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Samedi 15 mai

L’événement Javier Marías change la donne. Le projet d’écriture auquel j’avais abouti ne tient plus et tant mieux. Trop de choses – ou plutôt de questions – émergent de la lecture de cet auteur depuis ces derniers jours. La première : comment parvient-il à faire que ses assertions, si nombreuses, à vrai dire constantes, se mêlent de manière si juste à son récit ? comment fait-il pour que tout ce qu’il écrit, même souvent en apparence sorti de nulle part, injustifié voire fantasque, s’avère toujours aussi juste ? Puis : comment est-il possible que cette justesse atteinte soit alors si bouleversante ?

Même si les styles des auteurs sont très différents, j’avais eu un sentiment assez proche en lisant Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau. Il s’agit d’une autobiographie mais à la fin le narrateur doit s’occuper d’un singe, ce qui semble peu probable. Le pacte de lecture est brisé quelques instants, on glisse vers un régime fictionnel. Dans mon souvenir, le singe parle avec sagesse, tandis que François Hollande apparaît à la télévision et qu’est émise l’idée que la politique ne se passe pas, ou plus, au sein du jeu politico-médiatique : ici, pendant quelques lignes, imaginaire, fait réel et assertion cohabitent, en bonne intelligence pourrait-on dire. Je crois que c’est cela créer un monde. Un monde-récit, un système-monde : quand on parvient à faire se rejoindre récit et explication de ce récit, à faire coïncider les événements et les lois qui les font advenir de manière à ce que le résultat s’impose comme une évidence au lecteur : alors ce monde-là, avec ses contingences, ses péripéties et la logique qui le meut est. Non pas existe – personne n’oublie qu’il s’agit de fiction ni que le choix de l’auteur de raconter ainsi et pas autrement lui appartient – mais ce monde est.

Dans ces textes hors du commun, parvenant à (se) tenir tout ensemble et de bout en bout, le récit devient sa propre justification. Montrant, ils démontrent. Et alors ils s’imposent doublement : comme mondes envisagés à celui qui lit, comme modèles à qui lit et écrit. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas qu’on puisse agir plus profondément sur l’autre (je veux dire sans violence). De tels textes nous placent au-delà de la discussion, du débat civilisé. Ils sont des lames de fond.

Demain dans la bataille pense à moi.

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