286 – deuxième épée (2 et fin)

Dimanche 11 décembre

Je reviens sur quelques lignes de La deuxième épée. Je ne sais pas s’il y a un changement objectif à la page 55, ou si c’est moi qui suis soudain devenue plus attentive, plus disposée à la lecture du roman, mais je garde le souvenir d’une bascule avec :

Et je me sentais maître de moi, comme rarement je l’avais été. Je sentais aussi chaque fibre, chaque cellule ou que sais-je de mon corps, tendue sous l’effet de quelque chose qui m’avait peu à peu déserté depuis ma jeunesse – être tendu, vibrer, par une présence d’esprit, une vraie présence d’esprit. Mes absences d’esprit, elles, récurrentes déjà dans l’enfance, s’étaient accrues avec l’âge, « à cause de l’âge », et se manifestaient particulièrement dans l’oubli de plus en plus fréquent des objets du quotidien, de leur quoi, leur comment et surtout : leur où – jusqu’à ce que je trouve l’explication, ou l’excuse si vous voulez, que cela tenait moins à moi et à mon âge qu’à la permutabilité, l’uniformité, l’insignifiance et surtout l’inanité ou inutilité de la plupart des choses contemporaines -sauf quelques objets primaires ou classiques -, et en dernière conséquence au manque de mémoire des jeunes comme des vieux.

Pause :

1) ces lignes j’aurais pu les écrire tant elles me parlent

2) plus professionnellement parlant : là on croirait lire du Beckett (et ces choses, cette fois c’est Molloy qui aurait pu les dire)

3) comme les familles d’élection finissent toujours par se former, et presque malgré soi, je prendrai bientôt soin de retranscrire un passage que je viens juste de lire de Thoreau, et extrait de l’essai procuré il y a peu intitulé Philosophie des expériences radicales. Il affirme à peu près la même chose ou plutôt, tire là-bas la conclusion du constat fait ici par le narrateur.

4) on voit comme mon « attention soudaine » rejoint en réalité celle dudit narrateur, puisqu’il parle lui-même de « présence d’esprit ». Ainsi la seule évocation d’un mouvement du corps est-elle capable de constituer une injonction à faire de même. Ce passage est en réalité un signal de ralliement adressé au lecteur. Et je n’ai rien fait d’autre que m’exécuter (sagement, docilement).

On reprend.

Explication ? Excuse ? Comme toujours : avec le départ et maintenant, loin de la maison et du domicile : raviver la présence d’esprit originelle, bien que métamorphosée et d’une sorte nouvelle : d’un côté disposition de l’esprit « prêt à l’extrême », comme avant une catastrophe, voire la guerre, la dernière (prêt aussi à intervenir) – de l’autre côté, présence d’esprit comme perception en boucle répétée, en même temps que conscience – de quoi donc ? d’encore et encore, de rien et d’encore rien – en paix – une paix comme on n’en peut en concevoir plus grande (sur la terre) – la paix en personne, l’autre incarnation. « Une paix sans concurrence » : c’était ma sensation, la paix par-devant, et le combat, ou ce qui menaçait, derrière soi : une tranquillité grave, et moi, en route de bon matin pour qui sait où, part d’elle. (Je souligne)

Ces dernières lignes, leur rythme cahotant, la façon dont s’y tissent guerre et paix et l’une consolide l’autre, la façon dont est affirmée ici la coexistence de la tension et de la quiétude, tout cela me ravit. C’est exactement de cela que je parlais, dans un tout autre contexte, lorsque je revenais sur mon entraînement sur fond de Wu Tang Clan : parfois la sensation d’une présence de soi totale au sein de l’instant – en son creux -, procure l’assurance de faire (exactement !) ce qu’il faut faire. Dans ces circonstances, une guerre peut être menée, ou plutôt elle est prête à l’être (puisqu’elle doit l’être), la puissance de soi devient comme infinie. L’esprit – le corps -, sûr de la justesse de ce qui advient, est envahi par un sentiment d’imperturbable sérénité. On est la paix incarnée, on veut la guerre, on est la paix-guerre « en personne ».

Je ne relèverai pas les autres passages soulignés en cours de lecture, mais mentionnerai tout de même la marque de cette écriture, qui n’a à mon sens rien d’aussi sombre, d’aussi rageux ni de vindicatif qu’on l’aurait pu croire – la question de la vengeance de la mère bafouée apparaît comme un prétexte, qui s’efface d’ailleurs assez vite sous les méditations/observations du narrateur. Cette marque est l’avancée en trois temps : la phrase principale, complétée ou nuancée par 1) les tirets et 2) les parenthèses (ou inversement). Les trois éléments alternent et les différents types de parenthèses ((, et, eux-mêmes souvent précédés d’un point d’exclamation avant leur fermeture) décomposent en permanence la syntaxe (comme je l’ai fait – bien tenté ! – plus haut et à l’instant).

Les phrases vont ainsi, assez courtes, par paquets de quelques lignes rassemblées dans de petits paragraphes. C’est cette alternance très spécifique et son effet de claudication, de hachure, qui donnent son caractère enfantin et parfois comique à l’ensemble ; c’est elle qui me rappelle tant Cosmos de Gombrovicz, même si du point de vue uniquement stylistique les deux auteurs procèdent différemment (dans ce billet-ci, j’avais recopié un long extrait de Cosmos, où l’on reconnaît par exemple un semblable attrait pour 1) les exclamations et 2) les oiseaux-signes à ceux de La deuxième épée). Le résultat est tout de même très proche. On flirte avec un réel étrange, qui procède et se déploie par cumulation d’impressions. Si bien que la perception que l’on a du narrateur – de La deuxième épée – se transforme (se métamorphose) rapidement : s’il part drapé de tous les atours du vieil aigri, mauvais et potentiellement violent, on fait finalement route avec un personnage aussi attentif que sautillant, un être qui ne cesse de découvrir (dans tous les sens du terme) et redécouvrir, encore encore, son environnement. Battant la campagne il déterre le monde. Déterrant le monde il fabrique du récit.

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