263 – contracture

Lundi 24 octobre

Drôle. il y a quelques jours, je me suis fait mal au bas du cou exactement au même endroit que le narrateur de Trois cafés. Au début j’ai cru que c’était un banal torticolis ; puis la nature et le lieu de la douleur, ainsi que son apparition soudaine (quoique matinale, elle a bien eu lieu après mon réveil et non pendant mon sommeil) m’ont plutôt dirigée vers l’hypothèse d’un faux mouvement. Un de ceux qu’on fait quand on est pressé et encore refroidi, le matin, avant d’aller au travail.

L’expérience m’a appris que lorsqu’une douleur apparaît, que ce soit au niveau d’un organe interne (système digestif sous la sangle abdominale) ou bien d’un muscle ou d’un os (tout le reste du corps), il est plus bénéfique de mouvoir la zone inflammée, quitte à appuyer franchement là où ça fait mal, que de la laisser se reposer. Le tout étant d’agir sans précipitation afin de rester concentré sur les réactions du corps aux mouvements effectués.

Ainsi, lassée de cette douleur persistante, mais aussi parce que j’en trouvais le temps pour la première fois depuis son apparition quatre jours auparavant, je me suis décidée à faire un certain nombre de ces mouvements pendant près d’une heure.

De tels moments, de silence et d’attention extrême à ce qui travaille en soi, sont rares. Trop rares, puisque ce que j’ai observé alors s’est avéré passionnant. Toute la question est de savoir si l’on peut rendre de telles observations à l’écrit. S’il est possible de restituer ce qui se joue au fond de la matière et la rend si fascinante.

En penchant la tête de tout mon poids du côté douloureux (gauche), je sentais aussitôt une contraction sur le trapèze. Alors, un fourmillement courait tout le long de mon bras déroulé pour s’échouer, plus mordant, dans le creux de la main. Juste au milieu, là où se rejoignent les métacarpes. Je gardais la main bien relâchée (autant que ma tête, disons que je faisais en sorte que le mouvement de détente se fasse en même temps aux deux extrémités du corps) et, tout en gardant les yeux fermés restais entièrement concentrée sur cette sensation. Elle n’était pas totalement désagréable, mais c’était étrange et nouveau de sentir une douleur située tout en haut du corps trouver ainsi une résonance, son exacte équivalence, au bout du bras. Comme si de minuscules insectes grouillants, emportés dans un tourbillon d’eau vers le siphon d’un évier, mordaient et plantaient des griffes tous en même temps pour se retenir de tomber.

Je me concentrai uniquement sur la paume et cette impression de grignotement intérieur pour ne plus prêter attention à la partie du haut. C’est ainsi que la douleur au cou m’a semblé diminuer et que j’ai pu, grâce à ce répit, entamer une série de mouvements que je n’arrivais plus à faire depuis mercredi. J’effectuais tout dans une extrême lenteur, à la fois pour bien garder conscience des sensations, de leur lien avec les mouvements et les positions de chaque partie du corps, mais aussi pour prévenir toute contraction soudaine et éviter, ainsi, de me blesser davantage.

Parmi ces mouvements, quand je formais avec la tête des cercles de droite à gauche, l’épaule se soulevait à l’arrivée de celle-ci sur le côté douloureux. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à maintenir cette zone détendue. L’épaule appréhendait la tête. Rien à faire, à l’approche du crâne alourdi ça se contractait, là, côté gauche, sous la chair ; à un endroit que je ne pouvais pas atteindre, ni en massant, ni en y enfonçant les doigts pour soulever la petite masse musculaire posée entre les deux tiges, les os de la clavicule.

J’insistai pourtant, désireuse – avide – de comprendre ce qui pouvait bien se bloquer à cet endroit précis. Tout en prenant soin de soutenir mon cou et de le protéger (dans cette position, pour accompagner le mouvement du cou et soulager la tête j’avais placé ma main – celle-là même qui me démangeait lorsqu’elle était tirée vers le bas – entre le trapèze et l’angle de la mâchoire), je faisais de petits mouvements de balancier. Front en avant, puis crâne en arrière. Front en avant, crâne en arrière. De petits craquements, des frottements profonds, venus de loin et non comme cela peut arriver souvent de surface, se produisaient à rythme régulier. À chaque aller, à chaque retour. Pourtant, je sentais les tissus et les fibres se relâcher peu à peu.

J’ignore ce que j’ai modifié à l’intérieur de cet entrelacs de nerfs, de muscles, de fascias et d’ossements. Est-ce qu’à force de bouger j’ai remis un morceau qui s’était déplacé ? Est-ce que j’ai défait un noeud ? Suis-je venue à bout d’une contracture ? Quelque chose s’est-il à nouveau mis à circuler qui était écrasé ? Je ne le saurai jamais. À l’issue de ces exercices, sans voir le mal entièrement disparu, je pouvais à nouveau tourner la tête à 180 degrés.

238 – jeux d’enfants, suite

Mercredi 6 juillet

Tandis que des enfants tapaient dans un ballon, assise au bord du terrain je relevais sans en avoir l’air trois phrases de Chester Himes.

1) Pour l’image, éminemment plaisante : « De temps en temps une ligne, une phrase l’écorchaient au passage comme les ronces s’accrochent aux vêtements dans un bosquet. »

2) « Le soleil brillait sur Harlem et se glissait dans l’interstice des rideaux. » Le mouvement, allant une fois de plus du large ciel vers le détail infime, a quelque chose d’émouvant. Il faudrait dire : est d’une efficacité redoutable. À reprendre d’une manière ou d’une autre pour l’évocation du soleil naissant dans la chambre d’Élodie.


3) « Il s’imaginait que ce régime de gin, œuf, lait et chocolat augmentait sa puissance virile, mais il ne savait pas à quoi lui servait cette puissance. » La phrase je crois se passe de commentaire. Sa chute, surtout. Je n’ai pas pu aller très loin encore dans la lecture de Fin d’un primitif, mais j’ai l’impression que l’auteur (que je découvre) a beaucoup d’humour. Un humour presque en creux, pince sans rire. Et à la fin, je le pressens déjà, ravageur.

236 – traces

Dimanche 3 juillet

Ce très beau documentaire sur l’art pariétal, au moins – mais c’est énorme – pour le plaisir des yeux (les interprétations des gestes des hommes préhistoriques étant toujours selon moi sujets à caution ; elles en disent finalement plus sur ceux qui en parlent que sur ceux dont on parle).

Quand j’en aurai le temps et si l’envie est encore là, je publierai un passage de roman que j’avais écrit il y a quelques années. Il évoque les traces de doigts laissées par des groupes humains sur des parois de grottes. Étrangement je n’en retrouve pas d’image sur internet. Il ne s’agit pas des fameuses paumes de main en négatif, absolument bouleversantes – je ne sais pas si on peut faire à la fois plus simple et plus puissant que ces empreintes -, mais de milliers de lignes creusées par les bouts de doigts joints d’hommes de Néandertal (décidément, ceux-là).

Avec le recul ce texte me semble loin d’être aussi prenant que ce que je croyais au moment où je l’ai écrit. Plus exactement pas aussi fort à lire que l’émotion, dont je me souviens encore, avec laquelle je l’avais écrit. Une gêne, une pudeur me retiennent donc aujourd’hui. Mais après tout, cette déception à la relecture est sans doute plutôt bon signe, celui d’une progression avec les années : en lisant maintenant j’ai la claire intuition qu’on peut mieux faire. Et si ça se trouve, je ferais mieux, vraiment.

219

Mardi 7 juin

Lorsqu’on analyse une oeuvre, il faut bien veiller à s’en tenir au jugement de l’œuvre seule, et non de son créateur. C’est là la grande difficulté car c’est aussi la grande tentation. Le glissement est facile. Mais il est erroné. Affirmer qu’un film est mysogyne, un texte, abscons, une musique, lanscinante ne dit rien du caractère ni des opinions de ceux qui les ont mis au monde.

Tout d’abord parce qu’on ne doit jamais oublier la dimension expérimentale de l’acte créatif. L’œuvre permet avant toute autre chose d’essayer des formes, formes qui mèneront à certains effets. La réception de ces effets échappe en grande part à l’émetteur. Le récepteur peut trouver des choses que celui-ci ne voulait pas y mettre. C’est ainsi. Il faut l’accepter. Pour autant, aller essayer de discerner telles ou telles de ses pensées, ou pire : de ses intentions, c’est une autre affaire. On entre dans l’intime. On s’occupe de la personne. On outrepasse, en quelque sorte, ses droits, que l’on a pourtant en totalité.

Et puis il y a autre chose. De plus profond, de plus difficile à expliquer, mais qui est peut-être simplement le prolongement du précédent point. Parfois, pour aller au bout d’un récit, au bout des situations que celui-ci déploie, parfois pour les explorer jusqu’à ce qu’il n’en reste rien d’inconnu ni de trouble, il est nécessaire à celui qui les aura fait naître de se laisser promener dans des zones qui ne reflètent pas forcément ses opinions. C’est plutôt qu’il ne pouvait en être autrement. L’écriture se fige en fatalité. L’auteur voudra alors plaider : mais c’est exactement ce récit-là qu’il fallait ! Ce récit, avec ses directions morales ou politiques qu’on ne pouvait esquisser. Plaisantes ou non.

Il était sans doute inévitable que Lolita soit lu comme une défense de la pédophilie, même si Nabokov comptait au contraire y montrer le parti de la jeune fille. Pourquoi inévitable ? Parce que l’écriture du livre contenait en elle cette dimension sulfureuse et peu reluisante. Parmi toutes ses facettes, elle contenait ce qui n’avait jamais été formalisé avant. Un point de vue inouï. Cette formalisation/invention pouvait bien se faire au prix d’un malentendu entre le lecteur et l’écrivain : il fallait de toute manière qu’elle ait lieu. Là encore c’est ainsi. Mais plus gênant en revanche, beaucoup plus problématique eût été de prêter à l’auteur cette volonté de défendre l’indéfendable par souci subversif ou par perversité personnelle et de le faire via son écriture, sa langue. L’écrivain s’il est bon n’est jamais militant.

J’affirme ceci, cette nécessité de couper le texte de son auteur avec d’autant plus de feu que le roman sur lequel je travaille m’amène là où je ne serais jamais allée par un simple raisonnement. Le récit, son incarnation me tirent par la manche. Et voilà, l’entrelac narratif pourrait tourner droitard. Moi je suis de gauche radicale et je vois bien à quel point il s’en fout.