98 – à la folie

Lundi 16 août

C’est le deuxième livre que je lis de Joy Sorman. Celui-ci n’est pas une fiction comme Sciences de la vie, mais davantage un témoignage, un reportage au sens premier du terme – un objet capable de reporter le réel – sur deux unités psychiatriques où l’auteure s’est rendue à rythme régulier pendant un an. Sont tour à tour décrits des espaces, indéniablement carcéraux, retranscrites des situations propres à ces lieux entravés, dressés de nombreux portraits de malades et de soignants.

Très vite, la dimension sociale du reportage apparaît. Car on le comprend avec le défilé des fous, la description de leurs pathologies et le récit de leur parcours : la maladie mentale est le mélange – peut-être même, il faudrait se demander, une gangue détournant le regard – de conditions sociales et familiales désastreuses, de déterminismes multiples, produits d’un environnement déjà détraqué. Au bout d’un chemin menant à la folie, le riche sera rapidement mis à l’abri, protégé des regards, il bénéficiera d’un cadre de soin optimal quand le fou ordinaire, le fou populaire s’avérera ni plus ni moins qu’un être dont plus personne, dehors, ne voulait. Au fil du texte, la détérioration des conditions de travail à l’HP et la bureaucratisation des prises en charge sont largement évoquées par l’auteure, mais surtout, via l’écriture, par les soignants eux-mêmes, en souffrance pour certains puisque obligés de jongler en permanence avec des moyens réduits à peau de chagrin, d’abrutir les patients par manque d’effectifs, d’envoyer le premier dément qui déborde à l’isolement, de justifier et retranscrire sur fichier la moindre activité avec le malade, de la balade dans le parc de l’hôpital à l’atelier d’art, et de restreindre les sorties et les plus menus plaisirs.

Mais c’est la dense humanité qui se meut au milieu de l’institution qui prend le plus d’ampleur. Là, chaque lecteur trouvera inévitablement son personnage plus marquant que d’autres, aura son patient favori. Moi ce furent Bilal, un jeune Libanais qui n’a pas eu besoin de plus d’un paragraphe pour m’émouvoir ; Adrienne bien sûr, cette agent de service dont l’amour pour les malades paraît sans limite, inimaginable ; Franck qui, quelles que soient les circonstances imposées, ne se laissera pas faire et tentera de reprendre la main ; et Fantômette, cette jeune fille sans symptôme, arrivée par effraction, trouvée allongée sur le seul lit vacant de toute l’unité, ne demandant rien de plus que de rester sur place, et qui interroge sur ce qu’est le moment où finit la raison et commence la folie.

L’écriture est sobre mais pas blanche pour autant. Souvent, pendant la lecture, on a le sentiment d’être dans un espace étroit. Plus exactement, comme dans l’un de ces innombrables corridors qui dessinent les contours de l’établissement et y permettent la circulation. Et l’on sent l’auteure, à chaque phrase aller d’un mur à l’autre, slalomer doucement sans chercher à cogner, mais plutôt avancer jusqu’au frôlement, puis parfois s’éloigner, pour toujours rester au plus juste de ce dont elle est témoin.

Dans ce lieu où alternent le retrait et l’allant, par un choix minutieux et exigeant des expressions – certaines sont particulièrement belles -, peuvent affleurer l’émotion, mais aussi se produire des formes de rencontres. Empathie et connaissance. Joy Sorman se tient donc à un endroit précis, mais sans doute le plus improbable, celui dont on imagine qu’il est le plus difficile à rejoindre. Et ainsi sa phrase m’a-t-elle semblé devenir l’exact reflet de la position de l’auteure pendant ses visites, contenir en elle le placement discret mais toujours en alerte du corps en observation. On sent une langue qui s’ajuste en permanence, ne se veut jamais intrusive ni céder au sentiment facile, tant l’ironie que le lyrisme, la condescendance ou la fascination.

Par exemple, dans ce lieu où l’on imaginerait de grands moments d’agressivité, de hurlements et de tables renversées, une seule crise est racontée. Et encore pendant cette scène, la violence physique est-elle presque filtrée. Peut-être nous épargne-t-on volontairement – à moins qu’il ne se soit agi là de soustraire au voyeurisme des lecteurs la patiente impliquée. L’humiliation subie face à une infirmière impatiente n’en apparaît que mieux.

« une seule solution, lui régler son compte.

Alors que je ne saisis pas encore la portée de l’expression, l’aide-soignante intervient, visiblement contrariée, propose plutôt qu’on tente de discuter, je gère ou on lui injecte un placebo, mais Catherine est intraitable, non on sonne l’alarme, on appelle l’équipe renfort, si on attend que la crise se déclare tout à fait, l’heure va passer, il sera trop tard pour que je sorte Robert, on aura tout perdu, alors on anticipe, on la sédate tout de suite, on lui casse les pattes, elle a une injection prévue en cas d’agitation, on lui met jamais et ce soir il est temps ».

Puis : « Catherine est excédée, la deuxième injection a enfin lieu, l’infirmier attend que le produit agisse en lisant Le journal du dimanche. »

Au terme du récit de cet incident, on ne pourra trancher si la crise est advenue parce qu’elle était irrémédiable ou si elle ne fut pas plutôt provoquée par la tentative de l’étouffer dans l’oeuf.

On a parfois ce sentiment finalement trompeur de rester tout juste en dessous de l’enfer brûlant de la démence et du dispositif hospitalier censé l’accueillir. L’écriture avance pourtant, et se faisant imprègne, non pas malgré une incapacité à dire la démesure, mais précisément par un refus net de jouer, de reproduire, de mimer ce qu’on attendrait. Car ce qui agit dans ce lieu clos est en réalité un manque. Ce qui se montre est plutôt un étouffement, et avec lui les multiples privations qui font que la véritable violence, bien qu’omniprésente, n’explose jamais. Elle règne par sa perpétuelle potentialité. Voilà le mot : au sein de l’hôpital psychiatrique, la folie et toute la violence qu’elle charie – la douleur psychique, les rapports de force, les préférences et les inimitiés, ou encore celle terrible de l’ennui – sont toujours à considérer en tant que puissances, en tant que menaces supplémentaires d’altération. À l’hôpital, la folie ne disparaît pas, elle est cassée. Puis éparpillée. Chez les malades bien sûr, mais aussi dans la temporalité dilatée de la vie collective et les conversations amollies, dans l’organisation interne et le calme apparent, on en retrouve partout de petits morceaux.

Il me semble alors (mais cette hypothèse demande à être éprouvée) que ce que l’auteure, via ce reportage de situations très concrètes présente en premier lieu, par sa tenue, sa posture et par sa langue à la fois posée et ouverte aux variations, c’est l’hypothèse du glissement. La tentative de l’écriture est celle d’une élucidation muette : celle de retrouver, avec ce qui reste de ces fous à présent internés, les traces du basculement dans la folie qu’ils ont connus ; et dans le même temps, les marques que laisse leur démence une fois contenue par l’institution. Le récit de leur vie ainsi tenu par les deux bouts, les patients – normaux plus jamais, mais désormais fous entravés. On pourrait dire fous et normaux manqués, errant entre deux eaux – apparaissent pour le visiteur à la fois comme étrangeté et miroir. Les deux états auront appris à cohabiter dans cet espace étroit du texte.

Quelques citations, morceaux de phrases et expressions :

« Tu sais, à un moment je me suis allongé dans l’herbe et plein de marguerites se sont mises à pousser autour de moi. »

« Ici on réfléchit toute la journée, on n’a rien d’autre à foutre, mais ça ne rend pas intelligent car pour être intelligent il faut agir. Ainsi s’annonce Maria. »

Les patients sont privés de leur famille, de leurs amis, de leur conjoint, nous sommes les derniers à pouvoir leur donner de l’affection. Si nous refusons de les aimer ils en crèveront. »

« Et merci pour le téléphone parce que j’aime bien parler avec ma mère sur WhatsApp le soir avant de dormir, je lui envoie des émojis de poussins. »

« [moi] qui imaginais que la mélancolie emmenait peut-être moins profond dans les crevasses mentales. »

« Sa voix pâteuse râcle tous les mots. »

« Youcef m’avait dit ici le temps passe et repasse, on attend l’heure de la clope, il passe et repasse, on guette l’heure du déjeuner. »

« Ici on dort assis ou debout dans la glace des neuroleptiques et de l’enferment. Le temps aussi est une banquise, à moins qu’il ne soit de la mélasse, un truc qui colle et se distend. À force, ce n’est même plus du temps, mais une masse informe qu’on voit glisser en apensanteur dans les couloirs »

« je sens tout autour comme un léger mais net affaissement du monde matériel. »

« son être tout entier a pris la forme des lieux, ils ne font plus qu’un, Jessica s’est fondue dans le paysage hospitalier, sa peau a maintenant la carnation blanc d’oeuf des murs, l’odeur de l’éther. »

« Parfois l’angoisse est si grande qu’elle se met elle aussi à crier : Je penche ! Je penche ! Je penche ! »

« Les infirmiers disent que cela arrive parfois, surtout à Noël et pendant les vacances d’été, des familles ou des maisons de retraite qui se débarrassent sans prévenir, les déposent aux grilles de l’hôpital aux premières heures. »

« Puis les hululements cessent avec le lever du jour, la lumière matinale redonne forme humaine à Franck, les serres redeviennent des mains, lâchent le rebord froid du lit, il glisse sous la couverture, s’entortille dans les draps »

« sous cette croûte d’os et de peau qu’est ma tête » (Artaud)

« fouiller les entrailles, crâniennes désormais »

(Barnabé, avec qui je me sens une grande – et rare – affinité dans l’approche de nos métiers respectifs : aimer ses amis, ses patients, ses élèves, ses enfants) « Pourtant on me trouve bizarre parce que je ne fais pas de différence entre ma vie dehors et ma vie d’ici, je ne compartimente pas pour me protéger de la dureté de la psychiatrie, comme font les autres, ou comme ils disent qu’ils font, car ce ne sont peut-être que des mots ou des postures. Que je sois dans le bus, chez moi, avec les patients, c’est un même mouvement, un même monde troué, une même vague. Je ne laisse jamais rien derrière moi ni de côté, je parle toujours la même langue, j’aime mes amis et j’aime les malades. »

96

Mardi 10 août

La société ingouvernable : le livre est d’une clarté totale, particulièrement complet et donne une vision historique très fine de l’évolution qu’a connue le capitalisme sous l’influence de la pensée libérale puis néolibérale au cours du dernier siècle. Qui plus est, il se termine par le mot autogestion. C’est dire s’il est bon.

Juste une dernière citation dans la masse de celles que je pourrais recopier, car, tout en prolongeant le point évoqué dans mon billet d’hier, évoque le noeud du problème. C’est autour du dilemme dans lequel se trouve l’État au sein d’une économie capitaliste que vont s’organiser les différentes options d’organisations institutionnelle et politique.

(Sauf la toute dernière qui est de Offe, les citations internes sont de Friedrich Hayek)

« L’État prend en charge une part décisive de conditions de l’accumulation du capital. Sauf que l’accumulation privée, ainsi soutenue et favorisée, engendre des coûts sociaux et environnementaux qui suscitent des contre-mouvements, des conflits sociaux qui appellent en retour de nouvelles interventions d’un État qui, s’il veut maintenir sa légitimité, et le consentement à l’ordre économique dominat avec elle, ‘doit répondre aux diverses revendications de ceux qui subissent les coûts de la croissance économique.’

[…]

Mais cette ‘crise de la gestion de la crise’ tient aussi à une contradiction plus profonde. le problème est que la politique publique, ‘alors même qu’elle doit s’occuper de régler les conséquences dysfonctionnelles de la production privée, n’est pas supposée empiéter sur la primauté de la production privée’. L’État doit en permanence sauver le capitalisme de ses tendances autodestructrices, mais ceci sans jamais toucher aux rapports économiques fondamentaux qui les déterminent. […] Voilà le dilemme : l’État doit à la fois garantir en amont les conditions de l’accumulation et intervenir en aval pour maintenir l’hégémonie que celle-ci met à mal, ceci alors même qu’il ne peut remplir efficacement sa fonction de légitimation sans se heurter à l’opposition immédiate du capital. En cela, conclut Offe, les sociétés capitalistes ‘sont toujours ingouvernables’. »

Et comme un bonheur ne vient jamais seul, voici une interview de Grégoire Chamayou, qui décidément a tout du conteur, dans ce numéro de Hors série.

93 – ruissellement

Samedi 7 août

L’essai de Grégoire Chamayou est excellent et son propos limpide.

« La véritable raison d’être de la Bourse et du profit, ‘son ultime justification’ écrivait le néolibéral français Henri Lepage en 1980, est d’abord et avant tout d’être ‘un instrument de régulation sociale’. La ‘légitimité sociale du profit capitaliste’, affirmait-il, se fonde sur les ‘principes de régulation cybernétique de l’économie de marché’. »

[…]

« Les néolibéraux montraient au contraire que l’actionnariat exerçait de façon systémique une « pression puissante sur les managers ». Mais cela n’implique pas que l’autorité managériale se soit évaporée en interne. Ce que le pouvoir managérial perd en latitude de décision, notamment en termes de choix d’investissement, il ne le perd assurément pas en prépotence à l’égard de ses propres subordonnés. On n’a pas l’un ou l’autre – ou bien katallaxia ou bien oikonomia -, on a les deux : soumission à un gouvernement actionnarial, chacun avec ses modalités propres.

Mais soumission de qui à quoi ? Les nouvelles théories de la firme ont tellement défiguré leur objet que les travailleurs ont à peu près disparu du paysage. Vous pouvez lire des dizaines d’articles de ce courant sans que jamais il n’en soit fait mention, comme si l’entreprise se ramenait à une relation à distance entre P-D.G et actionnaires. Lorsqu’on dit et répète qu’on veut ‘discipliner le management’, on parle aussi, par sous-entendu, des travailleurs, eux qui se montraient si récalcitrants à l’époque. À travers lui, sous lui, ce sont eux qu’il s’agissait et qu’il s’agit toujours de mater. La pression disciplinaire exercée au sommet va se répercuter en cascade à chaque rang de l’organigramme jusqu’au dernier, qui en assumera de façon bien particulière le ‘risque résiduel’ – en corps même. Autre genre de ‘théorie du ruissellement’, différente de l’officielle : tandis que les profit s remontent, ce qui retombe en pluie, ce sont les coups de pression, le harcèlement moral, les accidents du travail, les dépressions, les troubles musculo-squelettiques, la mort sociale – parfois aussi, la mort tout court. »

91 – insubordination

Vendredi 6 août

Pour la jubilation que procure sa lecture, ce passage évoquant le souffle d’insubordination qui traversa l’Amérique au début des années 1970 dans les usines automobiles :

Ces récits qui ouvrent La société ingouvernable – Une généalogie du libéralisme autoritaire contrastent avec l’état de soumission et de colère rentrée auquel semble réduit le monde ouvrier quarante ans plus tard, et dont on retrouve la description précise, à quelques rares moments de rigolade près, dans À la ligne de Joseph Pontus.

Cet essai de Grégoire Chamayou se propose d’expliquer dans le détail comment on est passé de l’un à l’autre.

On peut déjà résumer en quelques mots la stratégie d’étouffement des élans de toute une génération :

« La théorie dominante de la crise – appelons-la « théorie du rapport de force  » – incriminait une situation socio-économique trop propice aux travailleurs et à leurs luttes. En deça des considérations psychologiques, elle l’attribuait à trois facteurs principaux : 1° l’engagement keynésien au maintien du plein-emploi. 2° les dispositifs de protection sociale de l’état-providence, 3° la puissance des syndicats. Si l’on voulait renverser la tendance, plus aucun de ces piliers ne devait rester debout. »

90 – adresses

Jeudi 5 août

À une amie artiste, je lis cette citation du roman d’Oxford : « Je ne peux me permettre de disposer de tout mon temps et de n’avoir à qui penser, parce que sinon, si je ne pense à personne mais seulement aux choses, si je ne vis pas mon séjour et ma vie dans le conflit avec quelqu’un ou dans sa prévision ou anticipation, je finirai par ne penser à rien, désintéressé de tout ce qui m’entoure mais aussi de tout ce qui pourrait venir de moi. Peut-être Cromer-Blake a-t-il raison, au moins en partie : peut-être le plus pernicieux, et de plus, impossible, est-il de ne pas penser aux femmes ou dans son cas aux hommes, à une femme, comme s’il y avait une partie de notre cerveau réservée à cette sorte de pensées refusées des autres parties et peut-être même méprisées, mais sans lesquelles elles non plus ne pourraient fonctionner de façon féconde, correcte. Comme si ne penser à personne (même au cas où personne serait multiple) empêchait de penser à quoi que ce fût. »

Je lui parle de ce passage parce que depuis que j’ai fait le plan de mon texte j’ai le sentiment de n’avoir plus personne à qui l’adresser (ce n’était pas le cas pendant son élaboration). Tout destinataire évanoui, je n’arrive pas à passer à l’écriture. En revanche je ne suis pas en manque de « conflit » ou de son « anticipation », comme c’est le cas du narrateur. Mon amie confirme : quand elle travaille elle s’adresse à quelqu’un. Mais chez elle ce quelqu’un est changeant (la personne est toujours « multiple »). Ce n’est pas plutôt une seule personne comme pour moi, mais tout un tas de gens qui ont traversé sa vie, morts ou vivants. Elle se met à me faire la liste : « là, quand j’ai fait ça, je pensais à telle personne, là à toi, là à untel et là à tel autre ». Des gens que je connais pour la plupart, d’autres dont elle m’a parlé mille fois. Plein de gens, de toutes périodes. Des proches, d’autres artistes dont le travail l’a marquée. C’est très impressionnant et surtout très beau. Et elle a raison. Elle a raison de s’adresser à autant de monde.

C’est cette générosité qui fera que son oeuvre durera. De cela je suis absolument persuadée. Non pas que son adresse multiple et égalitaire (par opposition à ma focalisation sur une seule entité dominant d’autres présences) la rendrait universelle (je ne suis pas sûre que l’expression signifie quelque chose ; du moins elle noie la compréhension), mais qu’une oeuvre fondée sur autant d’amour (c’est le terme qu’elle utiliserait) est vouée à s’étendre : à parler de nouveau à d’autres gens, des gens précis, plein d’autres, y compris dans le futur. C’est peut-être une vue de l’esprit. Il n’y a sans doute pas de justice divine/morale capable d’élire certaines oeuvres plutôt que d’autres sur la base du degré d’altruisme motivant leur conception. Il n’y en a pas ailleurs, alors pourquoi y en aurait-il en art ? Peu importe, elle a raison de se laisser une telle ouverture créatrice. En l’entendant je ne pouvais m’empêcher de penser : « elle tient quelque chose, là ». En outre, c’est passionnant de voir comme des structures affectives qu’on pourrait dire pré-conscientes déterminent jusqu’à son rapport au travail.

Je me souviens d’avoir lu qu’une auteure contemporaine et assez prolifique disait écrire avant tout pour se venger. Et quoi, elle veut donc se venger tout le temps ? Je ne sais pas si un travail stimulé par le désir de vengeance peut produire une oeuvre de qualité mais ce n’est certainement pas à envier. Le travail est une part de vie, et je ne voudrais pas laisser macérer cette part (la moindre part, d’ailleurs) dans le ressentiment. Mais de toute manière, en cherchant je ne vois pas de grande oeuvre de cette sorte. Même par exemple la peinture du Caravage, dont on connaît le caractère épouvantable. Certes il a dû mettre à mort plus d’un de ses ennemis dans ses tableaux ; mais à l’évidence il aimait aussi les pauvres gens qu’il représentait. Les prostituées, les malades et les gueux. Pour ne serait-ce que penser à les peindre alors que personne avant lui ne l’avait fait, il fallait les aimer. Ne fonder son travail que sur de sombres affects, cela ne me paraît pas viable. En attendant tout reste à faire : repartir en quête d’adresseS.

89 – félicitations

Mercredi 4 août

Les choix qu’on nous laisse au bout d’une chaîne de décisions dont on ne maîtrise rien n’en portent que le nom.

« – Have you thought about what animal you’d like to be if you end up alone ?

– Yes, a lobster.

– Why a lobster ?

– Because lobsters live for over 100 years. And they’re blue bloodered, like aristocrats. And stay fertile all the life. I also like the see very much. I waterski and swim quite well since I was a teenager.

– I must congratulate you. The first thing most people think of is a dog. That’s why the world is full of dogs. »

« – Avez-vous réfléchi à quel animal vous voudriez être si vous finissez seul ?

– Oui, un homard.

– Pourquoi un homard ?

– Parce que les homards vivent plus de 100 ans. Et ils ont le sang bleu, comme les aristocrates. Et restent fertiles toute leur vie. J’aime aussi beaucoup la mer. Je fais du ski nautique et nage depuis mon adolescence.

– Je dois vous féliciter. La première chose à laquelle pense la plupart des gens, c’est à un chien. C’est pourquoi le monde est rempli de chiens. »

88 – peine capitale

Lundi 2 août

« Il faut réfléchir à ceci : un médecin aujourd’hui doit veiller sur les condamnés à mort, et jusqu’au dernier moment – se juxtaposant ainsi comme préposé au bien-être, comme agent de la non-souffrance, aux fonctionnaires qui, eux, sont chargés de supprimer la vie. Quand le moment de l’exécution approche, on fait aux patients des piqûres de tranquillisants. Utopie de la pudeur judiciaire : ôter l’existence en évitant de laisser sentir le mal, priver de tous les droits sans faire souffrir, imposer des peines affranchies de douleur. Le recours à la psycho-pharmacologie et à divers ‘déconnecteurs’ physiologiques, même s’il doit être provisoire, est dans le droit fil de cette pénalité ‘incorporelle’. […] »

Il est possible que je n’aie pas réalisé quand j’ai lu la première fois Surveiller et punir que la peine capitale existait encore en France à sa publication. À moins que je revive une seconde fois au détour d’une phrase de Foucault, parce que je l’avais oubliée, la même plongée soudaine et inattendue dans une époque que je n’ai pas connue mais pas si ancienne, une époque à portée de main. Dans l’un ou l’autre cas, la prise de conscience est abrupte.