269 – eo

Samedi 12 novembre

Viens de voir Eo de Jerzy Skolimowski, non sans au départ une légère appréhension, car j’avais été assez fascinée par Essential Killing et me doutais d’après la bande-annonce que l’épure cette fois n’y serait plus. Mais contre toute attente, la filiation avec le film de 2010 m’a semblé plus frappante que la rupture. Dans E. K. les forêts étaient blanches, ici elles sont rouges. À chaque fois, sublimes. Dans les deux films des personnages muets fuient et/ou errent au gré des circonstances. Leur solitude en commun, chaque rencontre avec les humains prend le tour d’un accident, avec le sentiment que cette forme de nomadisme pourrait durer des heures si le héros ne finissait par mourir, pas clairement dans E. K., plus bruyamment dans Eo (1). Car dans ces films où le personnage n’a d’autre but que le vagabondage, il faut bien que quelque chose s’arrête et laisse place au générique final. C’est une contrainte légitime du réalisateur, mais pas seulement.

Le constat, en effet, y est toujours le même : les hommes condamnent celui qui ne leur ressemble pas et est incapable de suivre leur agitation à une mort certaine. C’est une question de mouvement. D’incompatibilité de mouvement : les errances des uns et de l’autre ne sont pas du même type, ne suivent pas les mêmes lois, y compris rythmiques. A l’image de la jeune écuyère de cirque, la première propriétaire d’Eo qui l’aime tant mais doit repartir à moto après lui avoir fêté brièvement son anniversaire. Animaux et êtres humains ne peuvent faire autrement que se croiser. Mais dans Eo le propos se radicalise en même temps que le sentiment d’une impasse – une impasse qu’on pourrait qualifier d’ontologique.

Ici, les hommes eux-mêmes ne savent faire autre chose que s’entredéchirer. Ils multiplient les conflits et les comportements grotesques (cf la scène de dispute au fumet incestueux entre une Isabelle Huppert totalement sordide, au visage sans âge et caché sous un masque de maquillage, et son superbe fils, cliché de l’aristocrate décadent ; l’inauguration désuète d’un entrepôt par les notables ventripotents du bourg), assassinent gratuitement (un chauffeur sympathique), courent après des ballons au nom d’une couleur, celle de leur équipe, pour finir par se donner des coups de battes.

Les quelques interactions humaines apparaissent ainsi comme de piteuses interférences, dont la conséquence s’abat directement sur les animaux. Les mouvements et l’errance naturelle de ces derniers sont sans cesse entravés par des êtres absolument insensés. Il s’opère comme une contamination irrémédiable. Une toxicité se déploie tous azimuts, au point d’atteindre tous les animaux qui croisent la route des hommes. Ceux-ci par exemple ne cessent de forcer Eo à avancer d’un point à un autre (lui qui ne semble pourtant ne tendre qu’à aller sans but), quitte à l’enfermer dans des containers successifs pour le transporter malgré lui. Comme ils le font en réalité, et cela nous sera clairement donné à voir, avec tous les animaux domestiqués : cochons, chevaux, bovins.

Finalement, avec cette base scénaristique simple d’une pérégrination perdue d’avance par un héros isolé, le reste tout le reste, c’est-à-dire la, ou plutôt les formes pouvaient varier. Jusqu’à devenir un véritable feu d’artificeS. Tantôt une caméra instable va au plus près de l’œil invariablement sale, inexpressif et larmoyant de l’âne ; tantôt elle s’envole au-dessus des arbres en suivant avec grâce une rivière, pour s’arrêter sur la robe et la musculature d’un cheval qu’on savonne de haut en bas ; pour suivre quelques instants le parcours fragile d’une fourmi ; fixer un moment le tableau d’une étable grise et brune dans une asinerie de campagne ; ou encore se perdre dans des bouillons d’eau montés à l’envers. De cette grande variation picturale, j’ai pour ma part tout aimé – chaque plan, même les plus limites, les plus inconfortables. Car quel que soit le choix formel du réalisateur, quel que soit l’angle par lequel il décide d’aborder tel épisode du parcours d’Eo, il parvient toujours à construire de la tension. Scène après scène, plan après plan, même là – et peut-être grâce à cela – où l’on ressentirait au départ une certaine réticence, voire une répulsion esthétique, légère ou moins, le film s’avère d’une intensité totale.

À ce titre et en conséquence, on peut dire que dans son style – celui-là même qu’il s’est inventé – Eo est un film parfait.

Mais il est d’autant plus réussi que cet artifice assumé n’est jamais gratuit. On saura gré au réalisateur d’avoir évité de nous faire croire qu’on se trouve dans la peau d’Eo et perçoit le monde entièrement de son œil mouillé. Toute vision, tout sentiment prêté à l’animal n’est à vrai dire qu’une projection, comme lorsque un personnage évoquant à voix haute le goût du salami fait semblant de croire qu’il a coupé l’appétit d’Eo. Tout au long du film on devine, on essaie, on attrape quelques bribes, mais en fait, tout ce qui nous est montré est de l’ordre de l’artifice, de la reconstitution. À commencer par ces multitudes d’animaux. Toutes ces espèces, en réalité, ont été fabriquées par l’homme. Elles sont, à tout le moins, le fruit de sa vision. Dans Eo il n’y a pas d’état de nature.

Ainsi la forêt de nuit est-elle réduite à un lieu irréel, celui des contes de l’enfance. Le jardin de la comtesse – dont le portail s’ouvre et se ferme mystérieusement – apparaît comme une clairière dérisoire et d’un vert impossible. L’âne ne parvient pas à y brouter la pelouse. Dans cet environnement dominé, phagocyté par l’homme, plus aucun lieu n’est viable à long terme. Même les moments passés dans une prairie avec des enfants trisomiques ne permettent nul répit à Eo, devenu dans cette courte séquence indistinct de ses congénères. Les enfants semblent certes ravis, mais des ânes on n’apercoit plus que les pattes : ils sont littéralement éjectés du cadre. L’atmosphère de bonheur, symbolisée par des cerfs-volants clicheteux, n’a rien de solide. En guise de complicité entre de petits être fragiles, on nous vendra un déballage de jolies images, voilà tout. De toute manière, il faudra bientôt de nouveau les porter sur le dos, ces bambins, puisque les bêtes aux yeux des humains ne sont bonnes qu’à trimer pour eux.

Si antispécisme il y a dans le film, ce que je crois – le crois parce que le suis, antispéciste, et que dans ce domaine toute accointance est précieuse, furtive, s’attrape à l’arrachée. Mais soyons honnête : rien ne le garantit vraiment. Un tel positionnement ne se prend pas, en tout cas, pour autre chose que ce qu’il est. À savoir une projection multiple et fantasque du réalisateur sur des êtres qui lui échappent. Il se veut aussi parfois ironique. Sans illusion sur sa nature : en passant d’image en image, en construisant des liens logiques et temporels via le montage, on reste finalement enfermé dans la tête d’un homme. Celui-ci a beau aller vers d’autres formes de vie, il n’ignore pas moins qu’il ne pourra jamais les atteindre tout à fait. Mais à mon sens c’est là la plus belle preuve d’amour qu’on puisse leur manifester. (2)

(1) Ne manquait alors que le fameux « Cut ! » crié par le réalisateur.

(2) À ce propos, la note de fin de film est autrement plus émouvante que les remerciements de Claire Denis à Agnès B à l’issue de Trouble every day. Un mot précise en effet qu’Eo a été fait par amour pour les animaux et qu’en conséquence, aucun mal ne leur a été infligé pendant le tournage. Peut-on faire plus beau ?

268 – package

Vendredi 11 novembre

1. Mon fils, bien brieffé par sa maîtresse, me chante la Marseillaise depuis hier soir. Je veux m’ôter cet air de la tête, que je n’aime pas. Spontanément me vient cette chanson non moins de circonstance, avec sa chouette ritournelle de guitare.

Mais surtout, ce que je voudrais reprendre, c’est le glissement de l’énumération de questions à l’affirmation vaguement menaçante dans le couplet suivant (« Mais qui… J’te l’demande pas, j’te l’dis, qui t’écrase »). Mine de rien, l’effet est assez puissant.

2. Autre chose et sans transition, mais qui se trouve illustrer parfaitement ce que je tentais d’expliquer il y a peu au sujet de la capacité d’empathie que développe la langue écrite – empathie qui pourra s’exercer sur toute entité évoquée dans un texte. Hier, en parcourant Le Monde, je tombe sur ce titre :

On le croira ou non, mais avant que j’aie le temps de comprendre de quoi il était question (moins d’une seconde), un véritable sentiment de compassion, voire une légère tristesse me sont montés à la nuque. Tout mon corps s’est instantanément mis en mode empathique. Pourquoi ? À cause de « renonce à sauver » et « en perdition ». C’est totalement absurde. Mais voilà : les mots, comme les sonnettes les chiens, font saliver les hommes.

267 – jacques

Mercredi 2 novembre

Je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ; soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient été accueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grande auberge, où on leur fit payer très chèrement un mauvais souper servi dans des plats d’argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets ; ou qu’ils se soient enivrés d’excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ; car quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu’il y a de vrai, c’est que, de quelque endroit qu’il vous plaise de les mettre en route, ils n’eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien ! Jacques, l’histoire de tes amours ? »

Jacques le fataliste et son maître, de Denis Diderot

1) On ne connaitra évidemment jamais la fin de l’histoire des amours de Jacques (elles ne seront jamais écrites et l’on comprend bien que Diderot n’en avait aucune intention).

2) Et pourtant dans cette absence de récit mille autre choses sont racontées. Car des aventures de Jacques, toutes les options se réalisent. À en croire notre narrateur rien ne nous le garantit ; et pourtant si. Car nous sommes en littérature, c’est-à-dire sous un régime discursif spécifique, où il ne s’agit pas tant de dire le vrai que de raconter. En littérature le seul fait de nommer la chose la fait exister. Pas forcément advenir dans le récit en tant qu’étape – rouage – vers son issue, mais simplement être. On connaît l’expérience : si je vous dis de ne surtout pas penser à un éléphant, vous penserez aussitôt à un éléphant. C’est le pouvoir non du gospel ni de l’au-revoir mais du langage dont il ne nous a pas échappé qu’use la littérature. Le mot fait toujours apparaître ce dont il parle (avec une qualité et une intensité autres que celles de l’image mais cela j’en ai déjà parlé).

Ici, Jacques et son maître ont donc à la fois couché dans un bordel, vécu de peu parmi de pauvres gens d’église et se sont « enivrés d’excellents vins, ont fait grande chère » à s’en rendre malades, peut-être même en une seule nuit. Ils auront fait tout cela à la fois, quoique ne l’ayant pas fait. Car on les voit le faire – les mots les imaginent pour nous – et cela suffit. Or nous n’en demandons pas plus. Ce qui fut écrit a été. A été dans notre esprit, certes. Mais qu’est-ce que la fiction sinon ce qui a été dans notre esprit ? Le narrateur se joue de nous et des automatismes de la pensée.

3) Ainsi dans les dernières pages de Jacques le fataliste le récit explose-t-il en un grand feu d’artifice. Il reste un récit, mais ce récit change de nature : désormais il est subdivisé, comme désépaissi. Des personnages secondaires émergent les uns après les autres, des situations contradictoires se découpent en tranches et se superposent. Un peu à la manière d’une grande et belle plante qu’on découperait en boutures, la fiction se (re- et sur-)charge mais uniquement de ses potentialités. Le récit, déjà fruit de l’imagination d’un auteur, devient pure suggestion. Un possible au carré.

Sans se déliter tout à fait, il perd en effectivité ; mais en même temps, c’est par cet éclatement joyeux que la fiction s’affirme en tant que telle. C’est comme le menteur qui, en nous disant qu’il nous ment, devient aussitôt une chose et son contraire ; ici, avec cette liste fantasque de toutes les péripéties envisageables, la fiction perd de sa puissance de narration (puisqu’on ignore tout de même ce qui est vraiment arrivé, et est privé dans la foulée du récit des amours de Jacques) tout en activant et renforçant la machine à imaginaire.

4) Tout se terminera, y compris pour le narrateur qui parle à la première personne (cf note), dans une totale acceptation de ce qui peut advenir. Il affirme sa confiance envers le récit ; confiance qui lui procure aussitôt une sérénité sans borne.  

Pour le plaisir, j’ajoute les toutes dernières lignes du texte, qui montrent un Jacques pleinement satisfait de ce qui se passera par la suite, quelle que soit cette suite que de toute manière il ne maîtrise pas.

Ce qui est très beau dans le paragraphe final, c’est la façon dont la confiance en la fiction est dite. C’est elle qui permet à Jacques de s’endormir et de mettre un point final au récit (le sommeil du héros est comme une petite mort, une mort en douceur). L’affirmation par Jacques/le narrateur de sa confiance envers le récit est donc ce qui le lui fera clore.

Par ailleurs la quiétude est totale. Elle ne souffre aucune nuance, aucune exception. Exactement comme chez ces gens que l’on vient parfois à croiser dans la vraie vie, et qui ont décidé de faire confiance à ce qui viendra juste parce que cela doit arriver. Qu’ils le veuillent ou non. En tous points l’attitude est la même. On est donc plongé dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, mais transposé aux récits de fiction. Dans le meilleur des mondes possibles de la fiction aussi, chaque alternative est source de réjouissance. Avec à nouveau, tel un ultime clin d’œil malicieux, le jeu de mots sur le terme « écrit » (écrit par qui ? par Dieu ou bien l’auteur ?). Attribuer comme le fait Diderot cette étrange position vis-à-vis de la fiction à un personnage ou à son propre narrateur, et lui faire terminer le récit en disant tout cela tient à mes yeux du génie.

Note – En réalité, on peut supposer sans prendre de gros risques que le narrateur et Jacques fusionnent en une sorte d’accord parfait final. Ils sont les deux faces d’une même pièce, à savoir le récit.

266 – numb

Mardi 1er novembre

Ce morceau – le seul de U2 que j’aie jamais écouté en entier, de moi-même du moins – dont le clip m’avait marquée à l’époque, et que j’avais oublié jusqu’à hier soir. Le tout m’est revenu d’un coup, je ne sais pourquoi ni comment. Hop, le voilà.

J’adore :

– comme The Edge se retient de rire tandis que les pieds se baladent sur ses lèvres

– la cuillère de yaourt (sans sucre ? salé ?)

– le petit blouson, aussi