176 – kadosh

Dimanche 10 avril

Le titre du billet est un trompe-l’oeil, car de Kadosh découvert ce week-end je n’ai pas grand-chose à dire. Je retrouve un scénario assez proche de La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, vu peu avant, avec une scène de viol conjugal cette fois sans aucune équivoque possible, et les parcours parallèles de deux sœurs dont l’une s’avérera plus forte ou plus déterminée que l’autre.

Ce qui est saisissant, dans Kadosh, c’est le rituel des religieux, auquel on a d’habitude si peu accès. Les prières, les accessoires. Entre ce film, l’extrait de danse contemporaine de la Batsheva Dance Company et Philip Roth, voilà donc que des souvenirs refont surface. Ceux d’une vie en plein quartier juif, à l’étranger. La jeune mère de famille rousse que je croisais tout le temps mais qui ne me parlait jamais. La fois où, tandis que nous nous étions retrouvées par hasard côte à côte sur la plage la plus proche, elle avait envoyé discrètement l’un de ses enfants me donner un pansement pour mon fils blessé au pied. Elle avait répondu à mes remerciements par un signe de tête à peine perceptible avant de regarder, à nouveau, la mer droit devant elle.

Les voisins d’en face, un couple de personnes âgées absolument charmants qui m’avaient invitée dans leur appartement pour me faire comprendre sans jamais le dire explicitement qu’ils souhaitaient que j’éteigne pour eux une lumière oubliée le vendredi soir.

La femme, fantasque et triomphale, qui avait fait venir avec elle et s’inscrire une dizaine de ses copines au cours d’arts martiaux d’un ami laïc : elle voulait le suivre et devait s’assurer qu’il ne serait pas mixte (la salle avait une capacité d’élèves limitée).

La communauté qui chaque jour faisait jouer ses enfants dans le petit parc dès 15h30 puis s’en allait au compte-goutte pour laisser la place, à 17h tapantes, aux familles musulmanes du quartier.

Et dans les rues pavées, parfois dès l’aube, les hommes toujours impeccablement habillés, tout de noir et de blanc vêtus, avec leur très long manteau, leur feutre haut et leurs papillotes.

173 – prologue

Lundi 4 avril

Trois coups brisèrent le silence de la chambre. La porte s’ouvrit aussitôt, la femme eut à peine le temps de se redresser sur son lit. De refaire son expression comme on refait sa coiffure. Un homme en blouse blanche entra d’un pas assuré suivi d’un essaim d’autres blouses d’où sortaient des têtes aux mines sérieuses, des mains prolongées par des fiches et des doigts crispés sur des stylos bic. Le groupe encombré et docile s’engouffra à petits pas. Il parvint tant bien que mal à se faufiler dans l’espace exigu pour se figer juste derrière le panneau de pied du lit métallique. Quant à l’homme, il avait dès son entrée jeté son dévolu sur l’angle qui donnait sur la fenêtre. S’était arrêté à hauteur des genoux de la femme. Il sentait l’after-shave, à moins que ce ne fût l’odeur de menthe glacée de son chewing-gum. Son teint était hâlé. Il tourna la tête vers elle et exhiba ses dents blanches. Comme s’il s’agissait là d’un signal, quelques membres du groupe esquissèrent à leur tour des sourires, plus timides. Ils regardaient par en-dessous. Ils regardaient leurs fiches. Les agrippaient nerveusement. Lui plongea ses yeux entre les sourcils de la femme. Il ne semblait pas vraiment la voir. S’il lui avait serré la main il l’aurait fait mollement. Ses yeux étaient d’un bleu sublime quasi transparent. Ils avaient la froideur de celui qui jouit chaque jour de son pouvoir, accoutumé désormais à trouver en tout lieu la servitude dans le regard de l’interlocuteur. Une indifférence à ce qui n’était pas lui. Il était absent à elle et pourtant bien présent. Se présenta. Chef de service. Bonjour Madame. N’attendit pas la réponse de la femme. N’avait à l’évidence pas le temps de tergiverser. Prendrait donc et comme partout la direction du moment. Son corps svelte et ses épaules larges – la blouse – tenaient toute la place. Pour s’élargir encore un peu l’homme se mit à parler fort et clair.

Bon alors. Tout s’est bien passé. Il écartait les jambes il se croisa les bras.

Vous l’avez porté quelques instants ?

À ces paroles la femme eut une hésitation. Sans doute était-il en train de tenter une plaisanterie ? Pour détendre l’atmosphère. Elle cherchait. Ou bien un jeu de mot.

Vous avez voulu le voir tout de même ?

Mais elle avait beau chercher. Non ? Vous ne l’avez pas vu ? Elle ne voyait pas. Pourtant vous auriez dû. Peut-être une contrepèterie.

Mais quel dommage. Vous ne vous rendez pas compte. Sans doute le regretterez-vous un jour.

Elle se contentait de l’écouter en regardant ses tempes grisonnantes. De là où elle se tenait, la droite était bien visible. Ses petits frisottis. Tout en s’adressant à la femme il se tourna vers le groupe. Dans l’élan sa figure s’ouvrit soudain. L’éclat de ses dents apparut aux yeux de tous, il étendit les bras et tout entier sembla s’illuminer. Enfin voyons Madame ces bébés-là ne sont pas des monstres. Point d’exclamation. Top-départ. Les stylos griffonnèrent sur les fiches. Les bras du chef de service se croisèrent à nouveau. Ses mâchoires mâchonnaient. Un ange passa.

Alors il voulut abréger la visite. Elle ne tournait pas en sa faveur autant qu’il l’aurait attendu. La femme d’ailleurs lui semblait bien ingrate. Il avait fait le déplacement tout de même. Elle répondait à peine. Le regardait à peine. Il s’ennuyait maintenant. L’informa qu’elle pourrait partir le lendemain dans l’après-midi. Si elle n’avait besoin de rien il lui souhaitait une bonne fin de séjour. Et aussi bon courage pour la suite. Courage. Le mot fut aussitôt répété depuis le panneau de pied. Se répandit comme une traînée de poudre. L’homme lança un coup de menton aux blouses près de la porte. Elles bloquaient le passage. Toutes quittèrent la pièce en une vague clapotante. Car beaucoup de gouttes font un océan. Il sortit en dernier. La femme vit sa main saisir et tirer vivement la poignée. Des poils lui sortaient de la manche. La porte claqua et laissa la femme seule entre les quatre murs étroits. Elle trouva qu’il y régnait une odeur de javel mentholée.

162 – système

Lundi 7 mars

C’est contre les systèmes de croyance qu’il est le plus dur de lutter. Les systèmes de croyance constituent un entrelacs solide, serré et d’autant plus difficile à défaire de pensées irrationnelles. Les croyances se tiennent entre elles et l’esprit refuse d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seule par peur de l’effet domino. Et pourquoi est-il si craintif, l’esprit ? Parce que le point de départ d’un tel système, ce qui en justifie l’élaboration, est d’ordre affectif. Le tissage intellectuel – le discours produit – est avant tout un tissage émotionnel qui conforte et rassure, donc réconforte son artisan. Ainsi Élodie croyait-elle mordicus que si elle m’avait rencontré vingt ans plus tôt elle aurait pu m’aider. C’était fort aimable de sa part. Elle m’aurait montré comment dissoudre mes angoisses, soigner mes névroses et échapper au stress auquel je pensais, disait-elle, m’être soumis délibérément, au devant même duquel j’étais allé mais toujours, selon elle, faute de mieux, sans savoir faire autrement c’est-à-dire vivre la paix au ventre. Elle ne pouvait s’ôter de la tête qu’elle aurait pu, en me rencontrant il y a vingt ans, m’empêcher de me faire tant de mal. Et me détourner de la trajectoire que j’avais prise alors, vingt ans auparavant et peut-être même plus loin encore, mais du moins, disons, à cette période cruciale de l’existence, quand la vie nous fait quitter définitivement l’enfance. Quand quelque chose en nous se fige, au point de ne plus pouvoir dévier seul donc, de la trajectoire, donc, prise, et dans mon cas spécifique vers la souffrance psychique et la douleur physique qui sont inextricablement liées. Avec l’âge elles n’auront de cesse que de se rejoindre car elles sont en réalité une seule et même chose, quoi qu’on en dise ou pense, quoi que la jeunesse toujours fringante ait pu faire croire autrefois et malgré toutes les dénégations actuelles, l’assurance qu’on se connaît comme sa poche, qu’on ne voit pas le rapport et que bon dieu on a beau avoir le plus grand mal à se tenir droit dès le lever du lit on va très bien, très très bien, et que sans cette foutue sciatique transmise de père en fils depuis au moins trois générations on aurait toutes les raisons du monde de sautiller de joie. Mais voila Élodie. Tout en affirmant qu’elle aurait pu changer ma vie, la tourner, l’altérer, l’incliner, la pivoter, la tortillonner, bon sang la virevousser vers un mieux il y a de cela vingt ans, elle reconnaissait qu’elle avait elle-même appris à vivre d’une bonne façon, la meilleure affirmait-elle, c’est-à-dire sans stress ni contrariété du moins le moins possible, à faire que chaque moment vécu soit avant tout voulu, il y a quinze ans et quinze seulement, et que par conséquent, à l’époque où elle aurait peut-être pu me rencontrer si elle m’avait rencontré, nous nous serions trouvés tous deux aussi angoissés, névrosés, inaptes à la paix du cœur l’un que l’autre. Et même si par chance ou par nécessité notre rencontre avait eu lieu cinq ans après cette époque où tout reste malléable dans nos existences c’est-à-dire vingt moins cinq il y a quinze ans ; tandis que j’étais selon elle déjà bien engagé sur ma propre trajectoire et où les occasions de bifurcations se faisaient de plus en plus rares ; quand elle au contraire s’ouvrait à une nouvelle manière de vivre, une nouvelle approche, la meilleure disait-elle (mais il faut y insister commençait à peine à s’ouvrir. En réalité il lui avait fallu encore des mois voire des années pour atteindre le mode de vie et la tranquillité d’esprit qui lui semblaient souhaitables. Se débarrasser de toute contrainte moins matérielle que spirituelle, pour aux abords de la quarantaine ne plus faire que soigner des gens, toucher des corps puisque c’est cela qu’elle aimait, un peu de compta mais allez, symbolique, histoire de vérifier la régularité du travail de l’expert qu’elle employait. Beaucoup de sport, un voyage chaque hiver et en été du trekking), il aurait fallu prendre en compte au milieu du bilan un fait simple et pourtant essentiel. Rien de ce qu’elle avait entrepris pour son bien-être une fois devenue adulte n’aurait pu avoir lieu sans son compagnon de l’époque. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’étrier en la détournant d’une carrière commerciale elle qui était si douée. En l’initiant aux sports de plein air. Aux jeûnes juillettistes. À la sobriété heureuse. Or elle n’aurait pas pu être avec lui et moi simultanément, lui faisais-je remarquer quand lui prenait l’envie de m’exposer le paquet tout entier ou bien d’égrainer de petits bouts ça et là dans la conversation. Voilà Élodie. Voilà donc le système, il était celui-ci : elle était persuadée que la femme qu’elle était aujourd’hui aurait pu être d’un grand secours au jeune homme que j’avais été tout en reconnaissant qu’elle n’aurait pu, dans ces conditions, devenir la femme qu’elle était aujourd’hui. Et malgré cette lucidité continuait à s’accrocher à sa croyance absurde, à ses morceaux tronqués du passé, ses bribes de vie sorties de tout contexte puis longuement remâchées sur l’oreiller. L’uchronie ne trouvait nulle part où se poser. Ni ici ni ailleurs. Ni maintenant ni autrefois. Nulle part que dans l’esprit d’Élodie. Et si elle suivait un semblant de logique, ce n’était que pour satisfaire son seul désir, un désir triste comme une passion, un regret inutile mais de quoi, la nostalgie tenace de ce qui ne serait, quoi qu’il en fût, pas advenu.

158

Mercredi 2 mars

1) Le billet d’hier m’amène à me demander à quoi sert l’ironie, puisqu’elle n’est jamais aussi pertinente que quand elle évite de s’inscrire dans un propos.

Étrangement je n’ai pas de réponse. Peut-être que je pose mal la question.

2) Sans transition ni ironie aucune, remarque après avoir fait un tour à la ville à quel point l’acide hyaluronique est en train de devenir un marqueur de la classe moyenne supérieure. En effacant les rides il met au jour une appartenance. Et c’est directement sur le visage de nombreuses femmes (quelques hommes), quarantenaires un peu plus, indépendantes financièrement, que l’on peut voir l’instinct grégaire tourner à plein régime.

3) Viens de lire un extrait de tribune d’Aurélie Filipetti dans Le monde (la totalité est réservée aux abonnés). Ça m’a semblé bon. En quelques lignes j’ai découvert une manière de penser assez singulière. Notamment :

– « Parfois la vie se recroqueville dans l’obscurité quand la mort parade au soleil. »

– La façon de lier les espaces pour créer une scène :

« Des hommes qui passent au-dehors, des soldats banals, comme les soldats de toutes les guerres qui défilent dans une ville conquise, en file indienne, derrière des blindés, armes au poing, et le dernier de la colonne qui surveille les abords, aux aguets.

Les abords, c’est-à-dire cet homme qui filme. »

– Enfin : « L’homme qui filme ne fait encore aucun bruit, il n’existe pas, la caméra mime la neutralité. »

J’aurais aimé lire la suite.

155 – bilan 1

Vendredi 18 février

L’immense avantage qu’il y a à écrire d’après un plan est qu’on n’est pas obligé d’avancer dans l’ordre du texte (on peut sauter un passage qu’on n’a pas envie de traiter tout de suite, revenir en arrière, etc).

Cela permet aussi de rester dans un rapport distancié, plus froid au labeur. C’était là ma motivation première pour le roman encore en chantier : je voulais aborder l’écriture comme un artisanat et non plus comme un moment à part où l’on entre dans une sorte d’état de transe. Cet état dans lequel j’ai parfois pu me mettre par le passé, je le précise, n’etait pas le produit d’une croyance ni d’une posture. Il était avant tout lié à des contraintes temporelles : ayant un emploi à temps plein, je me donnais trois-quatre mois pour écrire un texte. Trois mois à ne penser qu’à cela en dehors des heures de cours. Faire davantage aurait été tout simplement impossible, ou pour le moins déraisonnable. Ces données matérielles en général sont tues. Il faut au contraire les évoquer. On n’écrit pas avec de l’air. Il faut du temps et de l’énergie.

Cette fois cependant il s’agissait de tenter autre chose ; d’essayer un modus operandi plus paisible. C’est à dire travailler selon l’envie, le temps et la disposition d’esprit. Moins immersive, plus fluctuante, cette écriture nécessitait un plan pour ne pas perdre le fil de la narration.

Bien qu’infiniment plus satisfaisante – hors de question dorénavant de sacrifier une once d’équilibre physique, social et cérébral pour l’amour de l’art ! -, cette pratique nouvelle présente toutefois un inconvénient de taille : à la relecture, l’ensemble manque d’unité. On dirait que des morceaux de tissus différents ont été découpés et grossièrement cousus les uns aux autres (c’est bien cela qui a été fait. On ne parle pas de texte, de textile sans raison).

Il faudra désormais reprendre tout cela, phrase par phrase ; probablement aussi revoir la mise en page (je n’ai pas depuis hier des réminiscences de Zone totalement par hasard). Puis le passer au fer pour effacer les plis.

153 – incidence

Mercredi 16 février

(suite de perron) :

Au point d’y prendre goût et je recommençai. Plusieurs semaines d’affilée. M’appuyai sur l’heure que j’avais établie de son retour du travail pour deviner le reste, pour tirer le fil de ses allers et venues, tenter d’autres horaires et d’autres jours, essayer d’autres formules, et ainsi peu à peu tisser la toile de ses habitudes jusqu’à le cueillir parfois au petit matin, en soirée plus tard mais le week-end, le suivre de loin le plus souvent et rester derrière lui, plus rarement me risquer à le croiser sur le trottoir, et alors, laisser une seconde mon regard dans le sien ou bien garder le nez dans mon col de manteau, sur mon téléphone, puis au moment de l’approche me mettre à lorgner le bord de son épaule comme s’il était translucide. Nous aurions parfaitement pu être voisins de quartier. S’il m’avait repéré c’était la seule explication. Le jour où j’aurais le courage de faire la file avec lui dans sa boulangerie habituelle je me promis que je le saluerais. Je n’en eus pas besoin. Les circonstances trouvèrent d’elles-mêmes une solution à ma curiosité croissante, mon envie de savoir quoi au juste ça je l’ignore encore mais savoir davantage. Une incidence, plus exactement, tout en faisant grandir ma curiosité me fournit le moyen de l’assouvir. À moins que ma patience seule payât. Ma patience mon audace. Ma patience, mon audace ou mon désœuvrement. Je fus donc récompensé de mon ennui. Emporté par le flux du hasard et des nécessités une occasion m’échut de rencontrer cet homme. Je m’étais réfugié dans le Mac Do qui faisait l’angle en face par un jeudi matin et frais. Sirotais un café allongé dans un gobelet en carton. Il sortit. N’avait plus de laisse mais tirait gentiment derrière lui plus qu’il ne le tenait un petit garçon et plus précisément le petit garçon à la dame en talons. Ainsi supposai-je les trois plus le chien s’étaient-ils constitués en foyer. Un ménage encore assez récent : moins de deux ans. Il avait pris en charge cet enfant. Allait le déposer à l’école. Je les suivis. Vis où l’enfant apprenait. Où Fossaert bifurquait ensuite, et bifurquerait toujours le matin, s’avéra-t-il, une fois seul, à savoir quatre jours ouvrables par semaine plus le dimanche de 7h45 à 10h15 douche comprise : FitnesStrong, salle de sport et de musculation, surface 600 m2, deux étages un sous-sol, capacité de cent quarante-six personnes, située à sept cents mètres de l’établissement scolaire et que le lieu de vie distançait d’un kilomètre deux cents, de même qu’il distançait de cinquante mètres la boulangerie habituelle et le marché idem bien que tous deux en sens opposés, de trois cent cinquante l’arrêt de tramway qui menait au travail moyennant un changement porte de Ninove, de deux kilomètres cent la grande aire de jeu du dimanche après-midi mais de vingt mètres à peine le petit parc en face, avec son mini toboggan rouge, ses deux balançoires, sa pelouse écorchée sous les glissades, son araignée en cordes.

Deux séances hebdomadaires, il n’en fallait pas moins. Le mardi le jeudi. Impossible le dimanche : j’étais au lit avec Élodie. En semaine, si on m’attendait au bureau je décalais, adaptais mes horaires d’entraînement de façon à pouvoir le retrouver plus tard. Somme toute comme du temps de la filature. Avec cette fois des contraintes plus régulières. Me cantonner à la salle serait même plus pratique. Après tout. Je pris un abonnement de trois mois. Il n’en fallut pas plus.

152 – confettis

Lundi 14 février

J’aime bien regarder les Blow-up de temps en temps, deux ou trois d’affilée. Mais celui-ci me plaît encore plus que les autres : outre l’affection toute singulière que je porte à celle que j’entendais récemment évoquer Flashdance – film que je n’ai jamais vu -, il se trouve que cet épisode, comme les autres plein d’humour, se termine par un morceau de Daft punk que j’adore, me faisant découvrir dans la foulée et par surprise qui, donc, est le fameux Giorgio. Invasion d’impressions joyeuses venues de tous côtés. Amusement de voir à quel point une chose disons moyenne ou simplement inconnue est prompte à se charger de valeur, par simple ajout d’affects. Par contagion d’éléments positifs. Comme on est tout disposé à aimer l’ami de l’ami. Sentiment enfantin face à ces heureux hasards. Me fera la journée.

144 – perron (première marche)

Dimanche 30 janvier

Le premier jour j’allai à l’adresse indiquée sur le document de l’hôpital. Je m’avançai jusqu’à un grand immeuble en vieille pierre et me posai devant l’interphone. Par chance il y avait bien parmi la petite dizaine des noms inscrits un Frédéric Fossaert. Il vivait toujours là, deux ans après sa rupture avec Élodie. J’y songeai mais ne sonnai pas. Je n’avais aucune raison de lui parler. Rien à lui dire. L’envie de le voir me démangeait. Ne serait-ce que pour savoir à quoi il ressemblait. Quelle était son allure. Si Élodie avec moi avait perdu au change. Je traversai la route pour regarder la façade. Me postai contre le grillage du petit parc en face. L’heure de fin de travail n’était pas encore arrivée pour la plupart des citadins, le parc était vide, le soleil commençait à décliner. Rares étaient les lumières allumées dans ces grandes pièces hautes et aux fenêtres immenses. Tout semblait immobile à l’intérieur, très calme, tandis que dehors la circulation était dense. Sur les trottoirs les passants s’évitaient. Bientôt ils sortiraient par jets des bouches de métro. J’étais venu sans plan d’action. Le désir de voir ce type ne diminuait pas. Je restai ainsi quelques minutes. Reçus un texto d’Élodie : tu me rejoindras ce soir ? Puis finis par partir, les mains dans les poches. Le téléphone chauffait le creux de ma paume.

Je revins deux jours plus tard à la même heure. J’avançai à nouveau jusqu’à la grande porte mais cette fois appuyai du bout de l’index sur le bouton de la sonnerie de Fossaert. Sans hésitation. Silence. Sonnerie. Silence. Personne ne répondait, personne n’était là-haut. Je ne me retournai pas pour ne pas sembler louche. Sortis de ma poche un rouleau de scotch et une petite bande de papier avec lesquels je fis du découpage puis un peu de collage en insistant bien sur les bords latéraux pour cacher solidement le nom. Je revins cette fois à ma voiture que j’avais réussi à garer à distance convenable. Attendais en écoutant le début d’un podcast sur Richard Stallman, puis quelques morceaux d’electro-hip-hop, puis la fin de l’émission. Pendant ce temps-là je vis entrer dans l’immeuble tour à tour quatre personnes dont une femme un peu forte ; plus tard un adolescent blafard qui arriva en skate et le ficha pile sous son aisselle avec une fluidité admirable au moment même où il posait le pied sur la première marche du perron. Aucune des quatre premières personnes ne réagit en tapotant sur le digicode situé juste sous l’interphone pour entrer dans la cour de l’immeuble. C’est peu avant 18h qu’un homme vêtu d’une courte veste en cuir brun, s’y arrêta plus longtemps.

Cette étape de l’écriture est cruciale. Elle inaugure quelque chose de radicalement inédit : est en train de jaillir, doucement, à bas bruit, un roman à suspense. Voilà que je déroule une enquête, imagine un thriller. Invente à la fois une énigme et les moyens de sa résolution. Et veux obéir pour la première fois aux codes du genre. Écrire un vrai roman, pour paraphraser Cyrano accédant à un nouveau mode de discours, « c’est si délicieux, c’est si nouveau pour moi. » Ce serait un peu comme se mettre, après vingt ans à rejeter l’idée même de corps individuel, à faire du yoga plusieurs heures par jour. Ou après plus de quarante de refus de penser le passé, décider coup sur coup de se plonger trois mois entiers dans le XVIIIème siècle et faire de l’histoire familiale un objet littéraire.

Avoir plusieurs vies. Mais quelle chance.

140 – intérêt

Mardi 18 janvier

Mais finalement peut-être que la seule chose qui compte vraiment et mérite d’être racontée, c’est la motivation. Dans quel but un personnage agit-il ? Pour obtenir quoi ? Motivation est encore trop psychologisant. Il faudrait parler d‘intérêt : pour expliquer des actes les sentiments seuls s’avèrent en effet trop volatiles : on les sait changeants, parfois doubles et contradictoires. Les sentiments purs n’existent pas. On peut avoir été éperdument amoureux d’une personne, puis se mettre à la détester pour les défauts mêmes qui attendrissaient autrefois. On peut aussi devenir absolument indifférent à son sort. Pris pour eux-mêmes, de tels changements sont tout simplement incompréhensibles. En revanche, si l’on se concentre sur l’intérêt, ce qui se saisit est bien plus clair, plus stable. Tout devient cohérent. Prenons un exemple que d’aucuns jugeront caricatural mais qui toutefois peut parfaitement (parce qu’il a pu) advenir dans la réalité. On peut toujours prétendre qu’un homme d’affaires a laissé les clés de son entreprise, la gestion de sa fortune personnelle aux mains de sa maîtresse par amour. Contre toute attente, il ne choisit pas un collaborateur qui l’accompagne et le soutient depuis plus de vingt ans pour prendre sa succession, mais cette jeune femme qui partage sa vie depuis quelques mois. Avec une telle formulation, nous nous laissons totalement impuissants face au constat d’un homme abandonnant soudain l’œuvre de sa vie en même temps que tout regard critique et son sens stratégique. Quelque chose échappe ici à l’entendement.

Il paraît plus juste et surtout beaucoup plus riche de comprendre que cet homme-là ne cède à aucun moment à l’irrationnel. Il fait en réalité un calcul, il est passé d’un intérêt à un autre. Alors même que s’achève sa longue carrière, il sait parfaitement qu’il ne séduira plus une telle femme. S’il ne veut pas se retrouver seul il doit tout céder à celle qui est encore à ses côtés au soir de sa vie. Peu importent la légitimité de l’élue, ses compétences (peut-être réelles d’ailleurs) ou son caractère (excellent ou non) : il lui est pieds et poings lié. Il n’y a pas autre chose à saisir, pas d’autre critère de décision. De ce point de vue-là le chef n’a pas le choix. Mais à l’inverse, léguer son bien à sa compagne reste pour lui le meilleur moyen de garder un œil sur son devenir et ainsi, un peu de son pouvoir. Voilà de quoi ajouter du piment à la lecture simpliste et à vraie dire souvent fade que l’on nous fait de certains rapports de domination. Dans cette histoire, personne n’est fou, aveugle, soumis ni même gâteux. Un accord tacite a été scellé.

Nous demander quels intérêts nous guident est ce qu’il y a de plus éclairant. La question devrait être posée également pour nos systèmes d’opinion et nos jugements « moraux ». Que nous apporte tel acte ? À quoi nous sert de penser ainsi, d’avoir cet avis ? Ce réflexe critique quand on accepte de s’y astreindre remet bien des choses à leur juste place. Or, et c’est là la principale difficulté, le véritable intérêt que suit une personne est presque toujours caché et rarement reluisant. Ceci expliquant cela.

À mon tour maintenant. Quand je me demande pourquoi mon narrateur mène son enquête, je ne parviens pas à trouver de réponse définitive. C’est cet élément que je dois creuser avant d’aller plus avant dans l’écriture. L’intérêt qu’il trouve à fouiller dans cette histoire ancienne, qui non seulement ne le concerne pas mais en plus le conduit à sa perte doit apparaître clairement car il sera déterminant. C’est lui qui engendrera presque « naturellement » à la fois le ton du récit, les gestes du narrateur et le modus operandi de l’enquête. Dans son Roman de Cambridge, Javier Marías avait choisi le désœuvrement comme principale raison de la mise en mouvement du héros. Tout au long de l’intrigue il agit (un peu) par amour et (beaucoup) par ennui. Les trames de nos deux textes sont proches mais je sais que je peux trouver mieux. Plutôt que des sentiments, je peux trouver un intérêt.