9 – liminaire

Samedi 10 avril

Piquée par la persistance dans mon imaginaire de l’homme-bête errant au milieu d’une forêt enneigée, je me suis procuré un autre livre, cette fois un essai sur le pistage des animaux. Je n’en suis qu’au début, mais déjà, justement, quelques pistes se présentent.

Dans ce passage, l’auteur en excursion en montagne hurle pour « répondre » aux membres d’une meute lupine qui se fait entendre dès la tombée de la nuit. Le faux dialogue tourne court ; l’auteur, tout en se réjouissant d’avoir pu échanger quelques minutes avec d’autres animaux (il insiste sur ce terme), a bien conscience de jouer une sorte de mascarade.

« Pour ce loup du Vercors qui a cherché à faire durer l’échange, il semblerait qu’il ait pensé, au début tout du moins, que je parlais loup, que le dialogue avait du sens, puisqu’il l’a fait durer. Cette piste aboutit à d’intrigantes déductions. Car elle se reconnecte avec une figure centrale du problème de la traduction entre étrangers, j’ai nommé le « barbare ».

Le barbare au sens étymologique est celui qui, à l’oreille du Grec, fait « barbabar », celui qui parle par borborygmes inintelligibles : celui qui ne sait pas parler la vraie langue. Mais, plus finement, le barbare n’est pas un personnage, c’est le nom d’un moment dans la rencontre : c’est le moment où l’on ne sait pas encore si celui d’en face parle comme nous, ou s’il ne fait que produire des bruits. Pour les Grecs, les bêtes sauvages ne parlent pas, mais justement le barbare n’est pas une bête sauvage, il occupe la zone liminaire entre la bête et l’homme, cette zone d’indistinction : il vocalise, il semble même nous adressser des phrases, mais elles sont inintelligibles, et on ne sait pas encore s’il sait parler. C’est cette incertitude qui fait le barbare. Quand on s’attardera à le comprendre mieux, à apprendre sa langue d’abord bruit, quand on verra qu’il y discourt habilement, ou fait de la poésie, on l’appellera autrement : étranger, Perse ou Scythe, mais plus barbare. » Ici, alors que c’est le loup qui semble le relancer et l’interroger, l’auteur constate que c’est lui qui était « le barbare d’un fauve ». (Manières d’être vivant, Baptiste Morizot)

Liminaire : quel mot superbe, dans ses sonorités comme dans sa signification. Toucher la limite semble le seul moyen d’appréhender la totalité d’un état : ici, à la fois l’animal, le « civilisé », mais aussi le seuil par où l’on passe de l’un à l’autre. Se tenir dans cette zone, à la limite, et décrire le monde de cette lisière-là est peut-être le meilleur moyen de l’embrasser. Et alors, des manques propres au barbare pourrait surgir un possible, à la fois connaissance et sagesse, autrement dit une forme d’omniscience.

Ce n’est pas un hasard si dans M87*, j’ai fait traverser la montagne à mon migrant anonyme à la fin de son périple. Peu avant, il s’était réveillé sur un lit d’hôpital après avoir été sauvé de la noyade. Ainsi sorti d’outre-tombe, arraché au monde des morts, sans que je sache vraiment pourquoi je l’avais rendu muet. Dès lors, sa gorge était comme nouée, paralysée, inapte à laisser sortir un mot articulé. La traversée de la forêt en montagne devenait alors le moment de transition nécessaire, celui d’une suspension ontologique avant l’arrivée dans la nouvelle société tant espérée (l’Union, qui s’avérera aussi inhumaine que celle qu’il avait fuie). Le migrant qui aura survécu aura alors tout vu, tous les paysages mais aussi tout ce dont sont capables les hommes. De manière plus radicale encore, Oh Dae-Soo, le héros du film Old Boy de Park Chan-Wook, père incestueux malgré lui qui s’était coupé la langue en signe de pénitence et finissait son parcours dans une clairière enneigée, n’appartenait plus à l’humanité sans être devenu un animal sauvage pour autant. Il portait en lui tout à la fois l’amour et le malheur absolus, la faute inexpiable et l’affirmation de ce qu’il est. Le purgatoire est une forêt figée au plus profond de l’hiver. Reste à savoir si ce purgatoire-là est uniquement un moins, un en-deça du salut, ou bien la somme de tout le bois dont est fait le réel.

Le passage rédigé par Baptiste Morizot est lumineux. Il (re)donne un nom à un état qui relève de la puissance du mythe, à tel point qu’il faudrait toujours écrire Barbare avec une majuscule. Comme on le fait pour désigner les habitants d’un lieu.

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