38 – Wolfson

Mardi 4 mai

Ceux qui se demandent s’il est possible qu’une personne souffrant de maladie mentale puisse faire de l’art n’ont pas lu le journal de Louis Wolfson. Ils n’ont jamais été saisis par la puissance de restitution de son écriture. Il n’y a pas plus artiste que celui qui est capable de faire sentir avec une telle précision la souffrance physique et morale – ou pourquoi pas, dans un autre passage, le plaisir, l’amusement, l’ennui ou la joie. En réalité cette souffrance, peu importe que celui qui la raconte l’ait vécue, observée chez d’autres ou bien même inventée. Peu importe qu’il le fasse dans sa langue maternelle ou dans une langue apprise – ici en autodidacte. On lit : tout est là. Que faudrait-il de plus ?

« Cependant, maints étaient les jours où le schizophrène ouvrait un de ces paquets, une de ces boîtes ne refermant en général qu’une nourriture inférieure, de sa part ne consistant guère qu’en sucres, amidon et eau, et en n’ayant pensé naturellement qu’à regarder les mets dont il s’agissait, peut-être à en goûter un seul morceau, et à la fois à prouver à lui-même sa maîtrise sur soi ; mais au contraire, ces jours-là, dans sa faiblesse et sa faim, il perdait non rarement la tête, commençant alors dans son délire ou dans sa démence une vraie orgie, – ouvrant de nouveaux contenants l’un après l’autre et toujours mangeant voracement, compulsivement le tout jusqu’au dernier morceau, sinon ayant complètement cessé d’étudier, seulement le faisant d’une manière tout à fait inefficace, comme en quelque sorte un symbole, pensant aux quatre ou cinq premiers mots d’une phrase étrangère qu’il avait mémorisée avant d’avoir commencé de manger ou même à la période initiale de cet affreux plaisir, mais ne pouvant ni penser au reste de l’expression, ni cesser de manger et donc diriger son attention à se souvenir du reste et tout cela pensant plus ou moins vaguement au regret qui l’attendrait s’il mangeait avec la tête vide. Par conséquent, il répétait à part lui derechef les mêmes quatre ou cinq premiers mots, encore se gavant, espérant cependant que cette fois, après avoir pensé de nouveau au commencement de sa phrase, le reste de celle-ci jaillirait dans son cerveau, comme si par une inertie de motion provenant même de cette nouvelle pensée à la première partie.

Naturellement, le plus souvent il ne pouvait se souvenir du reste de la phrase, étant abasourdi par ses propres actions ; ainsi, il recommençait de nouveau de la répéter in petto du commencement, rêvant de se souvenir cette fois du reste de la phrase miraculeusement d’un seul coup, encore que toujours mangeant et trop excité et trop distrait pour regarder ou même pour penser à regarder pour s’aider le livre contenant l’expression, lequel il tenait à la main ou lequel, ouvert, se trouvait quelque part devant lui, le besoin émotionnel de prendre un ou même plusieurs livres avec lui en allant manger ( comme, d’ailleurs, en allant n’importe où) étant tellement fort chez lui, bien que, la plupart du temps, il accomplît pendant ses repas très peu, sinon rien du tout, dans ses études et qu’il s’en rendît compte d’avance. Donc, il répétait les mêmes quatre ou cinq mots vingt ou trente fois tandis qu’il ingérait avec avidité un montant de calories égal en centaines à la deuxième paire de numéros ou bien égal en milliers à la première paire de numéros, se farcissant la bouche de gros morceaux de nourriture, de petits gâteaux et de biscuits tous tout entiers, et tout en frottant plus ou moins fortement les aliments contre les lèvres non récemment lavées et donc portant des oeufs ou même des larves de vers parasites, lesquels oeufs et larves pouvaient possiblement être entraînés, avec les aliments, dans son tube digestif, mais ne se souciant guère des animalcules pouvant en provenir, en outre se contusionnant par sa hâte et sa violence la muqueuse buccale tapissant la voûte du palais et en effet se remplissant la bouche solidement de nourriture jusqu’aux espaces entre les dents négligées et à n’en pouvoir plus fermer cet organe, les joues bouffies, non rarement étranglant d’aliments solides ou même liquides avalés de travers, étouffant de grands bols alimentaires secs et durs, insuffisammment mâchés ou la salive ne coulant plus librement, quelquefois continuant tout cela bien après avoir été atteint d’un mal de ventre, l’orgie pouvant durer deux heures ou même plus.

Et seulement quand de nombreux emballages, cartons, bocaux, boîtes et bouteilles, tous vides, jonchaient partout, pouvait-il enfin cesser de bouffer, en effet soudain entièrement perclus, mentalement, et physiquement, n’ayant plus la force de se brosser les dents, ni même de se rincer la bouche. »

Louis Wolfson, Le Schizo et les langues

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