319 – comme

Jeudi 22 août

Il faut lutter,

comme il faut lutter pour ne pas faire du confort, de l’apparence, de la propreté

tes priorités. Comme il faut lutter contre la tentation de leur donner toute la place. On pourrait s’y perdre. On y mettrait toute une vie.

Il faut lutter,

tellement lutter,

Il faut lutter pour rester seul avec toi-même, concentré, attentif à ce qui se passe, là,

au fond des tripes, se passe au confin des sens.

Comme il faut lutter pour refuser l’ordre du monde

L’ordre

du

monde.

Comme il faut lutter pour te remettre encore et toujours

à la tâche.

318 – tombeau

vendredi 26 juillet

Dans Le Tombeau de Graciano le récit long, minutieux, si précis qu’il en devient presque comique du délaçage de cordes, de harnais et autres pièces de cuir, et dont l’interminable lecture m’a procuré un plaisir total, aussi sincère que spontané, peut-être devrais-je même dire enfantin, que je ne m’explique pas bien – la découverte de ces lignes était pour moi comme un soulagement, mais un soulagement de quoi ?

Je l’associe à ces oeuvres de Kate MccGwire – depuis quelques jours, leur vision datant pourtant de plusieurs années m’apparaît en permanence dans mes moments de solitude.

Nul doute que l’addition (texte + objets) m’accompagnera dans la description que je veux absolument faire des ronces de mon jardin, érigées ces deux dernières années en murs démesurés, proprement monstrueux, et que j’aurai passé mon été à abattre.

315 – placetobe

Vendredi 3 novembre

Pour reprendre la rédaction de Trois cafés que j’avais délaissée ces derniers mois, mais aussi et plus simplement pour retrouver le goût de l’écriture et le plaisir de sa pratique, je me suis inscrite à un atelier d’écriture. Il débute en ce mois de novembre 2023 et durera un an.

Je transcrirai dans une nouvelle page du blog les textes que je travaillerai d’une séance à l’autre, ainsi que les divers enseignements que m’apporteront les cours et les conférences régulièrement proposés par cette école.  

Pour suivre le journal de l’atelier, voici le lien à suivre.

Bonne lecture !

313 – bleu

Jeudi 13 avril

Une femme normale, encore quarantenaire, portant des robes colorées. Il fait chaud, on est en été ou pas loin, les tissus sont légers. Talons compensés, haut des cuisses épaissi par un peu de cellulite. Sur l’une d’elles, côté droit : un bleu. Un bleu entièrement déterminé. Irrémédiable même : un bleu féminin. Dû, le savons-nous dès notre puberté parce qu’on nous l’a dès lors répété comme un refrain, à la mauvaise circulation du sang. Variante : à la rétention d’eau. Le bleu de cuisse est toujours perçu pour les femmes comme un défaut naturel, une sorte de plaie immuable, propre à sa condition. Un défaut que la réalisatrice/actrice semble étrangement arborer plan après plan comme une coquetterie. Ou plutôt : non sans malice, et peut-être fierté. (Voyages en Italie, de Sophie Letourneur)

312 – veines

Dimanche 26 mars

Sans doute faudrait-il parler avant tout autre chose des veines. Juste après l’activité physique elles se gonflent pendant quelques dizaines de minutes. Régulier, l’exercice les figera dans cette posture, artificiellement grossies, rigides et, dirait-on, fières de s’exhiber ainsi à la surface des zones planes du corps. Elles y apparaissent, bandées comme les muscles, gorgées d’oxygène et de sang. Parfois semblant si résolues à s’extirper de leur carcan qu’à les voir, on les croirait prêtes à exploser de frénésie ou de rage. Je pourrais parler de routes et de sentiers pour les décrire. M’attarder sur ces rivières mauves qui traversent de part en part le dos des mains dans un joyeux bazar. Des dessins dignes des tatouages les plus délicats que leurs contours soulignent ; des messages indéchiffrables qu’elles tracent à notre insu. Bobards. Les veines tirent la peau à mort. Ce faisant l’enlaidissent. Elles vieillissent l’apparence partout où elles se manifestent. Les veines font plus qu’ôter toute douceur – féminine – au corps. Elles laissent entrevoir une sorte de maladie que l’on ne veut pas voir. La dégénérescence prématurée. Surtout, elles ramènent irrémédiablement aux contes de notre enfance, où la sorcière tendait de sa paume la pomme empoisonnée à l’innocente Blanche-Neige. La jeune fille endormie porte les mains pures, offertes, croisées sur le bas-ventre. Elle présente à son prince un cou immaculé. La sorcière, elle, a des doigts crochus mangés par l’arthrose et ses veines apparentes s’affolent de frustration sous un menton en galoche. Quant aux veines du sportif, elles sont, il faut l’avouer, un peu pénibles à voir.

La semaine dernière, en classe, je distribue des feuilles puis m’arrête en chemin près d’une table en îlot pour donner quelque consigne à l’ensemble du groupe. Machinalement je me dresse pour que la voix porte mieux. Soudain, au milieu d’une phrase me saisit une sensation étrange, inédite. Une gène mais minuscule, située à un endroit infime du corps que je n’arrive pas à déterminer. Par réflexe je baisse le regard, le jette presque devant moi, qui tombe sur ma main gauche – celle qui restait suspendue en l’air à tenir le paquet tandis que je parlais. Une élève près de moi est en train de toucher du doigt l’une de mes veines, sans doute exacerbée par la crispation de ma main sur les feuilles. Elle garde le bras levé. Du bout de l’index déplace la veine de droite à gauche, appuie légèrement dessus. La jeune fille, qui d’habitude prend soin de se tenir quoi qu’il arrive dans la posture de l’adolescente un brin revêche, a sept ans tout à coup. Elle tâte l’épiderme avec curiosité. Arbore un sourire sincère, amusé. Madame, vos veines… Je lui rends un rictus tout en grommelant vaguement. Puis m’éloigne.

Quelques mois plus tôt, une autre élève, rondelette, me déclarait à chaque cours sa fascination pour mes mains. Tandis qu’elle se perd dans son obsession adolescente, je vois parfaitement la cause et la nature d’une telle admiration. Peut-être plus tard sera-t-elle athlétique. Je lui souhaite (sans lui dire). Je reconnais ce désir de jeune fille. Mais je sais aussi quelle solitude s’exprime avec ces mots-là. Quel rapport distordu au corps, quel paquet de détestation et de désarroi ils traînent derrière eux. Je n’ignore pas non plus qu’en parlant pour elle seule, l’élève dit en réalité tout l’inverse de ce que pense le reste de la classe. Sa parole cache mal le silence retentissant de ses camarades. Les veines restent pour la majorité des gens un peu pénibles à voir. C’est bien normal. Qu’importe. Elles sont fières de se tenir là, le long de ma peau Je n’en peux mais.

(La photo n’est pas floue, le point est sur le pouce)

311 – griffon

Dimanche 19 mars

Je découvre avec Un long silence interrompu par le cri d’un griffon son auteur Pierre Senges, ancien musicien professionnel passé du côté de la longue tradition des écrivains de l’impasse, ceux qui font des livres pour clamer à longueur de page qu’écrire relève d’une impossibilité fondamentale. Notamment de dire la chose. Aussi précis serait-il, aucun mot ne pourra remplacer le réel qu’il décrit, ou voudrait reconstituer (sur ce sujet, voir par exemple la première citation en fin de billet). Ceux surtout pour qui le récit n’est pas la finalité du roman, et préfèrent aller voir ailleurs, par d’autres structures et lignes d’écriture.

Ces auteurs-là, fort heureusement, sont doués le plus souvent d’un grand humour, et semblent s’amuser du piège qu’ils se sont tendu à eux-mêmes en se lançant dans cette entreprise, somme toute assez inexplicable, qui consiste à saboter ce qui pourtant se tissait sous leurs doigts. Je fais débuter cette étrange lignée d’auteurs avec Laurence Sterne (1713-1768), que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans ce blog, puisque de tous c’est mon préféré, celui qui a su tout inventer ou quasi, dans son inénarrable Tristram Shandy : histoire patinant et pour cause (il n’y en a pas), intrigue qui s’effiloche au bout de quelques pages, répétition des situations tournant au bégaiement, enchevêtrement de narrations drôlatiques jusqu’à former de bons gros nœuds impossibles à défaire, bizarreries typographiques, pagination facétieuse…

De ce point de vue, Pierre Senges, arrivé en bout de file, semblerait presque sage. Son roman « se limite » à publier une encyclopédie posthume consacrée au silence écrite par un auteur russe imaginaire, qui ne fit rien d’autre au cours de son existence que parler, mais parler bien, de tout, de rien, en grand orateur capable d’hypnotiser son auditoire avant l’arrivée au pouvoir des rouges et l’instauration de leur régime autoritaire, sous lequel il dût se résoudre à se taire.

La première partie raconte ces circonstances ; la deuxième est composée du livre sur le silence de Pavel Pletika, fragmenté en dizaines d’entrées lexicales qui se renvoient parfois les unes aux autres non sans malice. Toutes, donc, ont le silence pour sujet. On voit le paradoxe, l’idée-impasse qui a présidé à la rédaction de ce texte. On voit aussi la fascination de l’auteur pour le jeu, la pirouette même, poussée ici jusqu’à une sorte de paroxysme, dans la structure globale et volontairement déceptive du roman (l’histoire de Pletika n’aboutit pas et laisse place au silence de l’encyclopédie du silence) ; mais également dans ses détails (par son sujet même l’encyclopédie ne parle de « rien » ou pas grand-chose, et ses articles internes pour la plupart tournent court). On le saisit assez vite, avec ce livre on n’ira nulle part. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir aller dans une direction précise ? L’écriture, à elle seule, devrait suffire.

(Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, janvier 1852)

Et du point de vue du style, justement, Pierre Senges s’avère un expert redoutable. Il crée tout au long de son texte des images d’une force et d’une beauté singulières. Au point où en première partie, la multiplication de ces images, cette surenchère d’intelligence et de sensibilité me coupaient le souffle. Je devais alors m’arrêter quelques instants, prise soudain dans cette contemplation un peu douloureuse, un peu oppressante propre à l’émotion esthétique (le même piège s’étant cette fois refermé sur le lecteur). Avant de reprendre. C’est suffisamment rare pour être dit. On ne peut être que reconnaissant à un écrivain de pouvoir produire cela, par la seule juxtaposition de quelques mots jetés dans la phrase. Et cela, même si, il faut aussi le reconnaître, la deuxième partie du roman s’est avérée de ce point de vue moins intense.

Mais au-delà de cette extraordinaire faculté de former des images puissantes, je voudrais insister sur le procédé même d’écriture de Senges, original s’il en est puisqu’il prend littéralement le cliché pour matière. Non pas tant pour le détourner ou le moquer que pour le renouveler ou plutôt lui donner un souffle nouveau, inattendu, comique et/ou poétique. Il le prend pour matière, matière solide, compacte et fiable, comme on saute à pieds joints et s’appuie sur la terre ferme pour mieux s’élever. Je parle de cliché mais c’est en réalité le vaste ensemble des références communes, des objets culturels autant que linguistiques, les motifs littéraires et les représentations collectives qui compose cette substance d’écriture. La partie consacrée au livre sur le silence, d’ailleurs, en atteste. Elle ne fait finalement que cela : reprendre ces fragments de culture commune, le plus souvent littéraire mais aussi musicale, historique ou religieuse, pour les prolonger. C’est ainsi, par simple ajout sur du déjà-là, que l’auteur parvient à imprégner sa pâte (imprimer sa patte ?).

Par exemple ce passage p. 44-45 – génial, mais je dois arrêter d’employer des superlatifs qui ne seront d’aucun secours à la compréhension :

Quand il revient chez lui, Pavel Pletika ne retrouve ni la voix de soprano, ni les longs bras, ni la fausse mélancolie, ni les projets montés à l’instant abandonnés dans la minute, ni la maladresse d’amoureuse étranglant son amoureux chaque fois qu’elle espère dénouer sa cravate. Il retrouve quelques paires de souliers, aucune note, une valise ouverte abandonnée sur place, l’empreinte d’un ongle dans le bois de la porte de la chambre, comme si quelqu’un avait voulu y dessiner une initiale ; rien d’autre, sauf le gramophone, parce qu’il se tenait enfoui sous une pile de vieilles couvertures et cachait là, presque honteux, son pavillon en forme de fleur de liseron – si enthousiaste, si résolument tourné vers l’avenir.

Je ne m’attarde pas sur le traitement du gramophone (personnifié) et la toute dernière expression teintée d’ironie qui constitue, pour moi, un sommet stylistique. C’est plutôt sur le début du passage que je veux insister. On a là un premier cliché. Plus exactement, un topos. Le héros rentre chez lui, sa femme est morte, il se retrouve seul dans leur appartement commun avec les affaires de celle-ci désormais inutiles et matérialisant le passé révolu. Des objets banals rappellent, chaque fois que le héros pose les yeux dessus, la disparition de l’être aimé. Soit. Mais c’est à partir de cette situation plutôt classique, et surtout racontée mille fois, que l’auteur invente quelque chose d’inédit.

Voilà la trouvaille : bras, tessiture, maladresse, désirs, la femme est elle-même objectivée, appréhendée par fragments. Alors sa valise, toujours là, comme n’importe laquelle de ses affaires personnelles, résonne soudain – ou, telle la voix, se réfléchit – dans une partie du corps, une attitude, autrement dit ce qui est véritablement censé composer un « sujet ». Ce n’est donc plus seulement l’objet possédé par la disparue qui est chargé d’aura, mais un détail de la personne qui se métamorphose en relique, invisible. Et cette transformation n’est possible que parce que l’approche éculée – le stéréotype de l’objet souvenir – est convoquée. Celui-ci n’est pas sous-entendu ni à peine effleuré, non : il est bien là, écrit noir sur blanc, tel un passage obligé, tellement obligé qu’en réalité n’importe quel écrivain à la place de Pierre Senges s’en serait probablement passé.

Ces allers-retours, ces résonances mutuelles entre sujet et objet décuplent le sentiment de perte. Et plus tard le texte, chargé de ces affects nouveaux, comme colorisés, soudain ragaillardis par le rappel de la femme fragments, pourra alors se contenter de nommer une autre fois les objets souvenirs : Ce soir-là, il hésite longtemps : entre passer cette première nuit dans la valise ouverte, ou contre l’empreinte de l’ongle, ou le visage enfoui dans le pavillon en forme de fleur, confondant d’innocence.

Déchirant. Je m’arrête ici. Cependant, pour prolonger le jeu – car je crois bien que c’est dans cette manière de faire gonfler le pétrin collectif et d’en libérer les propriétés que le goût de l’auteur pour une littérature ludique s’exprime le mieux, le plus singulièrement -, on pourra tenter de lire tout le texte sous un tel prisme. Bon amusement.

Quels extraits plaisants voire davantage :

p. 34 et 35

p. 22 : même si le mot « considérer » est encore trop précis pour ce qui est seulement une arrière-pensée vague, disons l’arriere-fond de sa pensée en cours.

p. 25 : Moscou après Octobre puis tout au long des années suivantes se retrouve comme l’insomniaque pour qui dormir est devenu une énigme – l’énigme de la mort confondue avec l’énigme du bonheur ou, au moins, de la sérénité-, et la (« la » ! Le narrateur parle de Moscou) voilà donc en train de s’agiter, boire un verre d’eau, ouvrir et fermer les volets […]

p. 38 : se demandant alors comment les voix s’inversent une fois réfléchies dans un miroir.

p. 41 : en échange d’un laconisme institutionnel, un laconisme de paroi infranchissable.

p. 42 : Pletika est d’ores et déjà passé par-dessus Blok pour rejoindre dre une brume de souvenirs, il a l’air aussi de ressasser une idée précise, et ça ressemble au geste de retirer la peau d’une noisette fraîche.

p. 50 : les purges mêmes auront quelque-chose d’exaltant, le revers de l’exalté mais l’exalté quand même, propice à ce lyrisme qui fait les hymnes.

p. 52 : Pletika a dû se réveiller au ras du sol – s’y prendre plusieurs fois, à son âge, pour s’arracher à ce qui ressemblait à sa tombe, en plus douillet.

p. 56-57 : en guise de bonté sa négligence

/ remplacer, en cas d’échec, son obsession par la désinvolture.

p. 63 : et le concierge lui demande les raisons de sa présence – s’il parle de sa présence au monde, alors la question est coriace.

Puis : La dissimulation est un désir simple mais une manœuvre complexe.

p. 98 : en l’absence de l’empereur, ceux qui tiennent à l’évoquer font un geste de salut muet, appelé périphrase gestuelle.

p. 103 : Elle termine son existence de personnage de papier par la fenêtre, où pour mieux dire au sol ; elle y dessine une forme presque abstraite, des teintes grenat de plus en plus sombres sur un fond gris tourterelle.

p. 135 : Faute de mieux, les comédiens jouent à la muette, ils réinventent le mime, les pièces à écriteaux, et se contentent d’écrire des répliques cinglantes sur des panneaux de bois lisibles d’assez loin – en règle générale, se taire implique d’avoir le corps souple.