31 – génération spontanée

Mercredi 28 avril

De fil en aiguille, lorsque je reviens sur les livres découverts et évoqués toutes ces dernières semaines, ces livres qui, chacun à sa façon, m’ont si fortement marquée, il semblerait qu’une autre convergence inattendue est en train de s’opérer. Non pas au sein de ces romans mais d’un roman à l’autre. Ainsi, entre la cruelle irréversibilité dans les récits de Tanguy Viel (2), l’évocation des hommes fendus de Camille de Toledo (5), le traitement que fait Joy Sorman de la peau malade (15), le recours à de multiples voix narratives pour faire le tour complet d’un événement comme des fils refermant une blessure (28), le jeu des équivalences chez Witold Gombrowicz (29) et le « procédé Keizer Söze » de Javier Marías (30), autant de traits que j’ai agrippés parmi sans doute mille autres, une autre forme, plus intime, se met doucement en place.

Bien sûr, je réfléchis beaucoup à tout cela et ce blog est devenu la trace de mes vagabondages. Mais en même temps, une partie de moi regarde un dispositif prendre corps de lui-même. Elle ne fait même pas autre chose que cela : regarder. Cette génération spontanée force l’admiration. Toutefois un dispositif, aussi bon soit-il, ne fait pas un roman. Le 11 avril déjà, je constatais à la fin de ma petite démonstration (une étape parmi d’autres) que « ça ne fait pas une histoire ». En revanche, pour peu qu’on s’y rende disponible, observer des procédés d’écriture peut mettre l’imaginaire en mouvement. Ce matin, alors que je terminais la lecture d’Un coeur si blanc, une histoire – une tout autre histoire que celle que je venais de finir – s’est imposée (et ce, grâce à l’exceptionnel dispositif narratif de Marías). À présent donc, je sais ce qu’il faudra raconter. Je sais quel morceau du réel prendre à bras le corps parce que je tournais autour depuis longtemps sans savoir comment m’y prendre. Mais ça vient, comme on dit. Il faut se réjouir de ces épiphanies. Mais surtout, maintenant la règle est simple : NE PAS SE PRÉCIPITER.

30 – un schéma

Mardi 27 avril

Un coeur si blanc est vraiment excellent. Mais comme dirait le héros du récit et comme je l’expliquais moi-même hier, je devais être séduite dès les premières pages, c’est-à-dire séduite « par la disposition et l’intention qui sont ce qui convainc et séduit le plus. »

Surtout, il y a ce truc – au sens de trick – exceptionnel qui consiste à reprendre et condenser en une page ou deux des éléments qui étaient apparus auparavant, à divers lieux du texte. Comme dans ce schéma :

On pourrait appeler ça « le procédé Keyser Söze ». Dans le film Usual Suspect, il paraît évident que le scénariste est parti de la scène finale où tous les éléments apparaissent dans le but de révéler que K.S. n’est autre que le sympathique Roger « Verbal » Kint. Et c’est ensuite qu’il a imaginé des occasions de les placer dans de multiples scènes et dialogues antérieurs (si je me souviens bien, Verbal invente un récit en s’inspirant de ce qu’il entend ou a sous les yeux). En ce qui concerne les textes qui opèrent le même mouvement, ceux du moins que je connais, je ne suis pas sûre que les choses se soient passées dans cet ordre. En effet, dans Un coeur si blanc, ce ne sont pas tant des « indices », des éléments concrets (même s’il y en a tout de même quelques-uns), que des propositions, des remarques, des pensées du narrateur qui reviennent plus tard et s’accrochent les unes aux autres comme des auto-tamponeuses dans un coin de la piste. On dirait plutôt qu’une obsession se crée, qu’elle trouve une forme et prend de l’ampleur dans ces deux pages finales. Pour le dire autrement, j’ai l’impression que dans les textes que j’ai lus, chaque fois l’emballement est sincère. Mais c’est l’auteur qui, alors qu’il a bien avancé dans l’écriture de son texte (1 sur mon schéma), se fait emporter, et les mots reviennent de façon répétitive selon un mouvement qu’il laisse gonfler (2) ; le procédé de répétition se ferait alors en cours d’écriture, et non selon un plan préétabli.

La question de la façon dont l’auteur opère ici m’intéresse particulièrement. En réalité elle me taraude. Est-ce qu’à un moment de l’écriture, un emballement total a eu lieu jusqu’à produire cet aboutissement vertigineux (quitte à ce que l’ensemble soit, bien sûr, retravaillé par la suite) ? ou bien cette convergence a-t-elle été préméditée par l’auteur, et donc construite de A à Z ? Le lecteur est-il ici la victime consentante d’une machination, ou est-il le témoin après-coup d’un emballement des mots que l’auteur a subi ? Je mesure l’inepsie d’une telle question, car l’écriture n’est pas autre chose qu’un incessant aller-retour entre une intuition et sa correction, un mouvement spontané et son perfectionnement. D’ailleurs, si l’auteur agençait ses indices exactement comme le scénariste d’Usual Suspect, disons froidement, cela ne rendrait en aucune manière le procédé moins virtuose.

Mais j’aimerais comprendre ce qui se passe alors tout simplement parce que j’aimerais parvenir aussi à créer de telles pages. Pour une raison ou pour une autre, je m’en sens encore incapable, car j’ignore par où il faudrait commencer. C’est même plus fort que ça, je n’arrive pas du tout à me le représenter. Quand je réfléchis à ce qu’il faut faire, c’est comme si je venais placer mes pieds devant un puits obscur : je n’ai aucune idée de ce qui m’attendrait si je décidais de sauter. J’ai cependant (au moins) une explication à cette interrogation persistante, quasi paralysante. Si je reste interdite devant ce procédé, c’est sans doute parce que découvrir dans un texte la phase 2 continue à produire sur moi un effet bien trop puissant pour que je l’aborde aussi sereinement que n’importe quel autre procédé littéraire. Jusqu’à présent, dessiner des schémas et analyser son effet n’a pas suffi à me le rendre moins fascinant. Je l’expérimente encore aujourd’hui, alors que je termine Un Coeur si blanc.

Un court et bel extrait, avec ce ton intense, précis, à la fois étonné et vaguement désabusé du narrateur :

« Je marchais encore sans trop m’éloigner et le temps passa, le temps si perceptible quand on le tue, chaque seconde semble acquérir une individualité et se concrétiser, comme des cailloux qu’on laisse échapper entre les doigts, un sablier, le temps se fait rugueux et se brise, comme s’il était déjà révolu ou s’il avait passé, on regarde passer le temps passé, ce devait être différent pour Berta et pour Guillermo, tout était dit depuis la première lettre, tout était convenu, et la dernière étape avait dû être franchie pendant le diner, où avaient-ils pu aller, parler un peu sans vraiment écouter, avec impatience, feindre de croire que l’on peut briller par la conversation, une anecdote, observer la bouche, servir le vin, se montrer courtois, allumer des cigarettes, rire, le rire est parfois le prélude au baiser et l’expression du désir, sa communication, sans que l’on sache pourquoi, le rire disparaît pendant le baiser et la consommation, il n’y a presque jamais de rire au moment où les amants s’étreignent éveillés sur l’oreiller et l’on n’observe plus la bouche (la bouche est pleine et c’est l’abondance), on est plutôt grave malgré la gaieté des préliminaires et des interruptions, les détours, l’attente, les prolongations et les pauses, une respiration, le rire s’éteint, parfois aussi les voix, les voix articulées se taisent, ou s’expriment par des vocatifs ou de façon interjective, il n’y a rien à traduire. »

21

Lundi 19 avril

Je termine à l’instant le roman de Tanguy Viel. Ce n’est peut-être pas une très bonne idée de me mettre à écrire tout de suite mais j’ai des horaires à tenir. Je suis encore dans le rythme du monologue du personnage principal Martial Kermeur, encore imprégnée de son histoire, de la longue tirade qu’il tient devant le juge et de la cascade d’images qu’il convoque pour mieux s’en faire comprendre, les laissant s’accumuler, ces images, tout au long de son récit, s’empiler les unes sur les autres comme dans un jeu de Tetris, avec certes, pense-t-on au début, une certaine maîtrise, si bien qu’en tombant en bas de l’écran elles se rangent proprement et font disparaître comme par magie les amas d’incertitude, puis de façon de plus en plus confuse. Tout finit par s’emballer. Et dès lors, quand Martial Kermeur parle de ce qui l’a amené à commettre un crime, c’est comme s’il regardait impuissant les couleurs et les formes envahir son écran, parvenant encore de temps en temps à emboîter deux ou trois morceaux et ralentir quelques instants l’arrivée de la catastrophe ; puis plus rien, quelque chose en lui lâche une bonne fois, quelque chose cesse de lutter et on jurerait alors qu’en racontant son histoire il veut en précipiter la fin, accélérer l’inévitable débordement du malheur.

J’ai adoré ce roman. Tout d’abord à cause de cette accumulation de métaphores et de comparaisons. Bien sûr elles sortent de la bouche du personnage, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’en les multipliant ainsi au-delà de l’imaginable, l’auteur a voulu faire une expérience littéraire, voir ce que ça fait de laisser proliférer ainsi les images, au point d’en écrire quatre, cinq, six par page – certaines avec une fulgurance rare, certaines plus maladroites, presque empâtées, mais cela aussi c’est d’évidence volontaire. Je n’avais jamais vu ça.

Et en l’occurrence, ça marche : oui c’est possible de plonger dans cette démesure-là, ça ne charge pas le sens, bien au contraire. Et si Kermeur semble s’affaisser au fil du texte alors qu’il enchaîne les comparaisons pour signifier ce qui lui échappe, toutes les pièces du puzzle, elles – les événements qui composent cette histoire de vengeance – s’emboîtent parfaitement. Je suis reconnaissante à l’auteur (et je note que c’est la deuxième fois que j’emploie cette expression à son égard) d’avoir osé mettre autant d’images dans un texte si dense. Il a répondu à une question que je me posais depuis longtemps : jusqu’à quel point ?, en me disant que j’en laissais toujours trop. Or, on dirait bien que pour les images comme pour tant d’autres choses, la réponse est : pas de limite.

Ensuite il y a l’ambiance très cinématographique de ce roman. Les effets visuels sont très puissants dans ce texte :

« Et il a fait cette sorte de quart de tour comme quelqu’un qui serait sur le point de s’en aller mais qui sait déjà qu’il ne partira pas avant d’avoir été au bout de son idée, et il s’est arrêté dan son mouvement, il a tourné la tête vers moi, et il a dit : Si un prochain jour ça vous tente, on pourrait aller pêcher ensemble. »

La scène, je la vois. On la voit tous. J’ai reconnu là la fonction démiurgique ou de metteur en scène que Tanguy Viel cède ponctuellement à ses narrateurs. Les personnages sont souvent mus par des représentations communes, pour ainsi dire des clichés. L’auteur semble s’en amuser.

Un autre élément important que développe particulièrement bien le roman est la question du rapport de force entre les personnages. De mon côté, je veux dire dans mes textes, je ne me suis jamais vraiment attelée à ce qui est pourtant un énorme morceau de compréhension de la psychologie humaine. Pas de manière frontale, du moins. Je sais que je devrai le faire, toute la question étant de savoir comment. En littérature, tant qu’on ne met pas en évidence les rapports de pouvoir et de domination qui existent entre, non : qui façonnent les groupes sociaux comme les individus, on ne rentre pas dans le dur des relations humaines. Or, Tanguy Viel le fait ici de manière assez géniale, montrant dans le même temps une compréhension aussi juste que précise de ce qui se joue. À mon sens, et toujours avec ses images qui n’appartiennent qu’à lui, il ouvre une voie :

« Et franchement, j’ai dit au juge, franchement c’est impossible de savoir, quand un type comme ça vous invite à boire une bière, s’il le fait seulement parce qu’il est seul ce soir-là ou bien s’il a une idée derrière la tête ou bien s’il est seulement fier de lui parce que vous êtes comme la dernière personne qu’il aurait pensé amener là, fier de condescendre en somme, parce qu’un type comme ça, j’ai compris depuis, un type comme ça veut toujours le beurre et l’argent du beurre, eh bien, l’argent du beurre c’est que pendant un temps, Lazenec, il s’est senti ami avec moi. Et moi d’une certaine manière, je l’ai accompagné dans son amitié. »

« Et vous n’imaginez pas, j’ai dit au juge, à cette idée de mener sa barque, soudain, dans un cerveau comme le mien, il y a des vagues de trois mètres qui s’érigent comme des murs d’eau sous mon crâne, moi, dans la barque en question, c’est comme si je m’étais retrouvé seul perdu au milieu de l’océan avec à côté de moi un paquebot géant qui file vers l’Amérique. Alors à cause de ce sentiment même, sous mon crâne, ce fut comme une balle magique qui frappait d’un côté l’autre et cassait toutes les vitres. Et en même temps qu’il y avait cette balle rebondissante qui faisait plus de dégâts qu’une pierre dans un lac, je dis bien « en même temps », il y avait quelque chose en moi qui se gonflait d’orgueil ou je ne sais pas, de souveraineté, quelque chose qui disait, oui, c’est vrai, tu sais mener ta barque – et sans savoir que lui, Lazenec, dans mon orgueil, dans ma résistance, dans mon libre-arbitre, bientôt il pourrait s’y vautrer comme dans un canapé en cuir dont il aurait lui-même consolidé les coutures. »

10 – le tour du réel

Dimanche 11 avril

Photo de Jacques Honvault

Pourquoi est-ce que je parle de tout ça et pourquoi j’y reviens ? La peau, la forêt enneigée, mon homme-bête et les textes revenant à la ligne. Comment toutes ces choses tiennent ensemble, ou pour être plus précise : pour quelle raison je dois les faire tenir. J’observe ces quelques motifs épars se promener en moi selon une carte que je n’ai jamais lue. Il est indéniable que quelque chose est en train de se cristalliser à cette jonction-là, mais j’ignore encore quoi exactement. C’est une sensation étrange que de se retrouver ainsi avec sur les bras 1) une certitude et 2) une énigme à résoudre. Ici, faute de fabrique de la drôlerie (ça c’est un peu plus bas) apparaît un peu de la fabrique d’un imaginaire. Alors je vais tenter d’exposer ce qui se joue dans cette intersection de motifs et de formes.

1 – Quand je pense peau, l’image s’accompagne automatiquement de celle d’une aiguille la transperçant (je pourrais dire : la peau a une envie d’aiguille, elle l’appelle). Cela je parviens à me l’expliquer car je connais mes marottes. En effet, l’aiguille en piquant la peau se trouve à la fois à l’extérieur, à la surface et à l’intérieur de celle-ci. C’est la vue « omnisciente » de la peau par l’aiguille. Tous les aspects de la peau me sont rendus accessibles par le travail de l’aiguille.

2 – L’homme perdu marchant sur la neige laisse des empreintes de ses pas. Celui que j’imagine retourne sans le vouloir (mais sans pouvoir faire autrement) sur ses pas, il se retrouve face à ses propres traces.

3 – Il est aussi un homme-bête qui ne parle plus le langage des hommes. Il ne communique pas davantage avec les autres animaux. Il est entre-deux. Il est un Barbare. Dans cet état transitoire où il a des choses à se dire.

4 – Les textes qui reviennent à la ligne induisent un rythme. Que les phrases soient longues ou non, la disposition coupe court de la même manière . Ainsi, elle produit un effet de ritournelle. Devant cette disposition on ne peut faire autrement : on lit quelques mots puis revient en cadence au bord gauche de la page.

C’est comme coudre du tissu. Le texte est un tissu qui se coud sous nos yeux, et que nous cousons en le lisant. La lecture est une lecture-couture.

Le reste, je n’arrive pas à le formuler sous forme de phrase. Mais il y a un cheminement. On pourrait le résumer en ces termes :

Aligner les mots – Aligner les pas – Laisser des

traces

Revenir sur ses pas – Revenir

à la ligne

Coudre le texte

Piquer la peau

Revenir à la ligne – Coudre

la peau

Refermer la béance par

le langage

Pour refermer une blessure, il faut exercer sur la peau des dizaines de micro-blessures, des petites piqures-mots. Il faut y revenir et y revenir encore jusqu’à ce que tout soit dit. Pour fermer une blessure il faut en faire le tour. Mais peut-être le terme de blessure est-il ici en trop. Peut-être amène-t-il un brin de tragique là où ce n’est pas nécessaire. À moins de nommer blessure la connaissance intime d’une chose, quelle que soit sa nature. Comme dans cette vidéo.

Voilà une combinaison de sens parmi d’autres possibles. C’est une proposition. C’est un début. Ça ne fait pas encore une histoire.

9 – liminaire

Samedi 10 avril

Piquée par la persistance dans mon imaginaire de l’homme-bête errant au milieu d’une forêt enneigée, je me suis procuré un autre livre, cette fois un essai sur le pistage des animaux. Je n’en suis qu’au début, mais déjà, justement, quelques pistes se présentent.

Dans ce passage, l’auteur en excursion en montagne hurle pour « répondre » aux membres d’une meute lupine qui se fait entendre dès la tombée de la nuit. Le faux dialogue tourne court ; l’auteur, tout en se réjouissant d’avoir pu échanger quelques minutes avec d’autres animaux (il insiste sur ce terme), a bien conscience de jouer une sorte de mascarade.

« Pour ce loup du Vercors qui a cherché à faire durer l’échange, il semblerait qu’il ait pensé, au début tout du moins, que je parlais loup, que le dialogue avait du sens, puisqu’il l’a fait durer. Cette piste aboutit à d’intrigantes déductions. Car elle se reconnecte avec une figure centrale du problème de la traduction entre étrangers, j’ai nommé le « barbare ».

Le barbare au sens étymologique est celui qui, à l’oreille du Grec, fait « barbabar », celui qui parle par borborygmes inintelligibles : celui qui ne sait pas parler la vraie langue. Mais, plus finement, le barbare n’est pas un personnage, c’est le nom d’un moment dans la rencontre : c’est le moment où l’on ne sait pas encore si celui d’en face parle comme nous, ou s’il ne fait que produire des bruits. Pour les Grecs, les bêtes sauvages ne parlent pas, mais justement le barbare n’est pas une bête sauvage, il occupe la zone liminaire entre la bête et l’homme, cette zone d’indistinction : il vocalise, il semble même nous adressser des phrases, mais elles sont inintelligibles, et on ne sait pas encore s’il sait parler. C’est cette incertitude qui fait le barbare. Quand on s’attardera à le comprendre mieux, à apprendre sa langue d’abord bruit, quand on verra qu’il y discourt habilement, ou fait de la poésie, on l’appellera autrement : étranger, Perse ou Scythe, mais plus barbare. » Ici, alors que c’est le loup qui semble le relancer et l’interroger, l’auteur constate que c’est lui qui était « le barbare d’un fauve ». (Manières d’être vivant, Baptiste Morizot)

Liminaire : quel mot superbe, dans ses sonorités comme dans sa signification. Toucher la limite semble le seul moyen d’appréhender la totalité d’un état : ici, à la fois l’animal, le « civilisé », mais aussi le seuil par où l’on passe de l’un à l’autre. Se tenir dans cette zone, à la limite, et décrire le monde de cette lisière-là est peut-être le meilleur moyen de l’embrasser. Et alors, des manques propres au barbare pourrait surgir un possible, à la fois connaissance et sagesse, autrement dit une forme d’omniscience.

Ce n’est pas un hasard si dans M87*, j’ai fait traverser la montagne à mon migrant anonyme à la fin de son périple. Peu avant, il s’était réveillé sur un lit d’hôpital après avoir été sauvé de la noyade. Ainsi sorti d’outre-tombe, arraché au monde des morts, sans que je sache vraiment pourquoi je l’avais rendu muet. Dès lors, sa gorge était comme nouée, paralysée, inapte à laisser sortir un mot articulé. La traversée de la forêt en montagne devenait alors le moment de transition nécessaire, celui d’une suspension ontologique avant l’arrivée dans la nouvelle société tant espérée (l’Union, qui s’avérera aussi inhumaine que celle qu’il avait fuie). Le migrant qui aura survécu aura alors tout vu, tous les paysages mais aussi tout ce dont sont capables les hommes. De manière plus radicale encore, Oh Dae-Soo, le héros du film Old Boy de Park Chan-Wook, père incestueux malgré lui qui s’était coupé la langue en signe de pénitence et finissait son parcours dans une clairière enneigée, n’appartenait plus à l’humanité sans être devenu un animal sauvage pour autant. Il portait en lui tout à la fois l’amour et le malheur absolus, la faute inexpiable et l’affirmation de ce qu’il est. Le purgatoire est une forêt figée au plus profond de l’hiver. Reste à savoir si ce purgatoire-là est uniquement un moins, un en-deça du salut, ou bien la somme de tout le bois dont est fait le réel.

Le passage rédigé par Baptiste Morizot est lumineux. Il (re)donne un nom à un état qui relève de la puissance du mythe, à tel point qu’il faudrait toujours écrire Barbare avec une majuscule. Comme on le fait pour désigner les habitants d’un lieu.

8 – à la ligne

Vendredi 9 avril

J’ai retrouvé dans un de mes sacs mon exemplaire de Shot, de Patrick Bouvet. Dans un geste spontané je l’avais pris dans ma bibliothèque il y a plusieurs semaines de cela pour le lire au collège entre midi et deux. Alors, je l’avais à nouveau parcouru avec plaisir (je ne l’avais pas lu depuis sa sortie en 2000) puis oublié au fond du sac comme je le fais souvent.

La particularité de ce texte est qu’il se présente avec de courtes strophes et procède par boucles (le texte avance par des répétitions de termes où sont introduits de légers changements d’une phrase à l’autre, comme si l’auteur essayait différentes combinaisons pour créer du sens et décrire des images – photographies, vidéos, etc).

Or, je réalise que depuis la (re)lecture de Shot et sur un temps très court, je me suis procuré À la ligne, feuillets d’usine de Joseph Pontus et Un hamster à l’école de Nathalie Quintane. Voici un extrait de chaque texte :

« Ainsi

Avons-nous eu droit

Entre autres notabilia

À une assistante sociale disant « Parler est un

besoin écouter est un art répondre est une

nécessité »

À une infirmière disant « Un soin réussi c’est

du bénéfice pour tous »

À un ergonome disant « La rotation aux postes

n’est pas un jeu de hasard les gains sont assurés »

Et

Surtout

Celle qui nous a fait rire un bon mois

Une opératrice de production piéceuse aux abats

rouges disant « Moins je porte mieux je me porte »

Je me souviens que le matin où l’affiche avait été mise

On se marrait

On se marrait

On se marrait

« Moins je porte mieux je me porte »

Bah oui tiens

C’est une bonne idée ça

Qu’on aimerait bien t’y voir mec de la com’

Pousser une journée avec nous

Et si tu pouvais aussi nous filer des tuyaux pour

porter pousser tracter tirer moins

Qu’on est plus preneurs que de tes affiches à la

con »

À la ligne de Joseph Pontus

« – Eh bien, ce pressentiment que j’avais eu

d’rentrer dans un tunnel sans fin en allant en

prépa, c’était pas faux, parce que dans la

foulée je suis devenue prof.

Ce qui est complètement dingue quand on y pense

c’est que tout ce bazar, les nuits sans dormir

les devoirs de 8 heures, le prof qui te traite de

[cochon

et que t’es l’élite de la nation, les 2-3 ans à pas voir

le jour quand t’en as dix-huit dix-neuf, tout ça

que t’aies le concours ou pas, que tu deviennes

normalien-lienne ou pas, ça te mène jamais

qu’à être prof. C’est vrai

que si tu continues dans le même style mais

dans d’autres écoles de même style, alors plus

[tard

tu deviens ministre, préfet ou chef d’entreprise.

Et je me demande si c’est pas justement d’avoir

[vécu

cette jeunesse-là qui fait que les ministres, les

[députés

par exemple

à cinquante ans ont l’air aux fraises, à s’exciter

sur l’autorité

ou tout à coup à se lâcher

comme si leurs parents venaient d’un coup

de leur permettre de sortir.

Un hamster à l’école de Nathalie Quintane.

Je pourrais dire que la lecture de trois textes de cette facture est un jeu de hasard. Mais je n’y crois pas et pense qu’en choisissant ces livres j’ai cédé à quelque monomanie soudaine. Vraisemblablement le passage à la ligne permet ici d’atteindre plus sûrement le réel. Un réel en tant que mécanique : drôle, absurde et presque chantant certes, mais où l’existence de chacun s’avère tout de même répétitive, étriquée, en un mot méchamment contrainte. Dans ce cas, le retour à la ligne agit comme une camisole (et c’est toute sa puissance).

2 – échapper à Jim Sullivan

Mardi 6 avril 2021

À propos de La disparition de Jim Sullivan, de Tanguy Viel. J’ai lu la première moitié du roman avec un grand enthousiasme. Le choix de l’auteur de parsemer l’histoire de commentaires du narrateur/auteur sur ses choix d’écriture, cette mise en abyme donc, est plus que maligne : elle est audacieuse et risquée. Sans parler de l’humour que le procédé permet de distiller. Pour tout cela j’ai ressenti à la lecture une espèce d’immense gratitude pour l’auteur, une joie enfantine.

« Moll s’était sentie obligée de récurer la douche avant d’y entrer – j’insiste sur certains détails, non pas qu’ils soient importants en eux-mêmes mais parce que j’ai remarqué qu’on n’écrit pas un roman américain sans un sens aiguisé du détail, que la saleté de la douche ou le ressort grinçant du matelas ou bien la lumière de la lune qui tombait sur le visage inquiet de Dwayne, ce devait faire comme des flèches que j’aurais lancées dans le coeur du lecteur. »

Puis soudain, au milieu du roman, plus rien du tout. Ni joie, ni plaisir de la découverte, juste l’envie de refermer le livre. J’ai failli le faire mais j’étais à vrai dire partagée. Était-ce encore ma terrible manie d’arrêter la lecture dès que j’ai (un peu) le sentiment d’avoir compris comment ça marche, comment le texte marche ? Était-ce ma fichue superficialité, qui me fait inexorablement m’émerveiller puis me lasser, comme un setter irlandais courant en tous sens d’un papillon à l’autre dans un champ de coquelicots ? Non, pas cette fois, puisque mon apathie soudaine, bien que forte, n’était pas totale. C’était autre chose. Cette autre chose, c’est le sentiment soudain qu’à ce stade du roman tout était joué pour le personnage. D’un coup, on comprenait que l’affaire était pliée, et qu’il était désormais inutile d’envisager une quelconque amélioration de sa situation. Par je ne sais quels moyens, T. Viel est parvenu à le faire saisir, là, au milieu du texte. Alors il m’a fallu passer outre cette certitude pour poursuivre ma lecture. Il a fallu avancer ainsi, avec cette absence d’espoir. Pas facile, ça. J’ai attendu un jour ou deux je crois. Puis j’ai repris le livre et je l’ai terminé. Dans la foulée j’en ai commandé un autre, Article 353 du code pénal, qui m’a été maintes fois conseillé.