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Mardi 10 août

La société ingouvernable : le livre est d’une clarté totale, particulièrement complet et donne une vision historique très fine de l’évolution qu’a connue le capitalisme sous l’influence de la pensée libérale puis néolibérale au cours du dernier siècle. Qui plus est, il se termine par le mot autogestion. C’est dire s’il est bon.

Juste une dernière citation dans la masse de celles que je pourrais recopier, car, tout en prolongeant le point évoqué dans mon billet d’hier, évoque le noeud du problème. C’est autour du dilemme dans lequel se trouve l’État au sein d’une économie capitaliste que vont s’organiser les différentes options d’organisations institutionnelle et politique.

(Sauf la toute dernière qui est de Offe, les citations internes sont de Friedrich Hayek)

« L’État prend en charge une part décisive de conditions de l’accumulation du capital. Sauf que l’accumulation privée, ainsi soutenue et favorisée, engendre des coûts sociaux et environnementaux qui suscitent des contre-mouvements, des conflits sociaux qui appellent en retour de nouvelles interventions d’un État qui, s’il veut maintenir sa légitimité, et le consentement à l’ordre économique dominat avec elle, ‘doit répondre aux diverses revendications de ceux qui subissent les coûts de la croissance économique.’

[…]

Mais cette ‘crise de la gestion de la crise’ tient aussi à une contradiction plus profonde. le problème est que la politique publique, ‘alors même qu’elle doit s’occuper de régler les conséquences dysfonctionnelles de la production privée, n’est pas supposée empiéter sur la primauté de la production privée’. L’État doit en permanence sauver le capitalisme de ses tendances autodestructrices, mais ceci sans jamais toucher aux rapports économiques fondamentaux qui les déterminent. […] Voilà le dilemme : l’État doit à la fois garantir en amont les conditions de l’accumulation et intervenir en aval pour maintenir l’hégémonie que celle-ci met à mal, ceci alors même qu’il ne peut remplir efficacement sa fonction de légitimation sans se heurter à l’opposition immédiate du capital. En cela, conclut Offe, les sociétés capitalistes ‘sont toujours ingouvernables’. »

Et comme un bonheur ne vient jamais seul, voici une interview de Grégoire Chamayou, qui décidément a tout du conteur, dans ce numéro de Hors série.

95 – symétrie

Lundi 9 août

Un argument trouvé par les néolibéraux qui vaut son pesant d’or, pour contrer les tentatives de faire payer les entreprises pollueuses.

Principe de la symétrisation du remède et du mal : « Si la pollution a un coût (pour les pollués), les mesures antipollution en ont aussi un (pour les pollueurs). Avant de décider quoi faire, il faut mettre les deux dans la balance.

‘Si une entreprise déverse des polluants dans un cours d’eau, plaide Daniel Fischel, elle impose aux usagers des coûts qui peuvent excéder ses propres bénéfices. Il ne s’ensuit cependant pas que la pollution est un comportement immoral auquel il faudrait mettre fin. Considérons le cas réciproque où l’entreprise, par égard pour les usagers du fleuve, ne pollue pas et opte pour une méthode plus coûteuse d’élimination des déchets. Dans cette situation, les usagers de la rivière imposent aux investisseurs, aux employés et aux consommateurs de l’entreprise des coûts qui peuvent excéder leurs propres bénéfices. Ni polluer ni s’abstenir de polluer n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct’. Un peu comme si, au prétexte que le fait de blesser quelqu’un et le fait de le soigner ont tous deux des coûts, on pouvait en conclure que les deux actes sont éthiquement indifférents. Je t’ai blessé et ça te coûte, mais te soigner me coûterait à mon tour, j’en conclus donc, vous dit l’économiste en tapotant sur sa calculatrice, que ni le fait de te nuire, ni le fait de réparer le préjudice que je t’ai fait subir n’est a priori ‘éthiquement’ ou ‘moralement’ correct ou incorrect.

Il serait faux, nous assurent ces économistes, de prétendre que c’est toujours aux responsables de payer. Ça dépend, car pénaliser l’auteur du dommage peut s’avérer moins profitable dans l’ensemble que de ne pas le faire. On est ainsi invité à juger les nuisances selon les coûts-bénéfices, où seule importe la considération de la valeur totale. Si celle-ci est ‘plus grande dans le cas où la partie lésée endosse les dommages’, alors, soutient-on, il est économiquement rationnel que les victimes prennent en charge les coûts que d’autres leur ont infligés. ‘Si nous supposons que l’effet nocif de la pollution est qu’elle tue les poissons, la question à trancher est la suivante : la valeur des poissons perdus est-elle supérieure ou inférieure à la valeur du produit que la contamination du cours d’eau rend possible ?’ Si les poissons morts valent moins que la production de l’usine chimique (ce qui est plus que probable), alors il est économiquement rationnel de les laisser crever. » (Carl Schmitt cité par Grégoire Chamayou dans La Société ingouvernable).

C’est intéressant de voir comment la motivation qui préside de manière tacite à l’action de toutes les entreprises qui polluent (les profits valent plus que la santé des hommes, que l’environnement, enfin que tout), est ici formulée et adaptée au discours des farouches défenseurs de l’économie néolibérale. Elle devient donc un argument à part entière. Reste à savoir si celui-ci peut valoir d’un point de vue juridique.

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Dimanche 8 août

Les Contes de la lune vague après la pluie, de Kenji Mizogushi

Cycle Kenji Mizogushi sur arte. Je ne connaissais pas. Quelques premières notes :

– Chaque plan est comme un tableau, les cadrages sont toujours d’une grande beauté et les mouvements des corps, des chorégraphies

– Les personnages principaux masculins tranchent avec les autres hommes par leur tendresse et une certaine rondeur, parfois une sorte de mollesse, et pour tout dire une absence de virilité (c’est plus largement un cinéma féministe, qui rejette la cruauté des hommes et raconte la condition des femmes)

– Grande force de la musique (et des cris, en occident on n’entend pas de cris si perçants)

– Tout particulièrement : les coups répétés de bambou, qui me rappellent certaines scènes de There will be blood de Paul Thomas Anderson (de la même manière, ces coups créent une grande tension avant même que la péripétie n’advienne)

– Sur le jeu d’acteur : évoque le cinéma expressionniste ; parfois, drôlerie (anachronique) des personnages qui, à chaque fois qu’ils se jettent l’un sur l’autre, s’écrasent ensemble sur le sol

Les amants crucifiés : le Gouvernement poursuit les amants et les fait crucifier alors que le mari trompé n’a pas voulu porter plainte. L’affront, avant de frapper la cellule familiale, frappe l’institution. Malgré les différences culturelles patentes, nous semblons venir d’un modèle à peu près similaire :

« Il faut concevoir le supplice, tel qu’il est ritualisé encore au XVIIIème siècle, comme un opérateur politique. Il s’inscrit logiquement dans un système punitif, où le souverain, de manière directe ou indirecte, demande, décide, et fait exécuter les châtiments, dans la mesure où c’est lui qui, à travers la loi, a été atteint par le crime. Dans toute infraction, il y a un crimen majesti, et dans le moindre des criminels un petit régicide en puissance. » (Michel Foucault, Surveiller et punir).

93 – ruissellement

Samedi 7 août

L’essai de Grégoire Chamayou est excellent et son propos limpide.

« La véritable raison d’être de la Bourse et du profit, ‘son ultime justification’ écrivait le néolibéral français Henri Lepage en 1980, est d’abord et avant tout d’être ‘un instrument de régulation sociale’. La ‘légitimité sociale du profit capitaliste’, affirmait-il, se fonde sur les ‘principes de régulation cybernétique de l’économie de marché’. »

[…]

« Les néolibéraux montraient au contraire que l’actionnariat exerçait de façon systémique une « pression puissante sur les managers ». Mais cela n’implique pas que l’autorité managériale se soit évaporée en interne. Ce que le pouvoir managérial perd en latitude de décision, notamment en termes de choix d’investissement, il ne le perd assurément pas en prépotence à l’égard de ses propres subordonnés. On n’a pas l’un ou l’autre – ou bien katallaxia ou bien oikonomia -, on a les deux : soumission à un gouvernement actionnarial, chacun avec ses modalités propres.

Mais soumission de qui à quoi ? Les nouvelles théories de la firme ont tellement défiguré leur objet que les travailleurs ont à peu près disparu du paysage. Vous pouvez lire des dizaines d’articles de ce courant sans que jamais il n’en soit fait mention, comme si l’entreprise se ramenait à une relation à distance entre P-D.G et actionnaires. Lorsqu’on dit et répète qu’on veut ‘discipliner le management’, on parle aussi, par sous-entendu, des travailleurs, eux qui se montraient si récalcitrants à l’époque. À travers lui, sous lui, ce sont eux qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours de mater. La pression disciplinaire exercée au sommet va se répercuter en cascade à chaque rang de l’organigramme jusqu’au dernier, qui en assumera de façon bien particulière le ‘risque résiduel’ – en corps même. Autre genre de ‘théorie du ruissellement’, différente de l’officielle : tandis que les profit s remontent, ce qui retombe en pluie, ce sont les coups de pression, le harcèlement moral, les accidents du travail, les dépressions, les troubles musculo-squelettiques, la mort sociale – parfois aussi, la mort tout court. »

91 – insubordination

Vendredi 6 août

Pour la jubilation que procure sa lecture, ce passage évoquant le souffle d’insubordination qui traversa l’Amérique au début des années 1970 dans les usines automobiles :

Ces récits qui ouvrent La société ingouvernable – Une généalogie du libéralisme autoritaire contrastent avec l’état de soumission et de colère rentrée auquel semble réduit le monde ouvrier quarante ans plus tard, et dont on retrouve la description précise, à quelques rares moments de rigolade près, dans À la ligne de Joseph Pontus.

Cet essai de Grégoire Chamayou se propose d’expliquer dans le détail comment on est passé de l’un à l’autre.

On peut déjà résumer en quelques mots la stratégie d’étouffement des élans de toute une génération :

« La théorie dominante de la crise – appelons-la « théorie du rapport de force  » – incriminait une situation socio-économique trop propice aux travailleurs et à leurs luttes. En deça des considérations psychologiques, elle l’attribuait à trois facteurs principaux : 1° l’engagement keynésien au maintien du plein-emploi. 2° les dispositifs de protection sociale de l’état-providence, 3° la puissance des syndicats. Si l’on voulait renverser la tendance, plus aucun de ces piliers ne devait rester debout. »

90 – adresses

Jeudi 5 août

À une amie artiste, je lis cette citation du roman d’Oxford : « Je ne peux me permettre de disposer de tout mon temps et de n’avoir à qui penser, parce que sinon, si je ne pense à personne mais seulement aux choses, si je ne vis pas mon séjour et ma vie dans le conflit avec quelqu’un ou dans sa prévision ou anticipation, je finirai par ne penser à rien, désintéressé de tout ce qui m’entoure mais aussi de tout ce qui pourrait venir de moi. Peut-être Cromer-Blake a-t-il raison, au moins en partie : peut-être le plus pernicieux, et de plus, impossible, est-il de ne pas penser aux femmes ou dans son cas aux hommes, à une femme, comme s’il y avait une partie de notre cerveau réservée à cette sorte de pensées refusées des autres parties et peut-être même méprisées, mais sans lesquelles elles non plus ne pourraient fonctionner de façon féconde, correcte. Comme si ne penser à personne (même au cas où personne serait multiple) empêchait de penser à quoi que ce fût. »

Je lui parle de ce passage parce que depuis que j’ai fait le plan de mon texte j’ai le sentiment de n’avoir plus personne à qui l’adresser (ce n’était pas le cas pendant son élaboration). Tout destinataire évanoui, je n’arrive pas à passer à l’écriture. En revanche je ne suis pas en manque de « conflit » ou de son « anticipation », comme c’est le cas du narrateur. Mon amie confirme : quand elle travaille elle s’adresse à quelqu’un. Mais chez elle ce quelqu’un est changeant (la personne est toujours « multiple »). Ce n’est pas plutôt une seule personne comme pour moi, mais tout un tas de gens qui ont traversé sa vie, morts ou vivants. Elle se met à me faire la liste : « là, quand j’ai fait ça, je pensais à telle personne, là à toi, là à untel et là à tel autre ». Des gens que je connais pour la plupart, d’autres dont elle m’a parlé mille fois. Plein de gens, de toutes périodes. Des proches, d’autres artistes dont le travail l’a marquée. C’est très impressionnant et surtout très beau. Et elle a raison. Elle a raison de s’adresser à autant de monde.

C’est cette générosité qui fera que son oeuvre durera. De cela je suis absolument persuadée. Non pas que son adresse multiple et égalitaire (par opposition à ma focalisation sur une seule entité dominant d’autres présences) la rendrait universelle (je ne suis pas sûre que l’expression signifie quelque chose ; du moins elle noie la compréhension), mais qu’une oeuvre fondée sur autant d’amour (c’est le terme qu’elle utiliserait) est vouée à s’étendre : à parler de nouveau à d’autres gens, des gens précis, plein d’autres, y compris dans le futur. C’est peut-être une vue de l’esprit. Il n’y a sans doute pas de justice divine/morale capable d’élire certaines oeuvres plutôt que d’autres sur la base du degré d’altruisme motivant leur conception. Il n’y en a pas ailleurs, alors pourquoi y en aurait-il en art ? Peu importe, elle a raison de se laisser une telle ouverture créatrice. En l’entendant je ne pouvais m’empêcher de penser : « elle tient quelque chose, là ». En outre, c’est passionnant de voir comme des structures affectives qu’on pourrait dire pré-conscientes déterminent jusqu’à son rapport au travail.

Je me souviens d’avoir lu qu’une auteure contemporaine et assez prolifique disait écrire avant tout pour se venger. Et quoi, elle veut donc se venger tout le temps ? Je ne sais pas si un travail stimulé par le désir de vengeance peut produire une oeuvre de qualité mais ce n’est certainement pas à envier. Le travail est une part de vie, et je ne voudrais pas laisser macérer cette part (la moindre part, d’ailleurs) dans le ressentiment. Mais de toute manière, en cherchant je ne vois pas de grande oeuvre de cette sorte. Même par exemple la peinture du Caravage, dont on connaît le caractère épouvantable. Certes il a dû mettre à mort plus d’un de ses ennemis dans ses tableaux ; mais à l’évidence il aimait aussi les pauvres gens qu’il représentait. Les prostituées, les malades et les gueux. Pour ne serait-ce que penser à les peindre alors que personne avant lui ne l’avait fait, il fallait les aimer. Ne fonder son travail que sur de sombres affects, cela ne me paraît pas viable. En attendant tout reste à faire : repartir en quête d’adresseS.

89 – félicitations

Mercredi 4 août

Les choix qu’on nous laisse au bout d’une chaîne de décisions dont on ne maîtrise rien n’en portent que le nom.

« – Have you thought about what animal you’d like to be if you end up alone ?

– Yes, a lobster.

– Why a lobster ?

– Because lobsters live for over 100 years. And they’re blue bloodered, like aristocrats. And stay fertile all the life. I also like the see very much. I waterski and swim quite well since I was a teenager.

– I must congratulate you. The first thing most people think of is a dog. That’s why the world is full of dogs. »

« – Avez-vous réfléchi à quel animal vous voudriez être si vous finissez seul ?

– Oui, un homard.

– Pourquoi un homard ?

– Parce que les homards vivent plus de 100 ans. Et ils ont le sang bleu, comme les aristocrates. Et restent fertiles toute leur vie. J’aime aussi beaucoup la mer. Je fais du ski nautique et nage depuis mon adolescence.

– Je dois vous féliciter. La première chose à laquelle pense la plupart des gens, c’est à un chien. C’est pourquoi le monde est rempli de chiens. »

88 – peine capitale

Lundi 2 août

« Il faut réfléchir à ceci : un médecin aujourd’hui doit veiller sur les condamnés à mort, et jusqu’au dernier moment – se juxtaposant ainsi comme préposé au bien-être, comme agent de la non-souffrance, aux fonctionnaires qui, eux, sont chargés de supprimer la vie. Quand le moment de l’exécution approche, on fait aux patients des piqûres de tranquillisants. Utopie de la pudeur judiciaire : ôter l’existence en évitant de laisser sentir le mal, priver de tous les droits sans faire souffrir, imposer des peines affranchies de douleur. Le recours à la psycho-pharmacologie et à divers ‘déconnecteurs’ physiologiques, même s’il doit être provisoire, est dans le droit fil de cette pénalité ‘incorporelle’. […] »

Il est possible que je n’aie pas réalisé quand j’ai lu la première fois Surveiller et punir que la peine capitale existait encore en France à sa publication. À moins que je revive une seconde fois au détour d’une phrase de Foucault, parce que je l’avais oubliée, la même plongée soudaine et inattendue dans une époque que je n’ai pas connue mais pas si ancienne, une époque à portée de main. Dans l’un ou l’autre cas, la prise de conscience est abrupte.

87 – paroles

Dimanche 1er août

Sur Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin. Dans le premier tiers du long-métrage, le temps que l’histoire se mette en place, plein de petits détails gênaient l’adhésion totale à ce que je voyais (à commencer par la musique, franchement superflue sauf une fois que s’impose le Requiem de Mozart, mais bon, le Requiem, quoi ; l’héroïne suçant son pouce dès qu’elle s’allonge ; certains angles de vue faussement maladroits et autres prises en caméra à l’épaule). Jusqu’à ce que les personnages viennent nous happer. Shéhérazade d’abord, jouée par une actrice qui crève l’écran, aux intonations fortes et tranchantes, belle, fière comme savent l’être les Arabes au point de donner l’illusion qu’elle est invulnérable.

Puis Zac, émergeant beaucoup plus progressivement. Et celui dont on pensait au départ qu’il n’avait les épaules pour à peu près rien, et certainement pas pour se mesurer aux caïds de la cité phocéenne et protéger des filles soumises aux caprices des autres hommes, celui qui semblait n’agir que sous des impulsions dignes d’un enfant de dix ans s’avère capable de choisir – choisir – la voie qui le sauvera. Or sa puissance lentement acquise est celle de l’aveu de sa sensibilité. Ce pourrait être un miracle, la force du scénario est de le justifier parfaitement.

Scène après scène, le film se débarrasse alors de ses légers effets parasites pour aller à l’essentiel. Et les très grands moments de la dernière partie du film, le procès puis la visite surprise de Shéhérazade, venue lui donner un morceau de pâtisserie trop gros pour passer par le trou du grillage – quelle trouvaille – ont de quoi nous essorer en deux temps. Pendant le procès le ventre se serre, pendant la visite la substance lacrimale se met à couler. Tout cela il va sans dire, arrivant sans prévenir.

Ce qui est probablement le plus remarquable ici, c’est l’usage de la parole. Pendant près de deux heures, il n’y a aucune fausse note. Deux exemples, extraits de la scène du procès, pourront peut-être mieux faire saisir cet aspect si particulier du film :

1- les difficultés qu’a Riyad, le violeur de Shéhérazade, à qualifier l’acte sexuel devant la juge. Il s’y reprend à plusieurs reprises et alterne entre des termes triviaux et d’autres comiquement neutres tout en s’excusant de sa maladresse. Tout se passe comme s’il s’emmêlait entre les qualificatifs attendus par l’institution judiciaire, ceux qu’il doit éviter parce que trop vulgaires, et celui qui pourrait le faire condamner. Dans ces balbutiements, on entend toute la confusion probablement sincère du personnage : est-ce que si je dis « niquer », je dis que je l’ai violée ? et d’ailleurs, est-ce que niquer une pute c’est violer ? C’est finalement Zac qui posera les mots justes sur les motivations du crime, et permettra de distinguer ce qui s’est réellement passé : Riyad s’est vengé en faisant ce qu’il a fait à Shéhérazade, « parce que je tiens à elle. Parce que je l’aime. »

2- Après que la juge ait demandé à Shéhérazade ce qu’elle a dit quand Riyad et ses collègues lui ont proposé de monter dans la voiture, celle-ci répond simplement : Non. (= « J’ai dit non »). Non seulement ce non redit sur un ton très ferme ressemble totalement à Shéhérazade (et laissant ainsi entendre d’une façon assez bouleversante ce qu’elle est, fait surgir la scène entre elle et les jeunes hommes), mais en plus, il est à l’image du reste du film. Nulle part il n’y a de place pour la tergiversation. Être ambigu, hésiter, pour tous ces jeunes livrés à eux-mêmes c’est donner la possibilité de se faire manger. Chaque parole pour être entendue se doit d’être brute et claire. Chaque parole est entendue.


Dylan Robert et Kenza Fortas