54 – roman-film

Mercredi 2 juin

Ce n’est un secret pour personne – mais pour moi une exaltation sans cesse renouvelée -, les auteurs américains écrivent des romans qui sont à peu près des films. Avec le magistral De sang Froid, publié en plein milieu des années 1960, Truman Capote n’échappe pas à la règle ; plus probablement encore fait-il partie de ceux qui l’auront instaurée.

« Il défit sa ceinture, une ceinture Navajo, à boucles d’argent, et garnie de perles bleu turquoise : il l’enleva, la plia et la posa sur ses genoux. Il attendit. Il regatrda la plaine du Nebraska se dérouler, il tripota son harmonica, il inventa un air et le joua en attendant que Dick prononce le signal sur lequel ils s’étaient mis d’accord : « Eh, Perry, passe-moi une allumette. » Sur quoi Dick devait s’emparer du volant tandis que Perry, maniant sa pierre enveloppée dans le mouchoir, devait frapper à coups redoublés la tête du vendeur, « lui ouvrir le crâne ». Plus tard, le long d’un chemin de traverse bien tranquille, il serait fait usage de la ceinture aux perles bleu ciel.

Pendant ce temps, Dick et le condamné échangeaient des histoires sales. Leur rire irritait Perry ; il détestait particulièrement les éclatrs de rire de Mr. Belle, de vigoureux aboiements qui résonnaient tout à fait comme le rire de Tex John Smith, le père de Perry. Le souvenir du rire de son père augmenta sa nervosité ; il avait mal à la tête et les genoux lui élançaient. Il mâcha trois aspirines et les avala sans une goutte d’eau. Bon Dieu ! Il pensa vomir ou s’évanouir ; il était certain que ça lui arriverait si Dick retardait « cette histoire » encore longtemps. La lumière baissait, la route était droite, pas une maison ni un être humain en vue, rien d’autre que la plaine nue de l’hiver, aussi sombre qu’une feuille de tôle. Il fallait y aller maintenant. Il regarda fixement Dick comme pour lui faire prendre conscience de ce fait, et quelques petits signes – le clignotement d’une paupière, une moustache de gouttes de sueur – lui indiquèrent que Dick était déjà arrivé à la même conclusion.

Et pourtant, quand Dick ouvrit la bouche de nouveau, ce fut pour se lancer dans une autre histoire. « Voici une devinette : quel rapport y a-t-il entre aller aux chiottes et aller au cimetière ? » Son visage s’épanouit en un large sourire. « Vous donnez votre langue au chat ?

– Je donne ma langue au chat.

– Quand il faut y aller, il faut y aller ! »

Mr. Bell éclata de rire.

« Eh, Perry, passe-moi une allumette. »

Mais, juste comme Perry levait la main et que la pierre était sur le point de s’abattre, une chose extraordinaire se passa, ce que Perry appela par la suite « un sacré miracle ». Le miracle fut l’apparition soudaine d’un troisième auto-stoppeur, un soldat noir, pour qui le vendeur charitable s’arrêta. « Dites donc, elle est pas mal, celle-là, dit-il comme son sauveur accourait vers la voiture. Quand il faut y aller, il faut y aller ! » (Truman Capote, de Sang-froid)

Décidément on les a bien en face, ces routes droites, dans les romans comme dans les films, comme on voit parfaitement la ceinture aux perles bleues gentiment posée sur les genoux, la sueur et la paupière qui cligne. Avec, en bonus, dans le roman, la scène du meurtre sordide telle qu’elle aurait dû avoir lieu. Ici, l’horreur c’est cadeau.

Pour rappel, j’avais évoqué il y a peu cette dimension cinématographique omniprésente chez « le plus américain des écrivains français« .

53 – notes5

Mardi 1er juin

Le plan du texte se précise doucement.

Quelques questions en suspens :

  1. Il me reste à définir les circonstances exactes dans lesquelles se déploie la parole qui explique.

2. Il me semble que B doit être le mari (mais en réalité je répondrai à 2 en répondant à 1)

3. Prochaine étape (avant 1 et 2 parce que j’ai vraiment hâte de le faire) : formuler les premiers « commentaires et assertions ».

51 – douceur

Dimanche 23 mai

J’avais déjà vu un film de Jafar Panahi il y a quelques années mais n’avais pas retenu le nom de ce réalisateur iranien. Alors, même s’il joue son propre rôle dans Trois visages et y est souvent nommé, je n’ai donc pas tout de suite fait le rapprochement avec cette saisissante histoire de jeunes filles se déguisant en garçons pour aller voir un match de football dans un grand stade de Téhéran dont l’accès leur est interdit. Mais il y a dans ce nouveau film, éminemment reconnaissable, cette même approche, si singulière et pour tout dire si douce, des problèmes auxquels se heurtent ses personnages, les femmes en premier lieu. Le réalisateur semble en effet avoir totalement épousé leur cause, au point de devoir vivre enfermé et tourner en secret dans son propre pays. Depuis presque quinze ans les conditions de tournage sont difficiles puisque dangereuses ; les femmes d’Iran quant à elles subissent toutes sortes d’oppression. Les héroïnes de Jafar Panahi se battent fièrement, perdent parfois, menacent de se tuer, courent se cacher pour éviter les coups. Elles déploient surtout une grande ingéniosité pour contourner les lois comme le réalisateur lui-même fait ses films, c’est-à-dire avec les moyens du bords, les occasions qui se présentent et les gens qui voudront bien donner un coup de main. Certes, on voit ces femmes se confronter à la haine que leur portent les hommes, mais plus souvent encore elles font face à la passivité molle, un peu minable mais presque attendrissante de la plupart d’entre eux, une inertie dans laquelle elles parviennent alors à s’engouffrer comme dans une brèche du système, un petit trou du filet de but. De tout cela, de cette violence des relations et des inégalités naît, étrangement, une certaine tranquillité. La punition, la fuite et les lamentations adviennent avec la même douceur que pourrait le faire leur exacte opposée. Je crois même que quelque chose s’amuse. On le sent, c’est palpable, on est ici toujours à deux doigts du bonheur. Scène après scène, Jafar Panahi offre le temps d’éclore à l’inextinguible joie de vivre.

Trois visages

50

Samedi 22 mai

« La chambre qu’elle quittait si rarement était austère ; si le lit avait été fait, un visiteur aurait pu penser qu’elle n’était jamais occupée. Un lit en chêne, une commode en noyer, une table de chevet ; rien d’autre sauf des lampes, une fenêtre garnie de rideaux et une image du Christ marchant sur les flots. C’était comme si, en gardant cette chambre impersonnelle, en n’emportant pas ses affaires personnelles mais en les laissant mélangées à celles de son mari, elle atténuait l’offense de ne pas partager sa chambre. Le seul tiroir de la commode à être utilisé contenait un pot d’onguent Vicks Vaporub, des Kleenex, un coussin électrique, plusieurs chemises de nuit blanches et des chaussettes de coton blanches. Elle portait toujours une paire de ces chaussettes au lit, car elle avait toujours froid. Et, pour la même raison, elle gardait habituellement ses fenêtres fermées. L’avant-dernier été, par un dimanche d’août étouffant, alors qu’elle s’était retirée ici, un incident pénible avait eu lieu. Il y avait des invités ce jour-là, un groupe d’amis qui étaient venus à la ferme pour cueillir des mûres et, parmi eux, se trouvait Wilma Kidwell, la mère de Susan. Comme la plupart des gens qui étaient souvent reçus par les Clutter, Mrs. Kidwell acceptait l’absence de l’hôtesse sans commentaires et supposait, comme c’en était la coutume, qu’elle était soit « indisposée », soit « à Wichita ». De toute façon, quand vint l’heure de se rendre au verger, Mrs. Kidwelle se récusa ; élevée à la ville, facilement épuisée, elle préférait demeurer à la maison. Plus tard, comme elle attendait le retour des cueilleurs de mûres, elle entendit des larmes déchirantes, à briser le coeur. « Bonnie ? » lança-t-elle, et elle monta les escaliers quatre à quatre et courut jusqu’à la chambre de Bonnie au bout du couloir. Quand elle l’ouvrit, la chaleur amassée à l’intérieur lui fit l’effet soudain d’une main terrifiante posée sur la bouche ; elle se précipita vers une fenêtre pour l’ouvrir. « Non ! cria Bonnie. Je n’ai pas chaud. J’ai froid. Je gèle. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » Elle battit des bras. « Je vous en prie, mon Dieu, ne laissez personne me voir comme ça. » Mrs. Kidwell s’assit sur le lit ; elle voulait prendre Bonnie dans ses bras, et finalement Bonnie se laissa faire. « Wilma, dit-elle, je vous écoutais, Wilma. Vous tous. En train de rire, de vous amuser. Je passe à côté de tout. Les meilleures années, les enfants, tout. Encore un peu de temps, et même Kenyon aura grandi, sera devenu un homme. Et quelle image va-t-il garder de moi ? Une espèce de fantôme, Wilma. » (De sang froid, de Truman Capote)

46

Samedi 15 mai

L’événement Javier Marías change la donne. Le projet d’écriture auquel j’avais abouti ne tient plus et tant mieux. Trop de choses – ou plutôt de questions – émergent de la lecture de cet auteur depuis ces derniers jours. La première : comment parvient-il à faire que ses assertions, si nombreuses, à vrai dire constantes, se mêlent de manière si juste à son récit ? comment fait-il pour que tout ce qu’il écrit, même souvent en apparence sorti de nulle part, injustifié voire fantasque, s’avère toujours aussi juste ? Puis : comment est-il possible que cette justesse atteinte soit alors si bouleversante ?

Même si les styles des auteurs sont très différents, j’avais eu un sentiment assez proche en lisant Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau. Il s’agit d’une autobiographie mais à la fin le narrateur doit s’occuper d’un singe, ce qui semble peu probable. Le pacte de lecture est brisé quelques instants, on glisse vers un régime fictionnel. Dans mon souvenir, le singe parle avec sagesse, tandis que François Hollande apparaît à la télévision et qu’est émise l’idée que la politique ne se passe pas, ou plus, au sein du jeu politico-médiatique : ici, pendant quelques lignes, imaginaire, fait réel et assertion cohabitent, en bonne intelligence pourrait-on dire. Je crois que c’est cela créer un monde. Un monde-récit, un système-monde : quand on parvient à faire se rejoindre récit et explication de ce récit, à faire coïncider les événements et les lois qui les font advenir de manière à ce que le résultat s’impose comme une évidence au lecteur : alors ce monde-là, avec ses contingences, ses péripéties et la logique qui le meut est. Non pas existe – personne n’oublie qu’il s’agit de fiction ni que le choix de l’auteur de raconter ainsi et pas autrement lui appartient – mais ce monde est.

Dans ces textes hors du commun, parvenant à (se) tenir tout ensemble et de bout en bout, le récit devient sa propre justification. Montrant, ils démontrent. Et alors ils s’imposent doublement : comme mondes envisagés à celui qui lit, comme modèles à qui lit et écrit. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas qu’on puisse agir plus profondément sur l’autre (je veux dire sans violence). De tels textes nous placent au-delà de la discussion, du débat civilisé. Ils sont des lames de fond.

Demain dans la bataille pense à moi.

45 – doubles

Jeudi 13 mai

De temps en temps je retourne à ce clip.

Il faudrait expliquer quel effet y produit le principe de répétition qui le structure de bout en bout, et plus particulièrement le court passage de 2 : 25 à 2 : 58 – we’re double sixing it. Y retournant – au clip et au passage – je retrouve chaque fois un curieux mélange de jubilation et de tristesse. Jubilation, tristesse. Dans la répétition quelque chose à chaque fois est terrassé. Quelque chose est comme écrasé, à la fois par le redoublement et l’inévitable décalage qu’il génère. Autrement dit : terrassé par le constat de la répétition et de l’arrivée, dans la répétition, de quelque chose de nouveau. Jubilation et tristesse, toutes deux ensemble, concentrées dans l’apparition d’un double.

Cependant, pour bien faire, c’est-à-dire être plus précis encore, il faudrait connaître la chimie exacte que les répétitions visuelles et sonores opèrent dans le cerveau.

Doing it to death (the Kills), clip réalisé par Wendy Morgan