24

Jeudi 22 avril

Ce que j’ai écrit hier m’a fait réaliser que la question de la complexité du réel est pour moi une question assez nouvelle. Comme celle des rapports de force, elle est omniprésente dans le sens où j’y suis attentive, l’identifie, la mesure et la nomme au quotidien. Et pourtant, dans mes textes non, je crois que je n’ai jamais vraiment cherché à souligner à quel point les événements et les relations interhumaines (voire interanimées) peuvent être équivoques. C’est un vrai changement, inattendu et important. Longtemps dans mes textes il s’est agi de relier les choses : de montrer leur unité fondamentale, mettre au jour ce que j’appelle l’équivalence de tout. La révélation par le texte l’unité du réel malgré son apparente variété reste une tâche essentielle que je continue à me donner. Mais plutôt que de continuer à raconter des faits simples, univoques, parfois proches de l’archétype pour me concentrer sur des points de jonctions qui permettent de glisser d’un fait à un autre ou de mettre en place des jeux d’échos, il me semble désormais indispensable de prendre en compte le réel dans ce qu’il a de toujours fuyant. Pour le dire autrement, il faudrait désormais viser l’unité fondamentale du réel en faisant exploser l’illusion immédiate de sa simplicité. Vaste programme.

Je sais d’où me vient cette manière nouvelle de refuser toute approche simplifiante (qui, je le précise, a aussi ses avantages et sa beauté, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un positionnement). La plongée dans le militantisme politique a été fondamentale dans un tel cheminement. Car la politique instaure une vision ciselée du réel. Elle en attrape uniquement ce qui sert sa cause ; le reste, elle n’en a pas besoin. Parfois même il l’encombre carrément. On pourrait dire que la politique a une approche utilitariste du réel. Je ne développerai pas davantage ce constat car il m’amènerait trop loin, ailleurs même, alors que je souhaite rester sur la question de l’écriture. Mais au sein de mon parcours d’écrivante, la force que le militantisme m’a donnée s’est finalement révélée double :

1) par mon engagement politique j’ai appris à regarder le malheur sans ciller – ce que j’étais incapable de faire avant et dont tous les textes que j’ai écrits jusqu’en 2019 témoignent. À ce titre le militantisme peut s’avérer la voie inattendue d’une forme d’apaisement. Le malheur en tant que fait politique n’est pas sacralisé, éternellement repoussé dans un espace de tragédie lointaine, il est regardé pour ce qu’il est, avec ses conséquences concrètes et souvent tristement banales.

2) puis par un effet paradoxal, ce regard direct, franc mais toujours nécessairement partiel qu’exige la geste militante est devenu incompatible avec la littérature. La politique est belle en tant que tentative d’action immédiate sur le monde. L’écriture demande observation et retrait.

Ainsi, et sans que je le décide vraiment, mon regard et mon intérêt pour le réel se seront profondément modifiés en quelques années. Le militantisme m’a soulagée d’un sentiment écrasant d’empathie et de culpabilité assez commun à nombre d’hommes et de femmes, d’abord, et parmi eux d’écrivains et artistes occidentaux (dans Thésée, ma nouvelle vie, Camille de Toledo nomme modernité l’acte qui consiste à porter les horreurs produites par la civilisation occidentale et à s’en faire l’éternel témoin). Puis il a initié une envie de comprendre, de mieux saisir au sens propre du terme. Ce n’est pas là le signe d’une sensibilité amoindrie ni d’un assèchement. Je l’ai beaucoup craint un moment mais je constate aujourd’hui que ce n’est pas le cas. En revanche, c’est tout mon rapport au monde qui s’est trouvé transformé. M87*, roman inégal à tous points de vue, qui en alternant distanciation amusée et immersion tragique empêche sciemment le lecteur de se poser, est le résultat hybride de cette récente transition.

À présent, il me faut porter la trace d’autre chose que de l’empathie – sentiment qui au passage menace toujours de tomber dans une forme inavouée, car inavouable, d’égotisme. Je ne suis plus tenue d’écrire ma douleur, certes sincère mais terriblement impuissante, de voir la douleur d’autrui. Qu’un écrivain se donne pour mission de témoigner, de réparer, ou simplement de compatir me paraît insuffisant. Il faut montrer d’abord, montrer simplement, mais surtout – et c’est à la fois le plus colossal et le plus délicat – parvenir à tout montrer d’une situation. Même ce qui ne rentre pas dans les cases. Et en ce qui concerne les hommes, nous dépeindre tels que nous sommes la plupart du temps : des culbutos facétieux.

23 – à bras le corps

Mercredi 21 avril

Je viens de lire une interview de l’écrivain Joseph Andras, qui explique ne pas avoir « un rapport de très grande proximité avec la fiction » et préférer partir du réel, s’appuyer sur le document. Je ne connais pas cet auteur – mais de toute façon, ce blog a vite pris l’allure d’une brocante où j’accumule le fratras joyeux de mes découvertes en matière de littérature contemporaine, je ne fais donc ici que poursuivre fidèlement la voie qu’il s’est donnée. Je ne saurais dire de quelle manière Joseph Andras retranscrit le réel dans ses textes. Mais déjà, je relève dans ses propos quelques flèches qui me plaisent :

« On a trop souvent tendance à faire de la droite et de la gauche des catégories morales, des « sensibilités » : la droite est méchante, la gauche est sympa. […] On continue d’entendre, ici et là, que la colonisation serait de droite et que si la gauche l’a parfois appuyée, ce fut malgré ses « valeurs ». Bien sûr, c’est faux.

Victor Hugo et ses envolées sur la conquête au nom du progrès, c’est la gauche. Mitterrand qui ratifie l’exécution de Fernand Iveton et donne l’ordre final de frapper Ouvéa, c’est la gauche. Hollande qui chante son amour à Netanyahou, c’est la gauche. C’est que, ramenée à l’os, la question coloniale est celle de l’accumulation du capital. Des matières premières. De la force de travail. Après, on enrobe : les Lumières, le petit Jésus, la possession d’une âme, la modernité, le tout-à-l’égout et les Gaulois. »

Puis, au sujet du détournement du sens des mots opéré notamment par les politiques :

« C’est une question compliquée. Je veux dire, ce qu’il faut faire des mots salis. Doit-on garder « socialisme » après les crédits de guerre votés par le SPD allemand en 1914 ? « Communisme » après Douch et son programme de tortures ? « Démocratie » après Bush et Blair ? « Féminisme » après Femmes puissantes de Léa Salamé ? Faut-il les abandonner, en trouver de nouveaux, les laver puis les brandir avec orgueil ? Il n’y a que dans les dictionnaires que les termes soient intacts. À l’air libre, ils ont tous du noir sous les ongles. »

Irak

C’est vrai que c’est une question difficile que celle du traitement des mots quand ils ont été galvaudés. Mais en réalité, il en est des mots comme du reste, je veux dire tout le reste : se coltiner le réel, c’est regarder la contradiction, les torsions internes dont les faits sont faits. Se coltiner les mots, c’est aussi se confronter à leur polysémie, à leurs connotations comme leurs insuffisances. Aucun concept ne peut englober en son sein un morceau d’existant, mais le mot est lui-même un morceau d’existant. C’est une matière, un espace de manipulation.

Un mot ne peut donc se suffire à lui-même car un mot seul, toujours, mentira. Le mot est par nature totalitaire et trompeur, il prend de la place, s’impose, tonitruant, comme un homme sandwich pour ne montrer que ce qu’il veut selon le contexte. En se faisant jour il déploie sa propre propagande, la facette parmi d’autres dont on croit naïvement qu’elle nous arrange, là, à ce moment précis. Ces dernières années plus particulièrement, on a appris à se méfier de l’image, à ne pas s’arrêter à ses effets immédiats. Pourtant la situation des mots est la même. Je les aime comme j’aime le réel pour cela très exactement. Pour cette béance qu’ils présentent, la manière dont leur sens nous glisse entre les doigts alors même que nous croyons les attraper. Prendre le réel à bras le corps est ainsi le but de la littérature, mais en tant qu’impossible visée.

Voici un documentaire passionnant sur la guerre d’Irak de 2003 et ses conséquences jusqu’à aujourd’hui. Il présente uniquement des témoins et des acteurs directs du conflit (aucun dirigeant de l’époque, dont la bêtise et l’arrogance s’avèrent au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer). En plus du récit d’actes incroyablement courageux de certains civils et de destins tragiques, c’est des militaires américains que je me souviendrai. Parce que leur position, vingt ans encore après leur mission est absolument intenable ; que tout leur discours est constitué d’indémêlables noeuds et qu’on les voit, là, face à la caméra, composer comme ils le peuvent avec les contradictions qui les habitent. Les slogans dans lesquels ils ont grandi et les absurdités qu’ils ont vues, les horreurs qu’ils ont commises, tout ce qui est en train de les ronger. Plus encore qu’ailleurs, les mots – leurs mots – ne suffisent pas. Et dans leur regard on lit : il nous faudra tenir dans notre guerre interne, les innombrables collisions dont nous sommes désormais tissés.

22 – (amour) anachronique

Mardi 20 avril

Dans un anachronisme honteux j’ai toujours pensé que la princesse de Clèves était une cruche soumise aux convenances et qu’elle aurait dû céder aux avances du duc de Nemours. Mais je comprends soudain les choses autrement, et il est possible de croire que ce qu’elle a fui en se refusant à lui, c’est son propre amour. Sa démesure. Ce n’est pas du regard des autres ni de l’homme qu’elle aimait qu’elle a eu peur, mais d’elle-même. Car un amour pareil, d’une puissance inconcevable, ce n’est pas humain. Un tel vertige. Un tel vertige pourrait tout dévaster en elle. Un tel vertige pourrait tout dévaster.

M87* Event Horizon Telescope Collaboration

21

Lundi 19 avril

Je termine à l’instant le roman de Tanguy Viel. Ce n’est peut-être pas une très bonne idée de me mettre à écrire tout de suite mais j’ai des horaires à tenir. Je suis encore dans le rythme du monologue du personnage principal Martial Kermeur, encore imprégnée de son histoire, de la longue tirade qu’il tient devant le juge et de la cascade d’images qu’il convoque pour mieux s’en faire comprendre, les laissant s’accumuler, ces images, tout au long de son récit, s’empiler les unes sur les autres comme dans un jeu de Tetris, avec certes, pense-t-on au début, une certaine maîtrise, si bien qu’en tombant en bas de l’écran elles se rangent proprement et font disparaître comme par magie les amas d’incertitude, puis de façon de plus en plus confuse. Tout finit par s’emballer. Et dès lors, quand Martial Kermeur parle de ce qui l’a amené à commettre un crime, c’est comme s’il regardait impuissant les couleurs et les formes envahir son écran, parvenant encore de temps en temps à emboîter deux ou trois morceaux et ralentir quelques instants l’arrivée de la catastrophe ; puis plus rien, quelque chose en lui lâche une bonne fois, quelque chose cesse de lutter et on jurerait alors qu’en racontant son histoire il veut en précipiter la fin, accélérer l’inévitable débordement du malheur.

J’ai adoré ce roman. Tout d’abord à cause de cette accumulation de métaphores et de comparaisons. Bien sûr elles sortent de la bouche du personnage, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en les multipliant ainsi au-delà de l’imaginable, l’auteur a voulu faire une expérience littéraire, voir ce que ça fait de laisser proliférer ainsi les images, au point d’en écrire quatre, cinq, six par page – certaines avec une fulgurance rare, certaines plus maladroites, presque empâtées, mais cela aussi c’est d’évidence volontaire. Je n’avais jamais vu ça.

Et en l’occurrence, ça marche : oui c’est possible de plonger dans cette démesure-là, ça ne charge pas le sens, bien au contraire. Et si Kermeur semble s’affaisser au fil du texte alors qu’il enchaîne les comparaisons pour signifier ce qui lui échappe, toutes les pièces du puzzle, elles – les événements qui composent cette histoire de vengeance – s’emboîtent parfaitement. Je suis reconnaissante à l’auteur (et je note que c’est la deuxième fois que j’emploie cette expression à son égard) d’avoir osé mettre autant d’images dans un texte si dense. Il a répondu à une question que je me posais depuis longtemps : jusqu’à quel point ?, en me disant que j’en laissais toujours trop. Or, on dirait bien que pour les images comme pour tant d’autres choses, la réponse est : pas de limite.

Ensuite il y a l’ambiance très cinématographique de ce roman. Les effets visuels sont très puissants dans ce texte :

« Et il a fait cette sorte de quart de tour comme quelqu’un qui serait sur le point de s’en aller mais qui sait déjà qu’il ne partira pas avant d’avoir été au bout de son idée, et il s’est arrêté dan son mouvement, il a tourné la tête vers moi, et il a dit : Si un prochain jour ça vous tente, on pourrait aller pêcher ensemble. »

La scène, je la vois. On la voit tous. J’ai reconnu là la fonction démiurgique ou de metteur en scène que Tanguy Viel cède ponctuellement à ses narrateurs. Les personnages sont souvent mus par des représentations communes, pour ainsi dire des clichés. L’auteur semble s’en amuser.

Un autre élément important que développe particulièrement bien le roman est la question du rapport de force entre les personnages. De mon côté, je veux dire dans mes textes, je ne me suis jamais vraiment attelée à ce qui est pourtant un énorme morceau de compréhension de la psychologie humaine. Pas de manière frontale, du moins. Je sais que je devrai le faire, toute la question étant de savoir comment. En littérature, tant qu’on ne met pas en évidence les rapports de pouvoir et de domination qui existent entre, non : qui façonnent les groupes sociaux comme les individus, on ne rentre pas dans le dur des relations humaines. Or, Tanguy Viel le fait ici de manière assez géniale, montrant dans le même temps une compréhension aussi juste que précise de ce qui se joue. À mon sens, et toujours avec ses images qui n’appartiennent qu’à lui, il ouvre une voie :

« Et franchement, j’ai dit au juge, franchement c’est impossible de savoir, quand un type comme ça vous invite à boire une bière, s’il le fait seulement parce qu’il est seul ce soir-là ou bien s’il a une idée derrière la tête ou bien s’il est seulement fier de lui parce que vous êtes comme la dernière personne qu’il aurait pensé amener là, fier de condescendre en somme, parce qu’un type comme ça, j’ai compris depuis, un type comme ça veut toujours le beurre et l’argent du beurre, eh bien, l’argent du beurre c’est que pendant un temps, Lazenec, il s’est senti ami avec moi. Et moi d’une certaine manière, je l’ai accompagné dans son amitié. »

« Et vous n’imaginez pas, j’ai dit au juge, à cette idée de mener sa barque, soudain, dans un cerveau comme le mien, il y a des vagues de trois mètres qui s’érigent comme des murs d’eau sous mon crâne, moi, dans la barque en question, c’est comme si je m’étais retrouvé seul perdu au milieu de l’océan avec à côté de moi un paquebot géant qui file vers l’Amérique. Alors à cause de ce sentiment même, sous mon crâne, ce fut comme une balle magique qui frappait d’un côté l’autre et cassait toutes les vitres. Et en même temps qu’il y avait cette balle rebondissante qui faisait plus de dégâts qu’une pierre dans un lac, je dis bien « en même temps », il y avait quelque chose en moi qui se gonflait d’orgueil ou je ne sais pas, de souveraineté, quelque chose qui disait, oui, c’est vrai, tu sais mener ta barque – et sans savoir que lui, Lazenec, dans mon orgueil, dans ma résistance, dans mon libre-arbitre, bientôt il pourrait s’y vautrer comme dans un canapé en cuir dont il aurait lui-même consolidé les coutures. »

20 – mots

Dimanche 18 avril

Comme je me l’étais promis je commence Article 353 du code pénal, roman qui sonne comme un polar américain de Brest. J’en suis au tout début donc, mais ce qui me frappe assez vite, c’est à quel point ici les mots et les idées sont traités comme une matière (encombrante) :

« Et ça m’a fait bizarre d’entendre ça dans la bouche du juge, comme de l’ironie ou je ne sais pas, un couteau dans une plaie qu’il rouvrait en moi sans que je distingue s’il le faisait par amusement ou si seulement il suivait la ligne droite des faits, si la ligne droite des faits, c’était aussi la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies, si la ligne droite des faits, c’était comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire. »

« dans ces instants-là, on cherche ce qui autour de nous pourrait accrocher nos pensées comme à un portemanteau. »

« Toutes ces fois où j’ai lancé des phrases comme des flèches dans l’air en cherchant où exactement elles retomberaient, sur quel dossier elles viendraient se planter ou rebondir et s’étendre sur la surface de son bureau comme autant de récits futurs, non, il n’a pas réagi. »

Rabelais avait imaginé le récit de paroles gelées qui se libèrent en « dragées perlées de diverses couleurs » lorsque monte la température. Charles Perrault avait repris le conte des jeunes filles qui faisaient sortir de leur bouche diamants ou crapauds selon leur nature profonde. Ces images disent toutes à leur manière quelle est la réalité de l’écrivain : pétrir des mots. Les manipuler et les jeter, en espérant qu’ils rebondissent ou au contraire, tombent pile dans le panier.

En une valse discrète elle slalommait entre les pierres blanches qui jonchaient le chemin. Elle marchait avec un balancement serein, au rythme duquel se greffa peu à peu une sorte de chant religieux, une incantation improvisée. Elle était seule mais fredonnait tout bas. Les unes après les autres, les syllabes s’échappaient de sa gorge et de son palais. Cette prière n’appartenait qu’à elle, elle seule la comprenait : elle était son secret. Et elle regardait alors les mots qui la composaient se transformer aussitôt qu’ils échappaient de ses lèvres au contact de l’air, en perles précieuses et en joyaux, puis tomber dans le décolleté de son ample chemise rentrée dans son jean où ils restaient coincés. Tandis qu’elle avançait, les mots tintaient.

19

Samedi 17 avril

Je comptais faire un billet sur le mouvement dans Salambo de Flaubert, mais j’ai entendu la conférence passionnante de l’écrivain Arno Bertina sur « la cavalcade » de Stendhal, de celles qui donnent immédiatement cette envie d’aller relire les livres de celui dont on parle. Aujourd’hui ce sera donc Stendhal.

Bien évidemment je suis particulièrement sensible à la fougue stendhalienne. Et comme je crois le comprendre en le lisant, car moi non plus (en bonne héritière de la modernité. Mais quand on y songe elle commence à dater, la modernité… disons en disciple de Laurence Sterne et amie de Diderot), je n’aime pas les livres parfaits, ceux qui donnent le sentiment d’être trop bien menés de bout en bout. Ce n’est nullement une décison de ma part. Il me semble que ce genre de données s’imposent pour des raisons qui pour l’essentiel nous échappent, mais ceux qui avancent par à-coups me paraissent souvent dire davantage, laisser quelque chose d’ouvert, et enfin peut-être, sceller un pacte plus fort avec le lecteur. Et c’est alors dans les moments où (ré)apparaît la vitalité qui soutient ces textes que je trouve mon véritable bonheur de lectrice. Sarga !

Concernant les fins de romans, il me semble qu’il n’y a que deux possibilités réellement viables pour l’écrivain :

– ou bien l’auteur écrit son texte en ayant en tête sa fin – ou plus exactement : parce qu’il a en tête sa fin qu’il considère comme un point d’orgue, l’aboutissement du livre. C’est vers ce lieu du dénouement qu’est alors tendue l’énergie qu’il mettra à écrire ce qui précède.

– ou bien, comme Stendhal dans la Chartreuse de Parme, il considère que l’essentiel est dit bien avant, n’est pas dupe et ne veut surtout tromper personne, par conséquent ne prend pas la peine de se plier aux conventions les plus élémentaires d’écriture (et la conférence montre bien comme cette manière de faire permet aussi à Stendhal de réinventer la langue). Il trouvera alors une pirouette plus ou moins habile pour achever l’oeuvre. À moins qu’il ne meure avant de l’avoir trouvée.

Entre les deux, il y a bien sûr la fin sobre et correcte. La fin qui conclut honorablement. Mais pour ma part, je ne veux pas de fin sobre, correcte et concluante. Je préfère que l’auteur me dise d’aller la chercher ailleurs. En moi par exemple.

Parfois lorsqu’on écrit, on peut aussi avoir de bonnes et précieuses surprises. Connaître quelques révélations à force de creuser le texte. À titre d’exemple, ce qui m’est arrivé récemment. Comme souvent, je me suis lancée dans l’écriture de mon dernier manuscrit sans avoir une idée très claire de la façon dont j’allais le terminer. Alors que j’approchais du terme et sentant une angoisse m’étreindre chaque jour un peu plus, j’ai fini par me poser pour de bon pour y réfléchir Pour choisir une fin. Au bout de deux heures, je commençais à désespérer sérieusement de trouver quelque chose de satisfaisant. Je commençais à somnoler d’ennui. Je m’apprêtais à m’assoupir pour de bon quand soudain, la dernière page s’est mise à se dérouler dans ma tête. À la phrase près. Je n’avais plus qu’à me mettre (immédiatement, avant de tout oublier !) devant mon ordinateur et retranscrire ce qui venait.

Ces moments sont rarissimes. D’ailleurs quand l’inspiration vient trop vite il vaut mieux s’en méfier : l’expérience m’a montré qu’elle est souvent emplie d’effets faciles. Mais là non, j’étais certaine de la justesse de ce qui arrivait. Après tous ces mois de travail, j’ai eu alors un drôle de sentiment. Celui que si j’avais écrit les 150 pages précédentes, c’était pour vivre ce moment. Pas pour la fin du texte, non, pas pour le texte ; mais pour ce moment de vie, l’expérience unique où l’on ne peut que regarder défiler des mots sans avoir rien à y redire. J’ignore si ce qu’ils disaient était bouleversant, juste ou même correct. Mais cette soudaine bouffée de puissance vécue dans un pli de conscience ne saurait être oubliée.

18

Vendredi 16 avril

Bahman Mohassess est un peintre et sculpteur iranien reconnu internationalement. En 2010, quand la réalisatrice Mitra Farahani le retrouve dans un hôtel à Rome pour faire un documentaire dont il est le sujet, il vit en exil depuis 40 ans. Peu après avoir quitté l’Iran, il a quasiment cessé de travailler. Il n’expose plus depuis longtemps. Surtout, il a détruit les unes après les autres l’essentiel de ses oeuvres.

Le documentaire montre un homme qui ne sort plus de chez lui, se dit écoeuré par les relations humaines et menant une existence paisible. Contre toute attente il n’a pas l’air malheureux. Il rit souvent de ses remarques caustiques tel un personnage de cartoon. Avec la réalisatrice, il tisse une relation faite de taquineries et de complicité tacite, de franchise, de jeu et de postures, de clopes, de gaîté. Ce documentaire colle fort au réel. Il est fait de temps longs, de temps morts, de bavardages et de routines. Or, ce réel a ceci de particulier qu’il est à la fois extraordinaire et d’une extrême banalité. Cela fait un drôle de mélange, qui sème le trouble et le prolonge bien au-delà du temps du film. Il montre un homme extraordinaire, au talent fou et insolent, qui s’est volontairement placé, précisément parce qu’il est ainsi, dans une vie banale, sourde aux tumultes du monde comme aux promesses de gloire.

Installé sur son canapé en tissu ringard trône ainsi du soir au matin ce très vieil homme isolé et pourtant aussi cabotin qu’un comédien à la fleur de l’âge ; un homme à la fois mysanthrope et rigolard, au dégoût enjoué, satisfait de sa réussite autant que de la cassure qu’il a opérée, de lui-même, dans sa carrière. La seule chose qui lui manque, finit-il par reconnaître, c’est de ne plus travailler. Il acceptera de peindre une dernière fois pour offrir à Mitra Farahani l’image de l’artiste inspiré, labourant sa toile – et renflouer son compte en banque au passage. Il en mourra. Mais sans doute savait-il pertinemment ce qu’il était en train de faire en acceptant cet ultime effort.

Bahman Mohassess, Sans titre, 1966, détails de l’oeuvre et lieu d’exposition

Or justement. L’autre chose banale et extraordinaire que montre le film est bien la mort du peintre. Banale, parce qu’elle concerne un vieillard aux poumons encombrés. Dès les premières images et les premiers mots entendus, on sent parfaitement que c’est vers cette issue que va le film. Il ne s’agit ici de rien d’autre que d’accompagner les derniers jours d’un corps exténué sous l’air du Requiem de Mozart. Mais bien sûr, la mort est toujours un phénomène insondable, absolument impossible à saisir. Dans cet atelier de peinture c’est elle qui nous saisit. Et l’on est d’autant plus reconnaissant à la réalisatrice d’avoir su capter le moment de cette manière-là, d’avoir réussi à nous figer le coeur en une sensation inouïe de terreur et de quiétude. Plus encore : de nous faire partager avec elle cette terreur et cette quiétude flottant alors, palpable, et nous supéfie, tandis qu’agonise Bahman Mohassess. On ne voit rien de cette mort, on l’entend simplement : « Ouvre les portes ! Ce n’est pas une simple hémorragie. Je suis en train de mourir. » Pendant ces quelques instants, dix ans après le tournage du documentaire, le monde s’arrête.

Je ne sais pas si c’est parce que j’en ai vu défiler un certain nombre dans mon enfance, de ces artistes habités par leur travail tout autant que par la certitude de leur propre talent (à juste titre ou non, ce n’est pas le lieu d’en juger), mais pendant toutes ces heures de conversation entre la réalisatrice, les deux frères commanditaires de la toile à venir et Bahman Mohassess, j’avais le sentiment d’y être, dans ce petit salon, assise face au canapé. Je jurerais connaître cette atmosphère étrange, chargée de nicotine et d’odeur de café, où le temps s’est suspendu depuis longtemps. Où il faut être prêt à attendre parfois des heures pour ramasser quelques bribes de paroles mémorables. Où les longs silences contribuent pleinement à l’élaboration du mythe. Mais c’est peut-être là toute la performance du documentaire, de faire sentir aussi bien la condition profondément humaine de ce personnage à la fois truculent et ressassant. Alors que l’immense majorité de ses toiles a disparu, finalement ne restent de lui que ces images témoignant de son attitude vis-à-vis de ses oeuvres puis face à la mort.

« Tiens, mets-le (dans le film), c’est splendide. Tu aimes bien ?

– Très beau.

– Je l’ai détruit. J’ai demandé à mon chauffeur de le déchirer au couteau. C’est la vie ! »

J’ignore aussi pourquoi ce choix spécifique qu’a fait Bahman Mohassess de détruire ses oeuvres me semble si beau et si juste. Pourtant à l’évidence, faire « décéder », comme il le dit lui-même en farsi, ce que l’artiste a bâti n’empêchera pas sa propre mort d’arriver. Peut-être était-ce là le but profond et inavoué de ce geste d’effacement. Peut-être Bahman Mohassess se disait-il dans une sorte de pensée magique, à contre-courant de la croyance d’usage en la postérité, quelque chose comme : tant que je peux détruire j’échappe à la mort. Décéder les oeuvres, c’était alors les donner en sacrifice au néant. Du moins peut-on imaginer que cet acte radical et systématique l’aura aidé à l’accueillir quand celui-ci est venu le prendre.

« Décédé. Il était rien qu’à moi. Je l’adorais. »

15

Mercredi 14 avril

J’ai trouvé le roman que je cherchais, un roman sur la peau. C’est Sciences de la vie, de Joy Sorman.

Je n’avais rien lu de cette auteure, juste entendu il y a quelques mois une lecture publique qu’elle avait faite. Or tout d’abord, j’avais l’impression une partie de ma lecture (silencieuse) de ce roman d’entendre sa voix neutre, plutôt grave, parfaitement calée et habituée au rythme de ses propres phrases. Ce n’est pas si fréquent, une voix qui imprime autant son texte. C’est que la cadence de ces phrases, cette voix doit bien les connaître tant elles avancent de façon singulière. Elles sont comme celles de l’héroïne Ninon, « longues », nous dit-on, et avec « de multiples rebonds ». En plus des phrases qui font le style de l’auteure, il faut aussi noter cet usage très particulier qu’elle y fait de l’adjectif « fou », qui arrive ici toujours curieusement et avec une certaine violence, comme chargé de toute son histoire, de ses multiples connotations. Écrit, « fou » résonne, son écho se prolonge, vaste, menaçant.

Concernant la peau, tout y est ou quasi. Le titre seul, aussi improbable semble-t-il, cristallise impeccablement ce sur quoi je me penche depuis ces dernières semaines. Et c’est à la fois passionnant et amusant de voir comment un thème et les motifs qui l’accompagnent, peut-être de manière fatale – sur lesquels on ne peut pas faire l’impasse si l’on veut traiter sérieusement ce thème – auront pris corps chez tel ou tel auteur. Tout est là, donc. En effet, de ce que j’avais commencé à percevoir, j’ai retrouvé, disséminés tout au long du livre et entre autres choses : l’évocation des différentes fonctions de la peau (enveloppe des organes internes, réceptacle des affects, protection contre les agressions extérieures et palimpseste où s’écrit l’histoire de chacun) ; celle, longue, parfois pénible (dans le sens où la lecture finit par faire un peu mal au ventre) des innombrables maladies et douleurs que connaît l’épiderme ; mais en même temps, le constat de l’impossibilité de les nommer convenablement ; la nécessité de la douleur corporelle dans le processus d’édification de soi ; le lien entre intelligence et sensibilité, les deux ayant augmenté pendant la maladie de Ninon ; le refus de l’ascendance familiale ; la fuite d’une identité prédéfinie, déterminée, à laquelle on se sent assigné et qui continue de coller à la peau malgré soi.

Alors Ninon cherche. Et c’est évidemment cette quête, qui prend l’allure d’une désaffection de soi, d’une sécession intérieure jusqu’à « défaire sa vie », d’un refus obstiné de son état, que celui-ci soit finalement douloureux ou bien apaisé, qui constitue l’apprentissage dans ce roman.

Je n’en dirai pas plus. Ou plutôt : je n’affirmerai rien de plus. Simplement qu’il est donc passionnant de voir comment des motifs incontournables se combinent, ici dans ce roman contemporain, qui semble avancer avec la même détermination, le même mélange étrange de patience et de rage rentrée, de dépression et de volontarisme que la jeune femme. Et sans en avoir l’air, sous le prétexte de la douleur paralysante, il avance peut-être finalement comme un rouleau compresseur, ce texte, jusqu’à la délivrance, si c’en est bien une.

J’ajouterai encore quelques belles citations, des passages que j’aimerais retenir avec les mots-clés qui les habitent :

Fêlure : « toute vie est bien entendu un processus de démolition.

Ninon ne peut pas rester insensible à une telle sentence, la voilà la fêlure originelle, logée dans le principe même de la vie, l’existence fait faillite comme n’importe quelle entreprise, avec le temps, car depuis le début quelque chose se trame, avance, s’amplifie discrètement, sans bruit, c’est une minuscule fissure, présente à la naissance, qui craquelle et effrite déjà la matière terreuse de nos existences, et qui va s’élargir, creuser dans l’ombre, nous miner, jusqu’à la fin. Si c’est joué d’avance, alors à quoi bon se débattre ? Si c’est joué d’avance, il n’y a pas de cause au mal, pas d’autre explication que la vie elle-même. Quelle aubaine pour Ninon, quelle consolation cette phrase, une invitation à la légèreté, à l’indifférence, elle imprimerait bien ces mots sur un tee-shirt ; en attendant ça lui fait sa journée, mais guère davantage car que peut la littérature pour un corps endommagé ? »

Illisible (ou Barbare) : « Il est entendu depuis des mois que la médecine a échoué à traiter le symptôme brûlant, à déchiffrer le corps malade, sa grammaire cryptée ; Ninon est demeurée illisible, les médecins n’ont pas su traduire les borborygmes de sa douleur en une phrase lumineuse et sensée. »

Enveloppe : « Tout commence avec l’image de la peau comme enveloppe, écorce, sac – être un sac de peau qui contient le corps et ses humeurs, restent à l’intérieur les pulsions et les flux, qui sinon s’écouleraient de toutes parts, et le sang se déverserait à gros bouillons sur les tapis afghans du docteur Kilfe, et les poumons, les intestins rouleraient à terre.

Si les grands brûlés meurent c’est bien qu’ils ne sont plus étanches, ils fuient et s’éparpillent, le vide se fait en eux. »

Peau/manteau/centre (!) : « […] la peau n’est pas un manteau mais un centre. »

B. K. S. Iyengar disait que la véritable raison d’être du yoga est de déployer la peau. Entre asanas, lectures, peintures, films et sciences naturelles, je commence à peine à mesurer tout le travail qu’il me reste à accomplir avant de parvenir à la déployer tout-à-fait (et c’est heureux).