Malade toute la semaine. Outre la douleur itinérante, les symptômes qui changent et parfois s’accumulent, l’impuissance crasse et les déséquilibres, j’aurai bénéficié d’une chose dont je comprends qu’elle n’a pas de prix : depuis combien de temps n’avais-je pas goûté un tel silence ? Ce silence capable de percer les tympans, de plisser l’arrière du crâne (fièvre !) et de s’écouler sous la nuque, des heures durant.
Je parle de silence. Peut-être le mot indifférence est-il plus juste. Impression pas désagréable d’être The Man Who Killed The Man Who Killed Him (« I’m not dead ») dans Dead man. Flottante et passive. En route, sur place. Sur la route : immobile.
Parfois on lit ou voit une œuvre, entend une question qui fait débat, et l’on ne sait que choisir. On comprend tous les points de vue, au moins partiellement, saisit toutes les intentions. Tout pourrait nous convenir. On pourrait aller dans un sens. Mais en réalité on pourrait tout aussi bien défendre le contraire. On tient ainsi, longtemps. Longtemps. Et puis au bout d’un moment, on bascule. Comme s’il fallait absolument prendre parti. Comme s’il fallait choisir son camp.
Cela ne signifie pas que ce choix ne soit pas justifié. Il correspond, bien sûr, à ce qu’on pense réellement. Mais pas à ce qu’on pense entièrement. Il y a souvent une part d’éléments autres que notre seule opinion sur le sujet concerné. Positionnement par rapport à un groupe auquel on veut ou non appartenir ; image de soi ; préférences érigées en principes il y a plus ou moins longtemps et auxquels on s’accroche ; au contraire construction en cours d’une théorie, qu’il faut illustrer rapidement pour la rendre plausible ; affects, voire préjugés divers liés à l’artiste qu’on loue ou critique… à vrai dire ces éléments sont innombrables et difficiles à démêler.
Et puis de toute façon, c’est trop tard. On s’est engagé. On a mis un orteil, on ne va pas reculer. Surtout, quelque chose qu’on ne maitrise pas, notre conscience ou bien le dieu des jugements, la grande Histoire ou l’opinion publique, un truc idiot en tout cas qu’on imagine distribuer les bons points pour l’éternité, nous empêche de le faire ; tout comme émettre des nuances, celles-là même qui nous retenaient au début.
Alors on s’enfonce dans ce choix, et fait tout pour le rendre plus tranché encore. On ne retient plus les coups parce que l’idée d’avoir tort, même un tout petit peu, nous paraît insupportable. Avec tout ça, à la fin, un avis indiquera surtout une posture. Pas forcément une mauvaise posture, mais une posture tout de même. Disons : une posture plutôt qu’un avis honnête. Épris de sincérité et de rigueur intellectuelle. Nous croyons réfléchir en toute impartialité. C’est en réalité l’ego, cet autre mot pour « orgueil »- d’ailleurs ils sonnent pareil -, qui nous dirige. Malgré les efforts que je déploie, je n’y échappe, bien sûr, pas toujours. Si bien que je me dis parfois qu’avant d’émettre tout jugement je devrais prévenir mes interlocuteurs : plus mon avis semble péremptoire, plus il faut le relativiser.
Hier soir, une demi-douzaine de personnes s’est relayée pour m’expliquer les subtilités de la notion de travail chez Bernard Friot en passant, entre autres choses, par les catégories marxistes de travail concret et de travail abstrait. Ils l’ont fait pendant une bonne demi-heure, l’un après l’autre (l’économie est pour moi comme une autre langue, une langue instable. Je la comprends avec beaucoup de difficulté), tout en me conseillant des lectures ou des vidéos faciles pour que je puisse consolider ces notions. Certains veulent même m’envoyer des extraits de textes théoriques. Tous l’ont fait sans que j’aie d’examen à préparer, à plus de 22h30, et alors que je leur répétais que je trouverais bien toute seule, qu’ils ne devaient pas s’embêter pour moi (nous avions la poursuite du séminaire de Réseau Salariat à préparer). Je crois que c’est la première fois que je me retrouve dans une telle situation. Celle d’un enseignement collectif, prodigué gratuitement, c’est-à-dire sans autre but que de répondre à mes interrogations. Ça m’a émue. Je ne peux le dire autrement.
Un tel moment,
+ l’invitation récente de ma prof de sport à venir m’entraîner avec elle
+ les discussions que je poursuis, année après année, avec mes proches ;
cette attention à l’autre sans autre cause qu’elle même, je la considère comme un aboutissement. Je me moque complètement (complètement) de mon pouvoir d’achat. Le prix de l’essence que j’utilise chaque jour peut bien augmenter, je suis de toute façon incapable de calculer la différence. Pas une minute de mon temps de cerveau disponible n’est consacrée à ces tracas supposés du quotidien. Je refuse de le faire, ne le ferai jamais. Ce vers quoi les journaux déploient tant d’énergie à diriger toute mon angoiiiiiiiisse me laisse une fois de plus de marbre. Soudain, il faudrait que je craigne que la merde dont le monde est fait vienne à manquer. « Tentative nulle », nous dirait Cyrano. Ils peuvent affirmer ce qu’ils veulent : une vie où de telles relations – celles que je tisse avec mes semblables – sont possibles est une vie où rien ne manque.
Lorsque je me plains – car cela peut m’arriver, par mégarde – de ne pas avoir de lecteurs, mon ami me rappelle qu’il ne peut en être autrement. « Ce que tu fais, c’est comme aller tous les dimanches punaiser un nouveau billet sur le mur de la salle communale », m’a-t-il dit l’autre jour.
J’adore cette phrase. L’image est parfaite de vérité. C’est effectivement une volonté délibérée de ne pas faire la publicité de mes publications. J’ai suffisamment pratiqué l’autopromotion pendant ma période militante pour savoir comme la question de l’audience (de la visibilité) tronque la manière de penser et de dire. Écrire en ayant en tête ses lecteurs condamne à chercher d’abord à les séduire. On pourrait dire dans ce cas : écrire à quelqu’un c’est tromper. Or je ne veux séduire personne. Je veux aller au plus juste. Au plus près de ma propre pensée ; observer mes états (du corps, car il n’y a pas d’idées, mais seulement des états du corps), dans et par ma réception des œuvres des autres.
L’absence de lecteurs – l’absence, à vrai dire, du moindre encouragement, mais pourquoi diable devrait-on m’encourager ? – ne saurait être l’unique raison de la réduction de mes publications. Je crois de toute façon qu’en matière d’écriture, que l’on soit célèbre, reconnu, mauvais, talentueux, populaire ou isolé, discret, besogneux, modeste et même hyper arrogant, au bout du bout l’on se retrouve toujours seul ; avec ses phrases ; avec les mots. Seul à triturer.
Je le sens déjà. Toutes ces considérations sont bien jolies. Mais elles s’avèrent de peu de poids face aux faits. Or les faits ici sont limpides : ces dernières semaines le sport a pris dans mon quotidien une place bien plus importante que la lecture et l’écriture réunies. Écrire n’est absolument plus une priorité. Je n’y suis plus. Je suis ailleurs. Quand j’ai du temps je vais courir, sauter, soulever. Me triturer la matière. L’éprouver. Rien d’autre. Je ne me suis jamais autant amusée.
Voilà. Ce ne sont pas les changements que j’attendais en début d’été, mais c’est bien avec ce réel qu’il faut composer. Et je fais plus que m’en satisfaire : je m’en réjouis. Il est possible que je continue à publier encore un billet de temps en temps, car l’art et les procédés de création n’ont évidemment pas fini de m’intéresser. Mais le rythme ne sera plus le même.
Toutefois, j’ai bien envie de rassembler dans le blog les passages du roman inachevé que j’ai écrits tous ces derniers mois. Ce sera donc l’équivalent de quelques dizaines de pages, laissées à l’abandon. C’est mon côté Céline. J’aime bien l’idée que des heures d’écriture se tiennent là, en l’état, à portée de clic et de vue de n’importe qui. Quant à moi j’irai faire du sport jusqu’à plus soif et un jour peut-être j’y reviendrai pour finir le travail.
Note pour Trois cafés (?) : expliquer – raconter – en quoi l’enchaînement des exercices sportifs crée les conditions d’une méditation. Refuser ainsi l’idée qu’il y aurait une pratique noble de la méditation, noble parce que 1) ancestrale et 2) immobile, et disons « le reste », c’est à dire le sport.
Recommencer les mêmes exercices et créer une fatigue du corps par l’ennui produit un état singulier de flottement, d’absence à soi et/ou au monde. Un état alterné quoique parfaitement conscient. J’écris « par l’ennui » et non « dans » ni « avec », car c’est précisément l’ennui qui provoque l’altération : l’exercice physique est difficile et ennuyant (pénible, aux deux sens du terme). L’esprit ne veut pas poursuivre, il ne cesse de demander au corps de s’arrêter. Mais bientôt on (mais quoi dans ce on ?) réalise que c’est moins la difficulté physique que cet ennui qui domine. En réalité le corps a vite pris le rythme de l’effort, un rythme de croisière, il ne souffre pas autant que ce qu’il croit, et dans ce relatif confort, c’est bien l’idée de continuer indéfiniment, la conscience que ça pourrait durer encore longtemps, ces conneries de pompes, de course et de squats, qui prend le pas.
Alors seulement, si l’on est bien disposé. Si quelque chose en soi veut bien entendre aussi le plaisir né de la décharge automatique d’hormones et de la chaufferie des muscles. Alors l’esprit finit par se mettre en retrait. Comme en sourdine. Le refus rétrécit, l’esprit est recouvert par le corps. Étouffé. Et au milieu même du bruit à la fois affreux et entraînant (indispensable adjuvant) de la sono, un silence, une sorte de silence, une sorte de silence en soi peut s’installer. Ce qui se passe là et que j’essaie de décrire n’est pas autre chose que ce qu’un sportif, de son côté, appellera « travailler le mental ».
En quoi ce sportif-là diffère-t-il du bouddhiste zen qui, assis directement au sol avant le lever du jour, le dos tenu droit pendant des heures par sa seule volonté (et dans certains monastères, par quelques coups de bâton), l’esprit ankylosé par de rares et réguliers éclats de timbale dont le son se diffuse et résonne dans la salle, fait taire le flux de sa pensée ?
En rien, bien sûr, si ce n’est par l’esthétique qui le porte. Deux ou trois points encore doivent être élucidés : je dois poursuivre la réflexion mais surtout l’observation. Mais j’ai déjà un premier élément. En toute logique, c’est ainsi sur le mélange des régistres esthétiques – noble/ignoble, mystique/ trivial, paisible/affolé, sobre/fluo, intro/extraversion – qu’il me faudra jouer dans le texte pour faire saisir cette communauté de nature.
Je reviens sur le billet d’hier. Écrit parce que je ne parviens plus à lire un article de journal sans avoir le sentiment qu’il s’inscrit dans une toile narrative, une série de séries qui se tissent jour après jour, ou plutôt heure après heure – les Unes des sites d’actualités changeant plusieurs fois par demi-journée. Quel que soit le sujet persiste cette même impression, celle d’un feuilleton entretenu. Ici la séquence sans fin des élections françaises ; là l’invasion russe, ou plus exactement la résistance menée par Zelensky ; là encore, les désertions polissées de jeunes diplômés des grandes écoles (Greta est passée de mode) ; là enfin, les accusations de violences sexuelles ; telle péripétie prenant l’ascendant sur les autres en fonction de sa puissance émotionnelle.
J’ai réussi à m’en amuser sincèrement hier, pour un sujet dont on ne sait plus s’il est léger ou non. Mais la sensation n’est pas toujours aussi plaisante : par son ton, sa courte vue, sa découpe grossière, son inconséquence, le journalisme déréalise le réel. Or, la vie politique s’est pleinement adaptée à ce système d’affichage. Les deux – journalisme, politique – se répondent. Se nourrissent. Se confondent. Chacun y a trouvé son compte. Le résultat est une pauvreté analytique absolue. C’est terrible, parce que les deux disciplines sont censées, précisément, coller à la vie. L’une en rendre compte et l’autre la changer, ou l’organiser. Mais on a affaire ici à un simple ping-pong qui jamais ne s’arrête, un jeu mené en vase clos et dont la bêtise extrême finit par imprégner notre imaginaire même et réduire nos attentes. Seulement voilà : je ne me suis pas encore complètement faite à l’idée de tomber sur Plus belle la vie quand je clique sur un titre du Monde.
Ce constat est l’occasion de revenir sur le film France. J’avais conclu à sa sortie sans développer davantage que Bruno Dumont avait alors manqué son sujet. Le problème, en effet, du journalisme n’est pas, ou plus, sa recherche constante du sensationnel. Cette lecture du cinéaste arrive en retard d’une bonne génération. De ce point de vue, les anachronismes dans le film pullulent. Soyons clairs. Il n’y a plus grand-chose qui soit encore susceptible de nous remuer. Et si le spectacle de migrants sur un bateau, pour reprendre une scène du film, était à ce jour capable de faire exploser l’audimat au point de retourner l’opinion en leur faveur, à vrai dire je pourrais m’en satisfaire.
Concernant les médias contemporains, le mal est en réalité plus profond, plus grave (au sens étymologique du terme : lourd, ancré). À la décharge de Dumont, il est sans doute aussi plus difficile à pointer dans un film et à rendre visible. Faire du traitement médiatique un maillon de la société du spectacle ne suffit plus. Ces dernières années on a passé un cran. Le problème, notre problème est ce qu’il faut bien appeler l’incapacité des journalistes à penser. Ils transforment la vie et son foisonnement en bouillie sans mémoire. S’en contentent. Alors donc, rions des petits tracas individuels des personnages linéaires qui croient décider de notre quotidien, cheffaillons d’état, de partis et d’opposition. Prenons-les pour ce qu’ils sont : des fictions divertissantes.
Ce billet par la suite m’a amenée à réfléchir à mes « vieux démons », ou plus modestement l’une de mes marottes, à savoir la méfiance presque viscérale que j’éprouve, précisément, envers tout récit. Ainsi serais-je tentée, dans un réflexe commode, de décréter que le drame dans toute cette affaire réside dans une tendance communément partagée à vouloir faire partout et pour tout du récit – comme lorsqu’on nous ressort à chaque augmentation du taux d’abstention que la France manquerait d’un récit national fédérateur, propos que je déteste pour la… pauvreté de la pensée qui le produit.
De même, en politique, on sait quelle part démesurée a pris le storytelling ces dernières décennies. Il y a désormais une règle simple dans le milieu politique : tu cases ton storytelling sur twitter (240 signes, tout de même) et tu feras le buzz. Et s’il le faut, répète-le en boucle. Tout cela va ensemble : la narration, par l’affect qu’elle génère, nous berce. Elle endort notre sens critique. C’est sa grande force. Pour cette raison je m’en méfie.
Je dois pourtant me méfier de ma propre méfiance. M’obliger à le faire. Car il est aussi tout-à-fait possible de créer des histoires complexes. Il faut garder en tête ce fait simple et indubitable. Ce n’est pas vrai, tout récit ne tire pas vers le bas. Pour ne pas l’oublier la littérature est un bien précieux. Un refuge de l’esprit qui au lieu de le bercer, le réveille bel et bien. Ce n’est donc pas la tendance « naturelle » ou spontanée des êtres humains à faire récit de tout bois qui est à remettre en cause, mais bien plutôt leur paresse. Une paresse intellectuelle semblant parfois, disons, un puits sans fond. Je crois que c’est là le fléau qui est capable de me rendre le plus triste, lorsque je ne suis pas d’humeur à en rire, avec la destruction du vivant. Mais à bien y réfléchir, les deux – négliger la pensée, mépriser la vie – s’avèrent une seule et même chose.
Dans un prochain épisode (!), et pour prouver à mes lecteurs que je ne suis pas seulement une réac qui passe ses dimanches à fustiger l’époque, je raconterai comment, sur les réseaux sociaux, j’ai trollé une professeure qui déplorait le manque de maîtrise de la langue, de la grammaire et de l’abstraction – et donc, cela va sans dire, l’incapacité à penser correctement – des « jeunes-d’aujourd’hui ». La pensée, nous devrions le marteler, ce n’est pas uniquement la langue écrite, mode d’expression qui fut accaparé, tel un capital financier, dès son invention par des commerçants et propriétaires terriens mésopotamiens, par une seule catégorie, la plus aisée bien sûr, de la population. Et il faut croire sans réserve non seulement en l’intelligence humaine, mais encore en la multiplicité de ses formes. Comme quoi, moi aussi lorsque la pulsion me prend je sais utiliser les outils de mon temps et en faire l’usage pour lequel ils ont été créés.