97 – mère et fils

Mercredi 11 août

Dans L’intendant Sansho du réalisateur Kenji Mizogushi que j’évoquais dans un billet précédent, il y a cette dernière scène entre le héros et sa mère, qu’il retrouve après plus de dix ans de séparations. Cette scène est poignante. Je crois que c’est à cause de la position des corps et de leurs mouvements. Ils m’ont suffi en tout cas. La façon dont les deux viennent à s’enlacer et pour tout dire la danse qu’ils accomplissent ont de quoi bouleverser. Au début de la scène, la vieille femme devenue aveugle se tient assise comme une poupée. Elle garde les jambes étendues et le visage tombe vers le sol.

Zushio s’approche. Il vient la réchauffer, lui redonner vie. Alors, les paroles automates de la femme redeviennent, peu à peu, plus spontanées.

La femme met du temps à croire qu’il s’agit bien de son garçon. C’est très beau de voir comment, une fois certaine, elle laisse un peu d’elle s’abandonner à ce fils – et ce corps – nouveau pour elle. Il y a dans ce passage, les quelques secondes où on la voit le retrouver, quelque chose de très animal. Elle le renifle presque.

Avec la vie revient aussi le temps de la douleur vive – celle de découvrir que le père et la fille sont tous deux morts. Mais très vite, dans une dernière et sublime inversion, c’est elle qui se met à raisonner et rassurer le fils. De marionnette abandonnée au sol, elle passe en un instant et contre toute attente à la mère capable de mettre fin aux angoisses de sa progéniture. Pour finir par tenir son enfant serré sur la poitrine et le bercer doucement.

Elle sourit. C’est le sourire indescriptible de la chair retrouvée.

87 – paroles

Dimanche 1er août

Sur Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin. Dans le premier tiers du long-métrage, le temps que l’histoire se mette en place, plein de petits détails gênaient l’adhésion totale à ce que je voyais (à commencer par la musique, franchement superflue sauf une fois que s’impose le Requiem de Mozart, mais bon, le Requiem, quoi ; l’héroïne suçant son pouce dès qu’elle s’allonge ; certains angles de vue faussement maladroits et autres prises en caméra à l’épaule). Jusqu’à ce que les personnages viennent nous happer. Shéhérazade d’abord, jouée par une actrice qui crève l’écran, aux intonations fortes et tranchantes, belle, fière comme savent l’être les Arabes au point de donner l’illusion qu’elle est invulnérable.

Puis Zac, émergeant beaucoup plus progressivement. Et celui dont on pensait au départ qu’il n’avait les épaules pour à peu près rien, et certainement pas pour se mesurer aux caïds de la cité phocéenne et protéger des filles soumises aux caprices des autres hommes, celui qui semblait n’agir que sous des impulsions dignes d’un enfant de dix ans s’avère capable de choisir – choisir – la voie qui le sauvera. Or sa puissance lentement acquise est celle de l’aveu de sa sensibilité. Ce pourrait être un miracle, la force du scénario est de le justifier parfaitement.

Scène après scène, le film se débarrasse alors de ses légers effets parasites pour aller à l’essentiel. Et les très grands moments de la dernière partie du film, le procès puis la visite surprise de Shéhérazade, venue lui donner un morceau de pâtisserie trop gros pour passer par le trou du grillage – quelle trouvaille – ont de quoi nous essorer en deux temps. Pendant le procès le ventre se serre, pendant la visite la substance lacrimale se met à couler. Tout cela il va sans dire, arrivant sans prévenir.

Ce qui est probablement le plus remarquable ici, c’est l’usage de la parole. Pendant près de deux heures, il n’y a aucune fausse note. Deux exemples, extraits de la scène du procès, pourront peut-être mieux faire saisir cet aspect si particulier du film :

1- les difficultés qu’a Riyad, le violeur de Shéhérazade, à qualifier l’acte sexuel devant la juge. Il s’y reprend à plusieurs reprises et alterne entre des termes triviaux et d’autres comiquement neutres tout en s’excusant de sa maladresse. Tout se passe comme s’il s’emmêlait entre les qualificatifs attendus par l’institution judiciaire, ceux qu’il doit éviter parce que trop vulgaires, et celui qui pourrait le faire condamner. Dans ces balbutiements, on entend toute la confusion probablement sincère du personnage : est-ce que si je dis « niquer », je dis que je l’ai violée ? et d’ailleurs, est-ce que niquer une pute c’est violer ? C’est finalement Zac qui posera les mots justes sur les motivations du crime, et permettra de distinguer ce qui s’est réellement passé : Riyad s’est vengé en faisant ce qu’il a fait à Shéhérazade, « parce que je tiens à elle. Parce que je l’aime. »

2- Après que la juge ait demandé à Shéhérazade ce qu’elle a dit quand Riyad et ses collègues lui ont proposé de monter dans la voiture, celle-ci répond simplement : Non. (= « J’ai dit non »). Non seulement ce non redit sur un ton très ferme ressemble totalement à Shéhérazade (et laissant ainsi entendre d’une façon assez bouleversante ce qu’elle est, fait surgir la scène entre elle et les jeunes hommes), mais en plus, il est à l’image du reste du film. Nulle part il n’y a de place pour la tergiversation. Être ambigu, hésiter, pour tous ces jeunes livrés à eux-mêmes c’est donner la possibilité de se faire manger. Chaque parole pour être entendue se doit d’être brute et claire. Chaque parole est entendue.


Dylan Robert et Kenza Fortas

77 – étude d’un procédé d’amplification par soustraction d’éléments narratifs (et spoil)

Mercredi 14 juillet

The Lobster de Yórgos Lánthimos

Je reviens sur la fin du film The lobster que j’ai évoqué plus tôt. Cette fin est très belle en fait et continue à me travailler. J’ai revu la dernière scène, elle ne dure que quelques minutes. Les procédés de dramatisation qu’elle présente sont d’autant plus intéressants que le ton y semble de prime abord plutôt froid, au diapason de tout le reste du film. On peut noter plusieurs éléments :

les dialogues : très simples, ils permettent rapidement de comprendre que le personnage principal (David) a l’intention de se crever les yeux dans la cafétéria où lui et la femme se sont installés après avoir fui les Solitaires. Tout en revanche y est implicite. Sans qu’on en sache davantage, la femme explique à David que ses autres sens se trouveront affinés. Il répond Je sais. Il dit qu’il ne sera pas long (mais il sera long). Détail poignant, avant que l’on comprenne ce qu’il s’apprête à faire, il a demandé à voir le profil, mais aussi les mains, les coudes et le sourire de la femme (voir, c’est-à-dire une dernière fois. Mais ce qui est très fort, c’est que ni le verbe ni cette expression ne sont prononcés : David se contente de lister les parties du corps que la femme doit lui montrer). En revanche, il dit très bien se rappeler son ventre (et par conséquent ne pas avoir besoin de le revoir. Mais évidemment il aurait pu profiter de cette occasion. Une telle économie de plaisirs, mêlée à une spontanéité presque enfantine est un des éléments qui émeuvent : le ventre, non il est déjà mémorisé ; mais les coudes oh oui, encore un peu).

l’action : David demande un couteau à steack au serveur (il n’y a que deux verres d’eau et du sel disposés sur la table – l’économie me semble du même ordre que précédemment). Puis il se rend dans les toilettes. On le voit se préparer devant le grand miroir. Seule la boule de mouchoirs en papier qu’il cale dans sa bouche montre qu’il s’apprête à souffrir (et l’appréhende). Puis on retourne à la table où attend, seule et silencieuse, la femme. Derrière elle, le monde continue à s’agiter, des voitures passent, tout semble normal. Le film s’arrête là.

Ce qui m’intéresse, c’est ce procédé qui consiste à ne pas montrer ce qu’on attend : ici David revenant s’asseoir après s’être rendu aveugle. J’ai fait un schéma qui montre en 1 ce qu’on « aurait dû voir », et en 2 le choix du réalisateur et l’effet produit.

On ne verra donc pas David retrouver la femme qu’il aime, mais alors qu’on l’attend avec elle, impossible de ne pas l’imaginer en train de se crever les yeux (en réalité on a déjà la scène en tête : on quitte le personnage devant un lavabo, se regardant dans le miroir, couteau pointé vers l’oeil droit. L’effort d’imagination à faire est minime, aussi léger qu’un petit coup sec). L’attente déclenche la vision de l’aveuglement, si l’on me passe l’expression, puis celle du retour de David auprès de la femme. Habitué au ton neutre du film, presque dressé au même titre que tous ses protagonistes, on s’attend à le voir revenir de la gauche en tâtonnant, et surtout sans rien laisser paraître de sa douleur pour ne pas être repéré par les gens alentour. L’absence crée la visualisation (en plus : de la perte de la vue). Et comme chacun sait, le fait d’imaginer (au lieu de voir) intensifie les sentiments du spectateur. La scène telle qu’elle est filmée apparaît comme un appel appuyé à arrêter de regarder pour faire place au travail de l’esprit.

Mais ce n’est pas tout : l’effet dramatique est encore décuplé par la possibilité que David ne parvienne pas à s’aveugler. Auquel cas l’histoire d’amour prendrait fin. Le couple ne serait pas assorti et il se ferait repérer par une patrouille de police. David pourrait aussi décider de ne jamais revenir et de laisser la femme errer jusqu’à ce qu’elle se fasse arrêter et probablement tuer. Mais le danger est exactement le même pour David, la dimension tragique demeurant dans le fait que le premier renonçant à sacrifier ses yeux se perdrait et entraînerait aussitôt la seconde à sa perte.

En choisissant de ne pas montrer ce qu’on brûle de voir et qui clorait le film, Yórgos Lánthimos a sensiblement augmenté la charge émotive de la dernière scène. Les secondes défilent, rien ne se passe, mais en réalité tout – y compris l’issue – le fait hors cadre. Qui plus est, par cette soustraction finale, les possibilités se multiplient, plus tragiques les unes que les autres. Ce procédé s’avère particulièrement efficace. On le trouve à la toute fin de la série The Sopranos. Il doit être présent dans bien d’autres films, dont je ne me souviens cependant pas (et aurais aimé me souvenir).

Note : une analyse nettement plus politique du film m’a été communiquée par son auteur, à découvrir sur ce lien.

59 – hommage post-moderne

Jeudi 10 juin

Javier Marías et d’autres écrivains proposent une solution au problème que doit se poser tôt ou tard tout auteur actuel : comment écrire après la modernité (d’autres diraient : comment écrire après la mort de la littérature). François Bégaudeau, puis Tanguy Viel, Javier Marías – et Camille de Toledo mais dans une moindre mesure, ou plus exactement dans une mesure dont il semble à présent s’éloigner -, qui sont les auteurs contemporains qui m’ont le plus marquée ces derniers mois, alors même qu’un virage dans mon approche de l’écriture était amorcé (« ce qu’on cherche, on le trouve et rien ne dit que ce qu’on cherche aujourd’hui on le cherchera encore à un autre moment » nous prévient Marías) ont tous répondu de la même manière : s’il n’est plus possible de raconter des fictions, si le récit n’est plus envisageable, alors le narrateur doit le rendre nécessaire. Face à l’impasse de la narration il faut – justement – opposer la fatalité de l’histoire, son déterminisme. Opposer et imposer ce dont la littérature ne voulait plus, à savoir une histoire dans ce qu’elle a de définitif.

Écrire aujourd’hui, c’est déplier dans le même mouvement la fiction et les lois internes qui régissent sa trajectoire. Écrire est construire des propositions qui savent à la fois raconter et commenter, décrire et justifier, narrer et expliquer, où l’un et l’autre sans cesse mêlés finissent par se fondre en un régime commun, de sorte qu’on referme le livre en étant persuadé (pas uniquement par le raisonnement mais par la somme des sensations que nous aura procurée le texte) que l’histoire (pas le texte : l’histoire) que l’on vient de lire devait être telle qu’on l’a lue : ses règles d’engendrement et sa forme ont acquis dans l’écriture la force de la nécessité. Si je narre cette histoire, c’est parce qu’elle ne pouvait être autrement. L’irrémediable. Il n’y a rien d’autre à raconter.

Autre tentative de formulation. La fiction contemporaine expose en quelle façon elle est cause d’elle-même. Or, J. Marías est à mon sens un maître dans cette écriture étrange et puissante, cet art de la certitude (parfois il faudrait plutôt dire de la révélation). Le narrateur peut se permettre d’y aborder un thème sous différents aspects y compris les plus contradictoires, puisque toute affirmation sera tôt ou tard justifiée par le récit (telle péripétie viendra la confirmer). L’immense talent de l’écrivain est d’avoir su trouver une formule singulière et hyper efficace d’auto-engendrement narratif.

À partir de là, je ne vois pas une infinité de manières d’aborder le récit. Il sera soit une enquête après-coup, une élucidation, quand tout est fini et tout est trop tard pour modifier l’enchaînement des événements ; soit l’exposition lucide d’un acharnement (celui de personnages à devenir ce qu’ils sont ; du hasard ; de la conjonction des deux), et dont le lecteur est témoin au rythme de son avancée. Ainsi l’écriture revient-elle à reconnaître 1) notre impuissance totale à changer le cours des choses et 2) le salut dans la connaissance parfaite désirée, de ce cours. Non je n’en vois pas d’autres mais ce constat ne signifie pas qu’il faut s’abstenir de chercher encore.

46

Samedi 15 mai

L’événement Javier Marías change la donne. Le projet d’écriture auquel j’avais abouti ne tient plus et tant mieux. Trop de choses – ou plutôt de questions – émergent de la lecture de cet auteur depuis ces derniers jours. La première : comment parvient-il à faire que ses assertions, si nombreuses, à vrai dire constantes, se mêlent de manière si juste à son récit ? comment fait-il pour que tout ce qu’il écrit, même souvent en apparence sorti de nulle part, injustifié voire fantasque, s’avère toujours aussi juste ? Puis : comment est-il possible que cette justesse atteinte soit alors si bouleversante ?

Même si les styles des auteurs sont très différents, j’avais eu un sentiment assez proche en lisant Deux singes ou ma vie politique de François Bégaudeau. Il s’agit d’une autobiographie mais à la fin le narrateur doit s’occuper d’un singe, ce qui semble peu probable. Le pacte de lecture est brisé quelques instants, on glisse vers un régime fictionnel. Dans mon souvenir, le singe parle avec sagesse, tandis que François Hollande apparaît à la télévision et qu’est émise l’idée que la politique ne se passe pas, ou plus, au sein du jeu politico-médiatique : ici, pendant quelques lignes, imaginaire, fait réel et assertion cohabitent, en bonne intelligence pourrait-on dire. Je crois que c’est cela créer un monde. Un monde-récit, un système-monde : quand on parvient à faire se rejoindre récit et explication de ce récit, à faire coïncider les événements et les lois qui les font advenir de manière à ce que le résultat s’impose comme une évidence au lecteur : alors ce monde-là, avec ses contingences, ses péripéties et la logique qui le meut est. Non pas existe – personne n’oublie qu’il s’agit de fiction ni que le choix de l’auteur de raconter ainsi et pas autrement lui appartient – mais ce monde est.

Dans ces textes hors du commun, parvenant à (se) tenir tout ensemble et de bout en bout, le récit devient sa propre justification. Montrant, ils démontrent. Et alors ils s’imposent doublement : comme mondes envisagés à celui qui lit, comme modèles à qui lit et écrit. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas qu’on puisse agir plus profondément sur l’autre (je veux dire sans violence). De tels textes nous placent au-delà de la discussion, du débat civilisé. Ils sont des lames de fond.

Demain dans la bataille pense à moi.

45 – doubles

Jeudi 13 mai

De temps en temps je retourne à ce clip.

Il faudrait expliquer quel effet y produit le principe de répétition qui le structure de bout en bout, et plus particulièrement le court passage de 2 : 25 à 2 : 58 – we’re double sixing it. Y retournant – au clip et au passage – je retrouve chaque fois un curieux mélange de jubilation et de tristesse. Jubilation, tristesse. Dans la répétition quelque chose à chaque fois est terrassé. Quelque chose est comme écrasé, à la fois par le redoublement et l’inévitable décalage qu’il génère. Autrement dit : terrassé par le constat de la répétition et de l’arrivée, dans la répétition, de quelque chose de nouveau. Jubilation et tristesse, toutes deux ensemble, concentrées dans l’apparition d’un double.

Cependant, pour bien faire, c’est-à-dire être plus précis encore, il faudrait connaître la chimie exacte que les répétitions visuelles et sonores opèrent dans le cerveau.

Doing it to death (the Kills), clip réalisé par Wendy Morgan 

43 – mouvement1

Lundi 10 mai

J’avais dit que je parlerais du mouvement chez Flaubert. Cette notion ne me semble pas venir immédiatement à l’esprit pour caractériser l’inventeur de la phrase couperet (en langue française). Et pourtant Salammbô : récit de l’amour impossible de Mâtho, un combattant Lybien, pour la fille du général de Carthage Hamilcar, sur fond de révolte de mercenaires. Ce roman est chargé d’un exotisme qui redonne vie à la cité fantasmée du IIIème siècle avant J.C. En mêlant imagerie sensuelle, violence et cruauté, le texte paraît vite déborder de toutes parts. Alors, paragraphe après paragraphe et comme regonflé de mots, le mouvement retrouve sans cesse une vigueur nouvelle.

Carthage , aujourd’hui immobile – https://www.flickr.com/photos/mutbka/283224018

« Les Barbares campés à Utique, et les quinze mille autour du pont, furent surpris de voir au loin la terre onduler.

Le vent qui soufflait très fort chassait des tourbillons de sable ;

ils se levaient comme arrachés du sol, montaient par de grands lambeaux de couleur blonde, puis se déchiraient et recommençaient toujours, en cachant aux Mercenaires l’armée punique.

À cause des cornes dressées au bord des casques, les uns croyaient apercevoir un troupeau de boeufs ; d’autres, trompés par l’agitation des manteaux, prétendaient distinguer des ailes, et ceux qui avaient beaucoup voyagé, haussant les épaules, expliquaient tout par les illusions du mirage. Cependant, quelque chose d’énorme continuait à s’avancer.

De petites vapeurs, subtiles comme des haleines, couraient sur la surface du désert ;

le soleil, plus haut maintenant, brillait plus fort : une lumière âpre, et qui semblait vibrer, reculait la profondeur du ciel, et pénétrant les objets, rendait la distance incalculable.

L’immense plaine se développait de tous les côtés à perte de vue ; et les ondulations des terrains, presque insensibles, se prolongeaient jusqu’à l’extrême horizon, fermé par une grande ligne bleue qu’on savait être la mer.

Les deux armées, sorties des tentes, regardaient ;

les gens d’Utique, pour mieux voir, se tassaient sur les remparts.

Enfin, ils distinguèrent plusieurs barres transversales, hérissés de points égaux. Elles devinrent plus épaisses, grandirent ; des monticules noirs se balançaient ; tout à coup des buissons carrés parurent ; c’étaient des éléphants et des lances : un seul cri s’éleva : – « Les Carthaginois ! » et, sans signal, sans commandement, les soldats d’Utique et ceux du pont coururent pêle-mêle, pour tomber ensemble sur Hamilcar. »

35 – répétitions, déphasage

Samedi 1er mai

Steve Reich, dense ET calme.

déphasage (phasing) : Un court motif musical est répété en boucle par deux voix, l’accélération effectuée par l’une d’elles crée un décalage temporel.

Un court motif

musical

est répété

en boucle

par deux voix

l’accélération

effectuée

par l’une d’elles

crée un

décalage temporel

un court motif

musical

est répété en

boucle par deux voix

l’accélération effectuée par l’une d’elles

crée un décalage temporel un court motif musical est répété

en boucle par deux voix l’accélération effectuée par l’une d’elles crée un décalage temporel

un court motif musical est répété en boucle par deux voix l’accélération effectuée par l’une d’elles crée un décalage temporel.

33 – slalom

Vendredi 30 avril

Le Planétarium de Nathalie Sarraute – étude des voix narratives (collage) – La scène est entre la mère, sa fille et son mari.

« Ce regard qu’ils ont échangé… Ils ont toujours de ces regards… Leurs yeux se cherchent, se trouvent tout de suite, s’immobilisent, se fixent, tendus, comme pleins à craquer. Elle sait de quoi est faite cette transfusion silencieuse qui s’opère au-dessus d’elle tandis qu’elle gît entre eux, impuissante, inerte, terrassée : c’est bien là, hein ? Nous avions raison. Tu as vu ? J’ai vu. Mes félicitations, c’est bien la réaction prévue. Nous sommes très forts. C’est exactement ce que nous pensions, c’est ce que nous disons toujours… Il faut danser au son de sa flûte… Et cette petite pique de la fin… Tu as vu ? – J’ai vu… Elle s’ôte le pain de la bouche, à l’en croire, pour nous le donner… ses sacrifices éternels… Cette comédie… Elle sent un malaise, une sourde douleur… Elle n’aurait pas dû… Mais ce sont eux qui la poussent à faire ces choses-là, à leur dire des choses comme celles-là, elle en a honte maintenant. Et elle, pitoyable, vieille folle, ridicule… risettes… frétillements… oh non, ne croyez pas… vous vous trompez, je vous assure… il n’y a rien de tout cela en moi, croyez-le, rien d’autre qu’une vraie maman gâteau, continuelles petites attentions, cadeaux, mieux qu’une mère – une amie. Mais il ne se laisse pas faire. Inutile de gigoter. Il maintient d’une main ferme ce masque qu’il lui a plaqué sur le visage, ce masque grotesque et démodé de belle-mère de vaudeville, de vieille femme qui fourre son nez partout, tyran qui fait marcher sa fille et son gendre au doigt et à l’oeil.

Eh bien, c’est parfait. Elle sent en elle un afflux délicieux de forces qui montent avec le calme, une sensation de puissance, de liberté. Inutile d’échanger des regards… Il n’y aura plus rien à découvrir, tout sera si clair, si évident. C’est cela qu’elle aurait dû faire depuis le début. Seules les conduites fortes inspirent le respect. Les gens vous acceptent tel que vous êtes, les gens s’inclinent, dociles, si vous vous imposez à eux, là, bien planté devant eux, solide sur vous deux pieds : regardez-moi. Voilà comme je suis. Regardez-moi bien. Je n’ai pas peur. Ou les fauteuils de cuir ou rien. C’est moi qui paie. Les petites vagues furieuses de leurs regards, de leurs pensées viendront se briser à ses pieds. Allons, un petit effort. Il n’y aura plus de ces regards échangés entre eux, sous lesquels elle se ratatinait… Ils devront tourner leurs regards ailleurs, des regards tendus, perçants d’adultes, dirigés vers de vrais obstacles, de réelles difficultés : Tu sais, ma mère a refusé net. Oui, enfin ce n’est pas tout ça, que veux-tu, elle est comme elle est, on ne la changera pas à son âge. Il s’agit de se débrouiller maintenant, de trouver l’argent. »