Vendredi 20 mai
À quoi reconnaît-on les grands bourgeois ? Au besoin qu’ils ont de raconter et de se raconter que les personnes qu’ils exploitent sont des amis. Que s’ils peuvent se permettre d’avoir recours à leurs services de subalternes, leurs compétences de sous fifres, c’est parce qu’à l’origine, une relation forte et totalement désintéressée les a liés. On peut en être sûr, plus ils vantent les qualités humaines de ceux dont ils parlent, plus ils les usent.
La baby-sitter est un peu perdue dans ses études, mais tellement calme et attentionnée. Quand on rentre tard le soir, plutôt que de la réveiller et de lui payer le taxi on aime autant la laisser dormir. C’est bien normal. Elle a une chambre – sa chambre – à l’étage, près de celle des enfants. Le matin, ils sont ravis quand avant de partir elle les accompagne à l’école. Le jardinier est un immigré marocain, un brave homme très travailleur. On a voulu l’aider à obtenir ses papiers. Il n’avait pas d’emploi, sa femme était enceinte. C’était il y a vingt ans, on ne l’a jamais regretté. Ils viennent garder le chien quand on part en vacances. Soan est le fils de la concierge. Il traînait un peu après avoir arrêté l’école. Chaque jour on voyait sa mère s’inquiéter un peu plus pour lui. Nous l’apprécions beaucoup. C’est une femme pleine d’humanité. Elle a élevé son fils seule. On la sentait dépassée. Soan nous l’avons vu grandir. Alors on a proposé de l’installer quelques temps dans la dépendance de notre maison de campagne. Il y a trouvé une certaine sérénité. De temps en temps il fait des petits travaux d’entretien dans la propriété.
J’aimerais qu’Élodie soit une bourgeoise. De sa famille je ne veux rien dire, ou le moins possible. Elle-même n’en parle jamais. On ignore si elle a perdu ses parents ou si elle a rompu avec eux. Cependant il faut qu’elle ait ça : au moins ça. Ce marqueur odieux, la dernière trace, indélébile, de son appartenance. Qu’elle montre une affection soudaine pour des petites gens, des gens qui n’auraient a priori aucune raison de faire partie de sa vie et dont la présence dans son entourage serait tout à fait incompréhensible si on ne sentait pas qu’au bout du compte elle se sert d’eux. Cette impression serait provoquée par de minimes remarques, des faits si ténus qu’ils agiraient sur le lecteur à la lisière de sa conscience. Il n’en faudrait pas plus.
Notre impression viendrait surtout du narrateur. Bien conscient quant à lui de la petite escroquerie affective qu’opère la femme qu’il aime, il ne peut s’empêcher de s’en agacer. Tout d’abord par jalousie. Que font tous ces intrus sur son chemin ? Pourquoi en ramène-t-elle toujours ? Quel besoin de frayer avec eux ? Mais aussi, bien sûr, parce que la crainte le ronge de faire lui-même partie de la catégorie, la mauvaise, de ceux qu’elle finira par essorer.