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Mercredi 14 avril

J’ai trouvé le roman que je cherchais, un roman sur la peau. C’est Sciences de la vie, de Joy Sorman.

Je n’avais rien lu de cette auteure, juste entendu il y a quelques mois une lecture publique qu’elle avait faite. Or tout d’abord, j’avais l’impression une partie de ma lecture (silencieuse) de ce roman d’entendre sa voix neutre, plutôt grave, parfaitement calée et habituée au rythme de ses propres phrases. Ce n’est pas si fréquent, une voix qui imprime autant son texte. C’est que la cadence de ces phrases, cette voix doit bien les connaître tant elles avancent de façon singulière. Elles sont comme celles de l’héroïne Ninon, « longues », nous dit-on, et avec « de multiples rebonds ». En plus des phrases qui font le style de l’auteure, il faut aussi noter cet usage très particulier qu’elle y fait de l’adjectif « fou », qui arrive ici toujours curieusement et avec une certaine violence, comme chargé de toute son histoire, de ses multiples connotations. Écrit, « fou » résonne, son écho se prolonge, vaste, menaçant.

Concernant la peau, tout y est ou quasi. Le titre seul, aussi improbable semble-t-il, cristallise impeccablement ce sur quoi je me penche depuis ces dernières semaines. Et c’est à la fois passionnant et amusant de voir comment un thème et les motifs qui l’accompagnent, peut-être de manière fatale – sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut traiter sérieusement ce thème – auront pris corps chez tel ou tel auteur. Tout est là, donc. En effet, de ce que j’avais commencé à percevoir, j’ai retrouvé, disséminés tout au long du livre et entre autres choses : l’évocation des différentes fonctions de la peau (enveloppe des organes internes, réceptacle des affects, protection contre les agressions extérieures et palimpseste où s’écrit l’histoire de chacun) ; celle, longue, parfois pénible (dans le sens où la lecture finit par faire un peu mal au ventre) des innombrables maladies et douleurs que connaît l’épiderme ; mais en même temps, le constat de l’impossibilité de les nommer convenablement ; la nécessité de la douleur corporelle dans le processus d’édification de soi ; le lien entre intelligence et sensibilité, les deux ayant augmenté pendant la maladie de Ninon ; le refus de l’ascendance familiale ; la fuite d’une identité prédéfinie, déterminée, à laquelle on se sent assigné et qui continue de coller à la peau malgré soi.

Alors Ninon cherche. Et c’est évidemment cette quête, qui prend l’allure d’une désaffection de soi, d’une sécession intérieure jusqu’à « défaire sa vie », d’un refus obstiné de son état, que celui-ci soit finalement douloureux ou bien apaisé, qui constitue l’apprentissage dans ce roman.

Je n’en dirai pas plus. Ou plutôt : je n’affirmerai rien de plus. Simplement qu’il est donc passionnant de voir comment des motifs incontournables se combinent, ici dans ce roman contemporain, qui semble avancer avec la même détermination, le même mélange étrange de patience et de rage rentrée, de dépression et de volontarisme que la jeune femme. Et sans en avoir l’air, sous le prétexte de la douleur paralysante, il avance peut-être finalement comme un rouleau compresseur, ce texte, jusqu’à la délivrance, si c’en est bien une.

J’ajouterai encore quelques belles citations, des passages que j’aimerais retenir avec les mots-clés qui les habitent :

Fêlure : « toute vie est bien entendu un processus de démolition.

Ninon ne peut pas rester insensible à une telle sentence, la voilà la fêlure originelle, logée dans le principe même de la vie, l’existence fait faillite comme n’importe quelle entreprise, avec le temps, car depuis le début quelque chose se trame, avance, s’amplifie discrètement, sans bruit, c’est une minuscule fissure, présente à la naissance, qui craquelle et effrite déjà la matière terreuse de nos existences, et qui va s’élargir, creuser dans l’ombre, nous miner, jusqu’à la fin. Si c’est joué d’avance, alors à quoi bon se débattre ? Si c’est joué d’avance, il n’y a pas de cause au mal, pas d’autre explication que la vie elle-même. Quelle aubaine pour Ninon, quelle consolation cette phrase, une invitation à la légèreté, à l’indifférence, elle imprimerait bien ces mots sur un tee-shirt ; en attendant ça lui fait sa journée, mais guère davantage car que peut la littérature pour un corps endommagé ? »

Illisible (ou Barbare) : « Il est entendu depuis des mois que la médecine a échoué à traiter le symptôme brûlant, à déchiffrer le corps malade, sa grammaire cryptée ; Ninon est demeurée illisible, les médecins n’ont pas su traduire les borborygmes de sa douleur en une phrase lumineuse et sensée. »

Enveloppe : « Tout commence avec l’image de la peau comme enveloppe, écorce, sac – être un sac de peau qui contient le corps et ses humeurs, restent à l’intérieur les pulsions et les flux, qui sinon s’écouleraient de toutes parts, et le sang se déverserait à gros bouillons sur les tapis afghans du docteur Kilfe, et les poumons, les intestins rouleraient à terre.

Si les grands brûlés meurent c’est bien qu’ils ne sont plus étanches, ils fuient et s’éparpillent, le vide se fait en eux. »

Peau/manteau/centre (!) : « […] la peau n’est pas un manteau mais un centre. »

B. K. S. Iyengar disait que la véritable raison d’être du yoga est de déployer la peau. Entre asanas, lectures, peintures, films et sciences naturelles, je commence à peine à mesurer tout le travail qu’il me reste à accomplir avant de parvenir à la déployer tout-à-fait (et c’est heureux).

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