211 – 🌾

Jeudi 26 mai

« On a fait un pas de géant quand on a eu l’idée [il y a 3000 ans] de dessiner un signe qui ressemble à quelque chose de familier et d’utiliser ce signe pour évoquer uniquement le son que cette chose prend à l’oral.

Voici le signe de l’orge : 🌾. Le mot orge en sumérien se prononce shèh. Donc un sumérien qui voyait ce signe et se disait : Tiens, shèh, orge. Mais en même temps, un scribe pouvait utiliser ce signe dans un tout autre type de document juste pour retranscrire le son shèh. Cette idée est assez simple, à la portée d’un enfant. Et pourtant elle aura un impact puissant et durable. Elle est le moment exact où est inventée l’écriture.

Pour donner un exemple, le mot Shèh-ga en sumérien signifie beau, gentil ou quelque chose comme ça. Pour l’écrire, on fait suivre le mot orge du mot lait, qui se dit ga.

Ainsi, le point de départ de l’écriture, c’est le rébus. »

(Irving Finkel, assyriologue au British museum).

208 – marqueur

Vendredi 20 mai

À quoi reconnaît-on les grands bourgeois ? Au besoin qu’ils ont de raconter et de se raconter que les personnes qu’ils exploitent sont des amis. Que s’ils peuvent se permettre d’avoir recours à leurs services de subalternes, leurs compétences de sous fifres, c’est parce qu’à l’origine, une relation forte et totalement désintéressée les a liés. On peut en être sûr, plus ils vantent les qualités humaines de ceux dont ils parlent, plus ils les usent.

La baby-sitter est un peu perdue dans ses études, mais tellement calme et attentionnée. Quand on rentre tard le soir, plutôt que de la réveiller et de lui payer le taxi on aime autant la laisser dormir. C’est bien normal. Elle a une chambre – sa chambre – à l’étage, près de celle des enfants. Le matin, ils sont ravis quand avant de partir elle les accompagne à l’école. Le jardinier est un immigré marocain, un brave homme très travailleur. On a voulu l’aider à obtenir ses papiers. Il n’avait pas d’emploi, sa femme était enceinte. C’était il y a vingt ans, on ne l’a jamais regretté. Ils viennent garder le chien quand on part en vacances. Soan est le fils de la concierge. Il traînait un peu après avoir arrêté l’école. Chaque jour on voyait sa mère s’inquiéter un peu plus pour lui. Nous l’apprécions beaucoup. C’est une femme pleine d’humanité. Elle a élevé son fils seule. On la sentait dépassée. Soan nous l’avons vu grandir. Alors on a proposé de l’installer quelques temps dans la dépendance de notre maison de campagne. Il y a trouvé une certaine sérénité. De temps en temps il fait des petits travaux d’entretien dans la propriété.

J’aimerais qu’Élodie soit une bourgeoise. De sa famille je ne veux rien dire, ou le moins possible. Elle-même n’en parle jamais. On ignore si elle a perdu ses parents ou si elle a rompu avec eux. Cependant il faut qu’elle ait ça : au moins ça. Ce marqueur odieux, la dernière trace, indélébile, de son appartenance. Qu’elle montre une affection soudaine pour des petites gens, des gens qui n’auraient a priori aucune raison de faire partie de sa vie et dont la présence dans son entourage serait tout à fait incompréhensible si on ne sentait pas qu’au bout du compte elle se sert d’eux. Cette impression serait provoquée par de minimes remarques, des faits si ténus qu’ils agiraient sur le lecteur à la lisière de sa conscience. Il n’en faudrait pas plus.

Notre impression viendrait surtout du narrateur. Bien conscient quant à lui de la petite escroquerie affective qu’opère la femme qu’il aime, il ne peut s’empêcher de s’en agacer. Tout d’abord par jalousie. Que font tous ces intrus sur son chemin ? Pourquoi en ramène-t-elle toujours ? Quel besoin de frayer avec eux ? Mais aussi, bien sûr, parce que la crainte le ronge de faire lui-même partie de la catégorie, la mauvaise, de ceux qu’elle finira par essorer.

204 – ouvriers

Dimanche 15 mai

Ce très bon documentaire sur la condition ouvrière, remarquablement illustré et dont la musique rappelle les fiévreux riffs de guitare de Neil Young dans Dead man, retrace l’histoire d’une conscience de classe et des luttes qui l’ont accompagnée, de sa naissance au début du XVIIIème siècle à aujourd’hui. Les passages décrivant les journées interminables des travailleurs, montrant de très jeunes enfants à la tâche, évoquant, citations à l’appui, les considérations glaçantes des patrons, sont particulièrement marquantes. On a beau le savoir, on est toujours remué de voir des êtres humains traités par leurs semblables comme des outils, considérés comme de simples rouages, les millions de boulons d’une grande machine. Réduits à des demi-vies, rendus interchangeables et destinés à la casse dès lors qu’ils sont devenus inutiles.

Mais justement, il manque ici un élément de taille. Au terme de la série de quatre volets, la délocalisation des usines « toujours plus à l’est » est à peine mentionnée. Elle l’est uniquement pour expliquer la fin de la conscience ouvrière. Car telle est la conclusion du documentaire : atomisée, individualisée et anesthésiée par la répression ultra-libérale, le sentiment d’une appartenance à la classe laborieuse aurait disparu en cinquante ans. La thèse de Stan Neumann est la suivante : les ouvriers existent encore en Europe, mais ils ne le savent plus.

Cette croyance est à mon sens une énorme erreur, malheureusement commune, qui reconduit une lecture marxiste de la société occidentale sans admettre que celle-ci s’est non pas modifiée, mais littéralement métamorphosée. Soudain saisie d’une étonnante schizophrénie, elle nie tout en le déplorant ce déplacement des forces productives. Le documentaire le dit pourtant : les ouvriers en France représentent aujourd’hui 5% de la population. Il faut saluer à ce titre l’apparition dans le film de Joseph Pontus, employé intérimaire et auteur dont j’avais évoqué le très bon livre À la ligne, publié peu avant sa mort. Pour autant, les ouvriers ne sont pas réduits au silence, comme on l’entend et le lit souvent, par une hypothétique individualisation propre à l’occident : ils n’existent plus. Autre chose a émergé de leur histoire. Pourquoi donc s’acharner à plaquer des catégories qui ne décrivent plus les modes de vie contemporains ?

C’est au contraire le meilleur moyen de passer à côté des nouvelles formes d’aliénation que connaît la majorité écrasante de la population des pays développés, en ignorant les véritables effets pervers du capitalisme. Eux sont bien plus nombreux et problématiques qu’un éventuel mépris « de classe » (sous-entendu laborieuse) pourtant clamé à longueur d’antenne. Cette formule s’est avérée au fil des ans le moyen le plus sûr de s’exonérer de penser la très complexe et très protéiforme classe moyenne.

C’est aussi une manière bien commode d’ignorer ce qui se passe ailleurs. La vérité, la seule, et qu’on ne cesse d’occulter en rhabillant par exemple les gilets jaunes en masse exclusivement douloureuse, c’est que les prolétaires sont désormais à l’autre bout du monde. À ce prolétariat-là, lointain, invisible, silencieux, le documentaire consacre une phrase. Une phrase en tout et pour tout à l’égard de ceux qui fabriquent la grande part des objets dont nous bénéficions, nous membres des classes moyenne et supérieure. Je m’empresse de le préciser : ces objets, éléments d’un véritable quoique relatif confort matériel, nous les obtenons de ce côté-ci au prix d’un détricotement constant de la législation sociale, d’un allongement du temps de travail de toutes les catégories socio-professionnelles, d’une pression croissante sur les chômeurs, mais aussi d’ubérisarion, de précarisation, de temps-partiels féminins, de burn-out divers et de stress variés infligés par toutes nos hiérarchies : voilà autant de sources de souffrance, certes, mais qui ne sont en rien des problématiques ouvrières et, faut-il ajouter, rarement prolétaires.

Un amalgame, ainsi, perdure. Par tradition, par filiation à un camp politique ou à ce qu’on en imagine. Pourtant cet amalgame insulte le réel, et avec lui tous ceux qui le peuplent. Plus encore dans un film dont l’ambition est de documenter très précisément l’histoire des ouvriers. Le prolongement des images du XIXème, il se trouve actuellement en Afrique et en Asie. C’est là que travaille la masse des ouvriers, enfermée sans protection 15h par jour. Toute tentative de le ramener en France constitue au mieux une approximation, au pire un mensonge. Cela ne signifie pas qu’on doive ignorer les difficultés spécifiques à l’organisation du travail occidentale, mais le minimum est de les identifier et de les qualifier correctement.

Alors oui, n’en déplaise aux libéraux, le marxisme est toujours d’actualité. À l’échelle mondiale. Tout le monde le sait ; bien peu l’intègre dans ses réflexions. Si ce n’est pour déplorer la disparition de sites industriels en Europe, dont on dénonçait naguère (et à juste titre) les conditions de travail odieuses imposées aux employés… Bon. Posons un peu les choses et regardons-les de manière objective. Pour rappel, 10% de la population mondiale possède 86% des ressources globales. 50% ne possède rien. Entre les deux, 40% de la population, essentiellement occidentale, possède 14% des ressources. On peut dire avec Alain Badiou qu' »un but important de ces 40% est de ne pas tomber dans la masse des 50% qui n’ont rien » (1). On le comprend bien. On comprend moins que cette crainte, légitime, liée à la menace permanente du déclassement implique l’ignorance pure et simple de ces 50% dans nos analyses.

Penser que l’enjeu en France est de reconstruire la conscience d’elle-même du prolétariat est une erreur idéologique fondée sur une incompréhension de transformations sociales fortes. En plus du caractère dramatiquement ethnocentré qu’elle révèle, elle amène à conclure un excellent travail documentaire sur des sottises. Sottises qui nous empêchent de nous poser cette question simple, et qui est pourtant, je crois, la seule valable. Cette question vaut en ce qu’elle se glisse au cœur des nœuds bien serrés du réel. Et cette question est :

Comment parvenir un jour à ce que nous, classes moyennes et supérieures confondues,

nous qui possédons 100% des ressources mondiales,

rejetions

en masse

le capitalisme ?

(1) Alain Badiou est un des rares intellectuels à avoir véritablement tenu compte de ces données, mais sur un tout autre sujet : il l’a fait au demain des attentats du 11 novembre 2015 pour analyser le phénomène, précisément, transnational qu’est le terrorisme.

182 – flèches (version drôlement améliorée)

Dimanche 17 avril

Dans le commentaire d’un spectateur de l’émission Hors série de ce samedi portant sur la question de l’abstention, je lis :

L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc.

Je suis très reconnaissante au commentateur de m’avoir fait découvrir ce vers de René Char. Il dit en trois mots comme le labeur d’écriture s’impose au poète : dur, tendu, quotidien. Un labeur dont il ne faut en aucun cas se laisser détourner. Dans ces conditions, les questions plus abstraites, les phénomènes collectifs, la formation de l’histoire – l’histoire « avec sa grande hâche » aurait dit Perec – ne peuvent plus être une préoccupation pour l’écrivain. Il n’y a plus place en lui.

Ce vers est sublime. Cependant, après réflexion il ne me semble pas tout à fait coïncider avec la pensée de F. Begaudeau telle qu’il la développe lors de l’émission du 16 avril. Je ne crois pas que l’auteur soit indifférent à l’histoire, mais plutôt au fonctionnement de la société et des institutions qui l’ordonnent. Indifférent aux institutions, fondées sur le jeu politique, fondé sur la recherche de la prise de pouvoir elle-même fondée sur les rapports de force.

Ce que les militants ne semblent pas comprendre – pour des raisons louables, mais qui les condamnent à un dialogue de sourds avec ceux qui se retirent volontairement des enjeux électoraux – c’est qu’on peut considérer que le véritable pouvoir consiste à ne pas chercher à l’obtenir. On peut désirer ne pas combattre, non par indifférence, paresse ou lâcheté, mais parce que seul compte de diriger son énergie et son temps vers l’amour de la vie.

Les militants, qui sont souvent eux-mêmes des retraités ou bien des gens installés dans un confort petit bourgeois (comme je le suis, culturellement du moins : ce n’est pas un jugement de valeur mais un constat objectif ; je reviendrai sur ce point) adorent opposer que les plus précaires, eux, n’ont pas de temps pour profiter de loisirs ; qu’ils ne peuvent pas se permettre de se laisser écraser par le capitalisme ni, plus concrètement, exploiter toujours davantage par leurs patrons. La tranquillité d’esprit serait donc un luxe.

J’affirme au contraire que la capacité à profiter de son temps, à aimer sa vie et à connaître la joie au quotidien n’a aucun lien avec les conditions sociales d’existence. Cela ne signifie absolument pas qu’on ne doive pas se battre pour améliorer ses conditions de travail ou lutter pour le partage des richesses, mais qu’il est possible pour une femme de ménage, pas moins que pour un cadre supérieur, de connaître le plaisir de laisser couler le jus d’une pêche le long de son cou (1). Ce que le capitalisme nous vole, ce n’est pas le temps ou l’accès à des activités aimables, mais l’envie, ou plutôt la force intérieure de s’y adonner. Ce que la société nous ôte c’est notre propre jus.

Une société non fondée sur le profit et qui ne fasse pas de l’emploi un indicateur de valeur personnelle serait évidemment le meilleur moyen de garantir à chacun une existence pleine et paisible. C’est cette certitude qui fait de nous des anticapitalistes.

Pour autant, en attendant et faute de mieux, il reste possible de trouver des failles dans l’existant. La faille consistant toujours à s’extraire de tout commerce, au sens propre du terme. Ne peindre les plus défavorisés que comme des défavorisés est un mensonge, une facilité. Si je militais pour ma propre chapelle je dirais que c’est même une insulte. Le monde occidental n’est pas divisé entre les très riches heureux et les pauvres malheureux (attention : je ne viens pas d’écrire qu’il n’existe pas, en France y compris, de pauvres malheureux pour des raisons sociales). L’immense majorité barbote au milieu, avec des avantages et des difficultés, des RTT et des crédits, ainsi que le sentiment très juste que remplir son caddy coûte de plus en plus cher. Mais surtout, et c’est cela qu’il faut aussi entendre, cette majorité, au même titre que les riches et les pauvres, doit se battre au quotidien pour sauver sa propre aptitude à se satisfaire de richesses qui n’ont rien à voir avec l’argent.

J’affirme également que le nombre de trahisons et de reniements nécessaires à la prise de pouvoir par la gauche ne peut que la faire passer de l’autre côté de ce qui est censé faire d’elle « la gauche ». J’ai déjà esquissé une réflexion – enfin, un mouvement d’humeur – à ce sujet il y a quelques jours. Mais le fait que, tout en s’affolant de la menace fasciste et des taux d’abstention on soit déjà tout occupé à faire fructifier son hégémonie nouvelle et à diriger en leader absolu des transactions (oui) avec ceux qu’on conspuait il y a encore deux semaines en vue des législatives, a à mes yeux quelque chose de profondément – profondément – problématique.

Mais bien sûr, se présenter à des élections que l’on sait perdues d’avance en entraînant dans sa défaite ceux de son camp qui auraient pu les gagner n’est guère mieux. Dans tous les cas, on le voit, ce qui fait exister les forces de gauche est dans le même temps ce qui la fait perdre. La politique politicienne fait tourner la tête à bien du monde. Plus précisément, les enjeux, en devenant électoraux perdent leur caractère noblement politique. De ce point de vue également, la politique se désintègre dans l’élection. On pourrait dire aussi : l’élection est de droite. Celle-ci n’est en effet rien d’autre que l’autorisation ponctuelle donnée au groupe (un parti, un mouvement) de se laisser aller à la pulsion d’écraser ce qui diffère de lui.

À partir de là, il est permis de refuser, très simplement, en conscience comme aiment tant à dire les électeurs éclairés dans une sorte d’homélie douteuse, de participer à ce qui ne peut être qu’un piège. Cela ne fait pas de nous des bourgeois, indifférents aux autres ou à l’état du monde. Cette accusation systématique s’avère d’ailleurs assez insupportable, car elle veut faire taire en décrédibilisant. Tout cela, au contraire, détermine à agir là où on le peut, à faire par exemple que les relations avec les autres soient fortes et belles, que nos occupations, individuelles, collectives, professionnelles ou associatives demeurent joyeuses, aussi éloignées que possible de l’obsession des hiérarchies et de la rentabilité.

D’aucuns, je le sais, trouvent ces actes dérisoires au regard de la prise du pays par les voies électorales, pourtant sans cesse repoussée pour une raison ou une autre. Ces actes sont au contraire d’une importance majeure. D’une grande puissance car effectués hors – et souvent en dépit – des institutions. Ils existent ici et maintenant, loin des stratégies tordues et des spéculations sur un futur qui n’arrive jamais. Simplement ils s’effectuent à bas bruit. Ne font pas la une des journaux. Ne se traduisent pas par une avalanche de tweets. N’alimentent pas le feuilleton. Ils échappent à cette autre plaie de l’époque, fruit et nourriture du capitalisme qu’est la quête permanente de la médiatisation de soi, l’autopromotion qui rend à peu près dingues tous ceux qui s’y adonnent.

À bien y regarder, cette dimension-là de la politique s’avère la plus essentielle à tenir et la plus difficile. Elle exige un renoncement profond que l’autre, celle qui se mesure en sondages payés par les agences de communication, ne connaîtra jamais. François Bégaudeau a parfaitement raison : écrire est gratuit. Procure à titre grâcieux de la jubilation. D’innombrables activités de ce type existent. Elles sont la vie même, son sel. Alors certes, nous ne votons pas. Grand bien nous fasse : l’abstention est une saine routine.

(1) cf la fin de la discussion dans Hors serie, où la journaliste Louisa Yousfi cite les dernières lignes de Comment s’occuper un dimanche d’élection.