Vendredi 27 mai
La scène de l’assassinat du juge Falcone dans Le traitre m’a donné envie d’aller voir Top gun : Maverick comme la fin d’Alice et le maire m’avait donné envie de lire Bartleby. Ni l’un ni l’autre ne m’a déçue.
Pour autant, difficile de ne pas être surprise par ma propre envie, aussi soudaine qu’inattendue, puisque je n’ai jamais même envisagé de voir le premier opus. De celui-ci je ne connaissais qu’une affiche et l’image d’un Tom Cruise conduisant sa moto sur une piste d’aviation.
Une telle innocence (le fait de ne rien savoir) s’est sans doute avérée un sacré avantage hier soir puisque je n’ai reconnu, par la force des choses, aucune des probables références au premier film. Ni n’ai perçu, en conséquence, nulle nostalgie pendant ces deux heures trente de film. C’est déjà un bon point. Mais d’une façon générale, TGM m’a semblé relativement et volontairement épuré de nombre des attributs habituels du genre.
Glorification minimale des États-Unis (seul un drapeau traînait tous les 2 ou 3 plans dans un coin de l’image), conflits chargés en testostérone largement esquivés, absence de blagues misogynes, peu d’érotisme homosexuel. L’ennemi quant à lui n’est pas situé, pas même nommé. Seul un risque nucléaire est évoqué, qu’il faudra éradiquer non pas pour empêcher l’étranger malfaisant de fabriquer une vilaine bombe H destinée à massacrer des innocents (ce que seuls les USA, rappelons-le, ont fait jusqu’à présent), mais pour protéger l’environnement et « l’environnement » seulement, devenu ici, par le miracle du langage, pure abstraction – un peu plus encore que d’habitude, si cela était encore possible. Absence d’organique même, d’origine humaine ou animale.
Outre le fait que les héros jamais ne mangent ni ne dorment, personne ne meurt vraiment – et donc pas davantage, ne vit. Lors de la mission on verra une seule silhouette, ombre noire casquée tenue à distance par la caméra, disparaître avec l’explosion de son engin. Pour désigner l’adversaire ne seront dès lors convoqués que quelques plans en 3D projetés sur un grand écran. Dehors on circulera au dessus d’une vaste forêt enneigée, de roches abruptes et d’une mer disciplinée. Autant de décors de jeux vidéos, sages cadres laissant se déployer les performances des pilotes dans le ciel, et provoquer au détour d’inconcevables prouesses visuelles quelques décharges d’adrénaline.
Bruit, fumée, machines et volupté. C’est dire le degré de lissage des noeuds politico-esthétiques qui faisaient autrefois le cœur des blogbusters de propagande américaine. L’enjeu était-il de diffuser aux quatre coins d’un monde désormais fracturé, y compris au sein de l’occident ? Une forme de lassitude esthétique a-t-elle déterminé le choix de cette concentration d’effets ? Souhaitait-on faire valoir, après l’ère Trump et pour se distinguer du premier Top Gun très reaganien, des opinions politiques plus mesurées qu’autrefois ? À l’évidence, le réalisateur a eu la main légère – et plutôt heureuse – sur les clichés. Même la traditionnelle scène d’ébats amoureux sur fond de lumière tamisée et de croisement harmonieux de courbes corporelles nous est épargnée, vite transformée en brève conversation sur l’oreiller.
Mais si cette absence d’à peu près tout ce qu’on peut détester dans les films d’action importés d’Amérique rend celui-ci supportable, elle n’explique pas ce qui le rend franchement aimable. Car c’est la seule question qui mérite d’être posée (que je me dois, plutôt, de me poser) : qu’y a-t-il de si tripant à voir des gars de l’US air force faire des loopings dans le ciel ? Pourquoi suis-je sortie de la salle en me disant que j’y avais trouvé exactement ce que je cherchais… sans pouvoir nommer ce que j’y cherchais exactement ?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, nées d’un étonnement sincère, d’une véritable incompréhension de mécaniques intérieures, je dois tout d’abord faire abstraction de la grande sympathie que j’ai pour Cruise. Je l’ai toujours eue. Mais le visage usé qu’il accepte enfin de nous laisser voir finit de me persuader que ce drôle d’animal, sans doute assez dingue et tout scientologue qu’il est, est quelque part, là-bas au fond, un chouette type. Mais sans aller jusqu’à de telles extrémités, disons en tout cas un acteur intéressant, infiniment plus par exemple qu’un Val Kilmer, pourtant très affaibli aujourd’hui par la maladie et qui aurait donc tout pour nous émouvoir ici, mais apparaît pour ce qui sera probablement son ultime prestation gonflé d’injections de botox et trop rosi par le blush. À le voir, on jugerait une mamie qu’on a pomponnée et parfumée pour l’emmener au salon de thé manger un Paris-Brest. Cruise à côté, avec son air de fatigue que seule donne la vieillesse, de fatigue non pas physique mais existentielle, n’en semble que plus humain.
Qu’un acteur puisse me suffire pour aimer tout un film, c’est entendu. Mais il y a bien, cette fois, autre chose. Qu’est-ce que cette envie, venue comme celle de fraises mais que j’ai déjà entraperçue, ailleurs, dans d’autres circonstances, de puissance en action ? On pourrait dire : de démonstration de force. C’est une envie pas nette – viriliste ? vitaliste ? fascisante ? joyeuse ? morbide ? tout cela ? – mais je crois partagée. Presque banale. C’est pourquoi elle demande à être explorée. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Qu’un film interroge est le signe au minimum de son efficacité, peut-être de sa réussite.