a quelques siècles maintenant et dont on sait désormais de manière certaine qu’elle mène l’humanité à sa perte. Les remèdes d’aujourd’hui sont les maux de demain : on n’arrive pas à penser – et agir – autrement. Ainsi donc, lors de la prochaine pandémie on sera à nouveau démuni, exactement de la même manière. Et c’est aussi désormais une évidence, quand l’occident subira la crise climatique de plein fouet parce qu’on n’aura pas été capable de l’éviter lorsqu’il en était encore temps, on sortira les grosses machines et fera le coup de l’éco-ingénierie à tout crin. On pourrait penser que je suis en train de tout mélanger, mais précisément je ne le crois pas. Ce que nous vivons maintenant s’inscrit dans une logique plus générale et permanente. On perpétuera dans le domaine écologique ce qu’on fait déjà dans tous les autres, y compris économique et médical. On déclinera alors nos névroses en saluant notre capacité d’invention et d’adaptation. On ne lésinera pas sur les moyens. On proposera par exemple des séjours prolongés sur Mars à ceux qui pourront se les offrir, tandis que le commun des mortels continuera à vivoter tant bien que mal, entre sécheresses et inondations, grâce à des dispositifs imparfaits mais de masse. Cependant il ne nous sera jamais permis de consommer moins. Cette crise-ci et les solutions – je devrais dire les extrémités – auxquelles nous parvenons n’est que le reflet de notre incapacité maladive à vivre simplement.

C’est à cette logique qu’en mon for intérieur je voudrais encore un peu échapper aujourd’hui, comme j’ai essayé de le faire ces dernières années. J’ai écrit pendant le premier confinement le bonheur qu’a été cette parenthèse, cette coupure dans le rythme effréné que nous devons suivre le reste du temps. Ce moment aurait pu être une occasion de repenser politiquement nos modes de vie. Cela n’a évidemment pas été le cas. Pour autant, la seule chose que je désire reste la modération, le retrait. Je suis même plus que jamais tendue vers ce but. Le problème n’est donc en rien celui de la vaccination. Il est philosophique, peut-être moral. Aucune circonstance, pas même l’urgence ne doit justifier de renoncer à la morale. Je me suis bricolé une vie simple – j’ai eu la chance de pouvoir le faire – où je ne me retrouve pas serrée dans des boîtes sur rails alors que le soleil n’est pas encore levé ; une vie modeste, certes, mais où je peux marcher tranquillement sans devoir éviter les coups d’épaule de mes semblables ; une vie avec à la fois de l’espace et du temps pour moi mais pas égoïste pour autant, car je veille à rester attentive aux autres – et en premier lieu à mes élèves. Pour toutes ces raisons, j’essaierai autant que possible d’éviter la fébrilité consumériste mais aussi, il faut le dire, le mépris de classe à l’encontre des « irresponsables » du moment, cyniquement orchestrés ces derniers jours par les entrepreneurs de la start-up nation. Je ne céderai pas à la tentative du gouvernement de nous réduire à une masse docile, salivant quand elle entend tinter la sonnette. Rien de tout cela ne me concerne. Autant qu’il me sera donné de le faire, je me tiendrai bien loin d’une société qui a tout faux, qui nous désapprend à vivre dès le plus jeune âge et méprise les plus fragiles autant que ceux qui consacrent leur existence à en prendre soin. Et à quelque obligation que je sois réduite dans les prochaines semaines, pour permettre par exemple à mes enfants de continuer à apprendre la musique et à faire du sport, je sais que quelque chose en moi, profondément ancré, restera malgré tout impossible à arracher. Mon billet est une promesse que je m’adresse : qu’une partie de moi demeure toujours indifférente au monde de folie pure dans lequel nous vivons – faire dépendre la question de la santé de celle de la consommation est une de ces folies. Même jetée en son sein je n’y participerai jamais totalement. Car ce quelque chose qui me tient est le désir viscéral du strict nécessaire. Comme un appel tranquille, il est ce qui me rend la vie ici et maintenant supportable.