204 – ouvriers

Dimanche 15 mai

Ce très bon documentaire sur la condition ouvrière, remarquablement illustré et dont la musique rappelle les fiévreux riffs de guitare de Neil Young dans Dead man, retrace l’histoire d’une conscience de classe et des luttes qui l’ont accompagnée, de sa naissance au début du XVIIIème siècle à aujourd’hui. Les passages décrivant les journées interminables des travailleurs, montrant de très jeunes enfants à la tâche, évoquant, citations à l’appui, les considérations glaçantes des patrons, sont particulièrement marquantes. On a beau le savoir, on est toujours remué de voir des êtres humains traités par leurs semblables comme des outils, considérés comme de simples rouages, les millions de boulons d’une grande machine. Réduits à des demi-vies, rendus interchangeables et destinés à la casse dès lors qu’ils sont devenus inutiles.

Mais justement, il manque ici un élément de taille. Au terme de la série de quatre volets, la délocalisation des usines « toujours plus à l’est » est à peine mentionnée. Elle l’est uniquement pour expliquer la fin de la conscience ouvrière. Car telle est la conclusion du documentaire : atomisée, individualisée et anesthésiée par la répression ultra-libérale, le sentiment d’une appartenance à la classe laborieuse aurait disparu en cinquante ans. La thèse de Stan Neumann est la suivante : les ouvriers existent encore en Europe, mais ils ne le savent plus.

Cette croyance est à mon sens une énorme erreur, malheureusement commune, qui reconduit une lecture marxiste de la société occidentale sans admettre que celle-ci s’est non pas modifiée, mais littéralement métamorphosée. Soudain saisie d’une étonnante schizophrénie, elle nie tout en le déplorant ce déplacement des forces productives. Le documentaire le dit pourtant : les ouvriers en France représentent aujourd’hui 5% de la population. Il faut saluer à ce titre l’apparition dans le film de Joseph Pontus, employé intérimaire et auteur dont j’avais évoqué le très bon livre À la ligne, publié peu avant sa mort. Pour autant, les ouvriers ne sont pas réduits au silence, comme on l’entend et le lit souvent, par une hypothétique individualisation propre à l’occident : ils n’existent plus. Autre chose a émergé de leur histoire. Pourquoi donc s’acharner à plaquer des catégories qui ne décrivent plus les modes de vie contemporains ?

C’est au contraire le meilleur moyen de passer à côté des nouvelles formes d’aliénation que connaît la majorité écrasante de la population des pays développés, en ignorant les véritables effets pervers du capitalisme. Eux sont bien plus nombreux et problématiques qu’un éventuel mépris « de classe » (sous-entendu laborieuse) pourtant clamé à longueur d’antenne. Cette formule s’est avérée au fil des ans le moyen le plus sûr de s’exonérer de penser la très complexe et très protéiforme classe moyenne.

C’est aussi une manière bien commode d’ignorer ce qui se passe ailleurs. La vérité, la seule, et qu’on ne cesse d’occulter en rhabillant par exemple les gilets jaunes en masse exclusivement douloureuse, c’est que les prolétaires sont désormais à l’autre bout du monde. À ce prolétariat-là, lointain, invisible, silencieux, le documentaire consacre une phrase. Une phrase en tout et pour tout à l’égard de ceux qui fabriquent la grande part des objets dont nous bénéficions, nous membres des classes moyenne et supérieure. Je m’empresse de le préciser : ces objets, éléments d’un véritable quoique relatif confort matériel, nous les obtenons de ce côté-ci au prix d’un détricotement constant de la législation sociale, d’un allongement du temps de travail de toutes les catégories socio-professionnelles, d’une pression croissante sur les chômeurs, mais aussi d’ubérisarion, de précarisation, de temps-partiels féminins, de burn-out divers et de stress variés infligés par toutes nos hiérarchies : voilà autant de sources de souffrance, certes, mais qui ne sont en rien des problématiques ouvrières et, faut-il ajouter, rarement prolétaires.

Un amalgame, ainsi, perdure. Par tradition, par filiation à un camp politique ou à ce qu’on en imagine. Pourtant cet amalgame insulte le réel, et avec lui tous ceux qui le peuplent. Plus encore dans un film dont l’ambition est de documenter très précisément l’histoire des ouvriers. Le prolongement des images du XIXème, il se trouve actuellement en Afrique et en Asie. C’est là que travaille la masse des ouvriers, enfermée sans protection 15h par jour. Toute tentative de le ramener en France constitue au mieux une approximation, au pire un mensonge. Cela ne signifie pas qu’on doive ignorer les difficultés spécifiques à l’organisation du travail occidentale, mais le minimum est de les identifier et de les qualifier correctement.

Alors oui, n’en déplaise aux libéraux, le marxisme est toujours d’actualité. À l’échelle mondiale. Tout le monde le sait ; bien peu l’intègre dans ses réflexions. Si ce n’est pour déplorer la disparition de sites industriels en Europe, dont on dénonçait naguère (et à juste titre) les conditions de travail odieuses imposées aux employés… Bon. Posons un peu les choses et regardons-les de manière objective. Pour rappel, 10% de la population mondiale possède 86% des ressources globales. 50% ne possède rien. Entre les deux, 40% de la population, essentiellement occidentale, possède 14% des ressources. On peut dire avec Alain Badiou qu' »un but important de ces 40% est de ne pas tomber dans la masse des 50% qui n’ont rien » (1). On le comprend bien. On comprend moins que cette crainte, légitime, liée à la menace permanente du déclassement implique l’ignorance pure et simple de ces 50% dans nos analyses.

Penser que l’enjeu en France est de reconstruire la conscience d’elle-même du prolétariat est une erreur idéologique fondée sur une incompréhension de transformations sociales fortes. En plus du caractère dramatiquement ethnocentré qu’elle révèle, elle amène à conclure un excellent travail documentaire sur des sottises. Sottises qui nous empêchent de nous poser cette question simple, et qui est pourtant, je crois, la seule valable. Cette question vaut en ce qu’elle se glisse au cœur des nœuds bien serrés du réel. Et cette question est :

Comment parvenir un jour à ce que nous, classes moyennes et supérieures confondues,

nous qui possédons 100% des ressources mondiales,

rejetions

en masse

le capitalisme ?

(1) Alain Badiou est un des rares intellectuels à avoir véritablement tenu compte de ces données, mais sur un tout autre sujet : il l’a fait au demain des attentats du 11 novembre 2015 pour analyser le phénomène, précisément, transnational qu’est le terrorisme.

199 – table (bartleby1)

Vendredi 13 mai

L’indigestion semblait signalée par, de temps à autre, un réflexe de mauvaise humeur, une grimace d’irritation qui lui faisait grincer des dents, de manière audible, en présence de fautes commises dans l’exercice de son métier, ou encore par des malédictions superflues proférées dans un sifflement plutôt que par des paroles, enfin et surtout par une insatisfaction perpétuelle avec la hauteur de la table sur laquelle il opérait. Bien que très ingénieux en matière de mécanique, Pinces Coupantes ne parvenait jamais à adapter cette table à ses besoins. Il mettait sous les pieds des éclats de bois, des cales de toute sorte, des morceaux de carton-pâte et finit par essayer un ajustement subtil en repliant dessous des bouts de papier buvard. Mais aucune invention ne pouvait le satisfaire. Si, pour soulager son dos, il soulevait la table jusqu’à lui faire former un angle aigu avec la pointe de son menton, et s’il y écrivait comme quelqu’un qui se serait servi du toit pentu d’une maison hollandaise pour se constituer un pupitre, alors il disait que cela arrêtait la circulation du sang dans ses bras. Si, par contre, il l’abaissait à hauteur de sa ceinture et se courbait pour travailler, alors il était saisi d’un douloureux mal de dos. Bref, le fond de l’affaire était que Pinces Coupantes ne savait pas ce qu’il voulait ou, s’il voulait quelque chose, c’était d’être une fois pour toutes débarrassé de la table d’un gratte-papier.

(Herman Melville, Bartleby)

197 – no variation

Lundi 9 mai

She knew she could repeat the note whenever she wished. Whenever she wished, now that she’d ones found it. There would be no variation […]

She might take back her lover, or never see him again : it would make no difference.

« It would make no difference », she repeated over and over again, weeping uncontrolable tears.

Elle savait qu’elle pourrait répéter la note quand elle le voudrait. Quand elle le voudrait, puisqu’elle l’avait trouvée. Il n’y aurait aucune variation […]

Elle pouvait reprendre son amant ou ne jamais le revoir : cela ne ferait aucune différence.

« Cela ne ferait aucune différence », se répétait-elle encore et encore, en versant des larmes irrépressibles.

Trop mignon.

Expérience de réception : retrouver un personnage, vingt ans après l’avoir regardé comme un objet d’identification. Réaliser qu’on l’appréhende désormais comme un enfant, un être en formation. La sensation, qui n’est pas autre chose que la mesure du temps passé, la conscience soudaine du chemin parcouru, est assez géniale.

196 – le cas desplechin

Samedi 7 mai

J’écris « le cas » car je n’ai jamais su si j’aimais ou pas ce réalisateur, tant ses films m’ont toujours inspiré des sentiments contraires. À l’exception d’Esther Kahn cependant, qui m’avait bouleversée à sa sortie puis accompagnée pendant des années sans que j’y trouve le moindre défaut. J’adorais le personnage, la façon dont cette jeune femme allait, droit, sans protection, sans renoncer à rien, quitte à briser quelques verres sur son chemin ; le mélange de maladresse et de détermination qui l’animait. Cette femme était à mes yeux une invention magnifique et, je crois bien, un modèle à l’époque. M’avait beaucoup plu aussi le tableau de la vie de famille, juive et sans le sou, travaillant dur dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle. La misère et la promiscuité subies de ses membres étaient singulièrement palpables.

En revanche, pour les autres films de Desplechin, ceux que j’ai vus du moins, c’était une autre affaire. Je parle de la longue série de ceux qui se passent dans un milieu – toujours, mais pourquoi pas – bourgeois, parisien d’abord, de province ensuite ; plus exactement dans des familles bourgeoises de province (Rois et reine, Un conte de Noël), dont 1) la progéniture monte à Paris faire ses études ou entamer sa carrière (La Sentinelle, Comment je me suis disputé), et 2) l’un des rejetons, nommé le plus souvent Paul Dedalus et joué par Mathieu Amalric, fait office de vilain petit canard. Égoïste, torturé, du genre fou mais pas trop. Et surtout : fruit pourri de son éducation. Quelqu’un pour qui, pourrait-on croire en poussant un peu la logique, la vie aurait été plus simple s’il avait grandi dans une famille plus prolétaire et moins lettrée… D’où le contraste, saisissant, entre un personnage comme Esther Kahn, muette, quasi autiste, et Paul Dedalus.

Ces films-là sont plus compliqués à appréhender, mais aussi à juger et donc aimer et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce sont des films-romans, fondés sur du discours, une voix de narrateur ou tout comme. Les dialogues y sont très écrits. Les péripéties sont celles de gens en proie à des angoisses existentielles. Ils font face à la maladie et à la mort, à des peines de coeur et des rivalités (sentimentales et/ou professionnelles). Alors c’est sûr, on nage là en plein art à la française : psychologisant et potentiellement bavard. Pour autant, il y a une très grande justesse dans nombre des scènes de Desplechin. Sans cette justesse, le ton érudit et souvent prétentieux, les personnages atrocement cabotins et les nœuds au cerveau qu’ils semblent se plaire à se faire seraient difficilement supportables. Par conséquent une question s’impose : en quoi consiste cette justesse ?

Comme toujours peut-être, dans un sens suraigu de la complexité. On ne trouvera pas une situation où ne soit exprimé par chacun des personnages un double sentiment. L’univocité dans ces films-ci est tout simplement absente. Au contraire, la dualité affective, constante. Elle pourra s’exprimer via ce même discours. On trouvera par exemples de classiques équivalents des « je t’aime, moi non plus » ou « famille je te haime » qui peuplent les oeuvres d’art. Mais ce n’est pas tout. Dans les conversations des divers protagonistes se mêlent en permanence et avec un délice non feint les registres grossier et soutenu, les remarques triviales et les citations d’écrivains. Chez Desplechin, tout cela va de soi : la vérité, semble-t-il nous dire, ne peut se révéler que dans l’accolement de deux modulations du langage. Mais la dualité (la « dualisation » serait plus juste) ne se contente pas du discours. Plus encore, elle s’exprimera par une contradiction entre ce qui est dit et ce qui est montré. Dans ce geste esthétique, et éminemment cinématographique – on sort ici du simple roman filmé -, le réalisateur excelle. Car c’est dans ce geste même qu’il pourra produire de la tension, du drame, de la relation. Et, par ricochet, l’émotion de son spectateur. Comprendre cela, c’est comme comprendre un truc (au sens de « trick »). C’est comprendre comment la magie opère.

Il faut le souligner : la prise de risque est grande à aller dans ces zones. Pas seulement dans ces zones de la psychologie humaine, mais dans ces zones artistiques. C’est donc la réceptrice heureuse, peut-être même reconnaissante au réalisateur qui écrit ici. Mais quand on y songe il est presque inévitable qu’un tel cinéma, entièrement fondé sur l’oxymore (1), tombe parfois à côté, ou mal. C’est que malgré sa capacité exceptionnelle à faire un cinéma réaliste, Desplechin ne veut pas faire un cinéma réaliste. Il veut faire plus (à ses yeux) que cela. Il veut faire quelque chose comme du cinéma qui fait de la vie qui devient du cinéma.

Je m’explique. Dans la vraie vie, on aime toujours le frère qu’on vient à engueuler. L’affirmer dans une oeuvre, c’est faire preuve de réalisme. Mais « dans la vie », on ne caressera pas la joue de son frère tout en lui hurlant dessus (geste pourtant récurrent dans Rois et reine). Cela, seul le cinéma, ou le théâtre le peut – Desplechin est très proche du théâtre, comme Esther K.

Dans la vie, il arrive d’embrasser de loin, par un souffle léger, l’adolescent difficile. Mais pas d’étouffer ce baiser en recouvrant sa bouche de sa main quand il est suicidaire (telle Élizabeth dans Un conte de Noël).

Un père peut aussi trouver sa fille mauvaise, gâtée, lui dire qu’elle a mal tourné. Mais il ne lui laissera pas une lettre posthume où il lui expliquera qu’il aurait préféré qu’elle meure à sa place (Louis dans Rois et reine). Pas plus que cette lettre, aussitôt cachée sous sa chemise par la fille déchue ne brûlera sa peau.

On le comprend, dans ces choix prédomine la recherche d’effets visuels (parfois accentués par un usage abusif de la caméra à l’épaule). Ainsi, dans la vie, une amoureuse invitée par son amant à Noël et peu sensible aux problématiques de sa belle-famille ne se mettra pas coup sur coup à pouffer, cynique, devant une bagarre entre deux de ses membres, et à embrasser avec la plus grande émotion un troisième au moment de partir (Faunia dans Un conte de Noël). Mais après tout, ce qui compte, c’est qu’on voie, et qu’on voie bien.

Tout ou presque est ainsi chez Desplechin : le vrai, le fort et le franc se retrouvent traduits, mis en images par un artifice revendiqué. On pourrait parler d’outrance. Quand c’est de cela qu’il s’agit, les scènes sont drôles – et de telles scènes sont fréquentes. Mais de l’outrance, l’artifice et la théâtralité sont les pendants plus graves. Plus sérieux. Et alors ce qu’on donne à voir me semble moins aimable. Je me souviens notamment de la dernière image de Comment je me suis disputé avant un générique à la musique sublime. Marianne Denicourt (Sylvia) y jouait aux échecs avec Amalric (Paul), assise par terre et nue… mais prenant soin de toujours se couvrir la poitrine de sa main. Cette image m’avait passablement agacée, tant elle est un mensonge volontaire, ostensible. Le geste est insensé. Par conséquent, tout en montrant à la fois la cohabitation, dans le couple, de l’intimité et d’une forme de pudeur, ce qui est en soi une vérité très belle, cette image parvient à produire du faux. Du faux en surplus. Elle se charge de quelque chose dont je ne parviens décidément pas à saisir l’intérêt.

On peut, je crois, aller plus loin. En réalité ce n’est pas Sylvia qui se cache ici à Paul, mais Marianne Denicourt jouant Sylvia qui se cache au spectateur. Les films de Desplechin ont en permanence conscience d’un public qui les observe. Et à cause de ce savoir qui ne se relâche jamais, ce sont moins les acteurs qui jouent la comédie que les personnages eux-mêmes, tels qu’ils sont incarnés. Voilà d’où vient cette réticence persistante chez moi, cette dualité de sentiments que Desplechin aime tant créer chez ses personnages que je le soupçonne de chercher à la provoquer aussi chez ceux qui regardent son cinéma. Machiavélique.

Notes :

(1) oxymore : nom masculin – figure de style consistant à accoler deux mots de sens contraires, ou en apparence incompatibles. Ex : dans Ferragus, Balzac dit de Paris qu’il est « le plus délicieux des monstres « .

Et en complément ce commentaire, plus ancien mais pas obsolète sur un passage de Comment je me suis disputé.