216 – pialat, suite

Samedi 4 juin

Vu À nos amours. Étonnée de la grande tristesse qui domine ce film, déjà contenue d’ailleurs dans son très beau titre. Je ne comprends pas pourquoi il est si triste. Quelle sombre énergie le meut, ni quel soubassement moral ou existentiel en a déterminé le ton. Il parle d’une jeune fille assez libre, qui à plusieurs reprises fait remarquer à ses parents séparés qu’il faut penser à soi, se faire plaisir ; d’une jeune fille qui se laisse aller à son désir et revendique une forme d’égoïsme. Pourtant, tout dans cette histoire suinte la tristesse, l’impuissance et la désillusion. Suzanne, surtout, semble subir ses propres comportements. Elle se dit malheureuse.

Car elle couche avec les hommes qu’elle vient à rencontrer tandis qu’elle sèche ses cours et sort le soir, mais ne peut rester avec celui dont elle est amoureuse. Comment l’expliquer ? Certes, on pourrait toujours décider de prendre le personnage comme il est, sans véritable psychologie. Suzanne serait selon son père incapable d’aimer, point. De fait, pas grand-chose nous la rend sympathique (ce qui, en soi, n’est pas un problème cinématographique). Disons que Suzanne est une adolescente parfaite. Une ado parfaitement jouée. Néanmoins un contexte familial précis nous est donné, et en détail. Difficile de ne pas voir là une invitation à l’analyse. Voici ce que celle-ci nous donne :

1) Suzanne adore son père (dit plusieurs fois), et réciproquement

2) sa mère, qu’elle déteste, est fragile, peut-être folle

3) son frère adule sa mère (et réciproquement)

On a là un schéma psychanalytique on ne peut plus classique. Suzanne semble engluée dans le complexe d’Oedipe et ne parvient pas à aimer les hommes convenablement. Ceux qu’elle estime lui restent interdits (Luc, comme son père – notons que c’est Pialat lui-même qui s’est attribué ce rôle) ; alors elle multiplie les aventures avec d’autres, qui ne comptent pas.

Si on ajoute à cela une éducation aux valeurs traditionnelles (une jeune femme doit arriver vierge au mariage), et surtout une tendance au sein du même foyer à se taper dessus (de la simple gifle à des coups plus violents), on saisit tout le poids du malheur que traîne la jeune héroïne. Penser, froidement, qu’il faut jouir de la vie comme le fait Suzanne ne suffit plus. Les impasses du milieu familial la rattrapent invariablement. Même les fêtes entre jeunes semblent sinistres. Telles des soirées inversées ou bien les restes glauques de celles de la libération sexuelle de la décennie précédente. Ici, sous une légèreté de façade les relations pèsent des tonnes, nulle joie ne s’en dégage. Les scènes dans les lits sont toujours esquivées. Heureusement, on entrapercoit de temps en temps les seins de Sandrine Bonnaire ou un corps masculin allongé. Mais le tout est produit par dépit. Sans sualité. Il n’y aurait décidément rien à sauver dans la débauche.

Or on est en droit de trouver ce schéma narratif critiquable. Un brin réactionnaire : pour le même prix, Suzanne pouvait être heureuse. Oui mais voilà, papa est trop fort, et une sexualité débridée ne peut être que le signe d’une blessure profonde. Enfin, l’incapacité à vivre et faire l’amour avec l’être qu’on aime parce qu’on l’aime trop, est, disons-le, un sacré cliché ; en tout cas davantage une problématique masculine. Sur ces points-là le récit me paraît un peu douteux.

Certains dialogues du film sont très bons, mais pas tous. Enfin, les disputes familiales, aussi réalistes soient-elles (je sais que Maurice Pialat laissait longtemps tourner sa caméra pour voir les acteurs arriver à certaines extrémités. Ainsi, après des heures de promiscuité passées dans le but d’inventer du vrai, de produire quelque chose en reproduisant des parcelles de vie, la frontière entre jeu et réalité s’en trouve brouillée) frôlent l’hystérie collective. Un peu comme dans les films de Cassavetes, la mysogynie en plus. Le rôle de la mère est ainsi particulièrement ingrat. Sans parler du frère, dont il est sous-entendu qu’il a choisi de cacher son homosexualité pour se marier avec une femme riche et influente dans le but de faire carrière.

Pour autant la force du film n’est pas à remettre en question. De chaque scène se dégage une grande intensité. En le voyant j’ai pris la mesure de ce que des réalisateurs comme Bruno Dumont, ou même Arnaud Desplechin revu récemment lui devaient. Intérêt donc, mais partiel. Le film est malgré tout trop amer, rembruni. Quasi atrabilaire.

En revanche du Garçu il faudra retenir les scènes, toutes magnifiques, entre Gérard et le petit Antoine. La façon qu’a ce père de crever d’amour pour son fils, ses gestes étouffants, comme générés par bouffées d’affection, sont poignants.

Cette fois c’est le personnage masculin qui n’est pas épargné, même si l’on pourrait considérer le départ de sa femme comme le résultat de sa faiblesse et de son incapacité à s’accommoder d’un homme au caractère bien trempé – le personnage de Gérard montre de gros défauts, mais aussi une puissance individuelle hors norme. Je trouve cet homme plutôt aimable, alors pourquoi ne le serait-il pas également aux yeux de Pialat ? Sophie, elle, lui préférera un homme plus effacé, plus féminin et plus gentil ; peut-être plus enfantin puisqu’il prend un chocolat chaud pour son goûter quotidien et refuse d’aller chez le dentiste.

Il est possible que je garde quelque chose de ça, cet attachement mal dosé, pour l’un de mes personnages. Cependant, on peut sérieusement douter que le papa mordu de sa progéniture dans Le garçu le fût tout autant s’il n’en avait pas été séparé. Son amour démesuré vient aussi du sentiment de dépossession. Mon personnage, lui, vit avec son fils. Il se coltine le quotidien d’un père présent.

215 – dorsaux

Vendredi 3 juin

La diffusion des films de Maurice Pialat est une merveilleuse occasion de parler de Depardieu, acteur dont j’ai déjà évoqué le talent dans un billet précédent mais jamais le dos. Car c’est peut-être ce qu’il a, avec sa gueule et sa voix, de plus singulier, de plus marquant et de plus beau dans nombre de ses films : ce dos large, épais, légèrement voûté, et tombant en toboggan inversé jusqu’au niveau des reins. Un dos qui le fait avancer quels que soient la scène et le récit, comme implacable, sans le moindre flageolement. Lui donne l’allure d’un bulldozer et celle d’un animal. Dans ces films-là, dont Le garçu, ce dos paraît aussi puissant qu’harmonieux.

Or c’est d’abord de ce dos que vient à Depardieu cette incroyable présence au monde. Du dos d’abord, bien avant une supposée assurance « naturelle ». Car le corps est seul à faire le caractère, si bien que l’on peut affirmer que l’état d’esprit est toujours un état du corps. Nos traits ne sont rien d’autre que chair, os et nerfs.

Pour Depardieu, ce seront les dorsaux, chez lui très tôt voûtés, qui lui feront tenir ses grandes mains vers l’avant et si bas. Ils les rendent un peu molles, presque pataudes, simiesques, sauf lorsqu’elles tiennent une cigarette et remontent vers la bouche pour qu’elle tire une bouffée. Ce sont ses dorsaux aussi qui lui font tenir sa tête comme mettant au défi, mais avant toute autre chose pour empêcher celle-ci de plonger vers le sol. Le visage doit lutter pour regarder le monde, alors le menton carré en se relevant prend un air d’engagement.

C’est enfin la courbe du dos, tandis que celui-ci se plante de biais en plein dans les hanches, qui libère ses jambes du poids si imposant du torse. Chez Depardieu haut et bas sont séparés. Les jambes peuvent se mouvoir aisément. Droites sur toute la longueur, sans jamais s’avachir. Dans la marche le flanc s’ouvre, le genou tire vers l’extérieur. Les jambes se détachent de l’avant ventripotent. Elles semblent prêtes à partir pour aller danser la gigue. Ailleurs, sans lui.

213 – la bouche

Lundi 30 mai

Quand on est à court de lectures, on va au cinéma. Après Top gun version 2022, me voilà devant Il buco de Michelangelo Frammartino, qui est son strict opposé par la multiplicité de ses plans fixes, son rythme, la rareté de ses péripéties, et sa volonté même d’empêcher le spectateur d’appréhender le film comme un objet narratif. Tout au plus une mise en parallèle est-elle offerte comme un possible, mais un possible seulement, entre l’existence d’une grotte explorée en 1961 (l’abîme de Bifurto) et celle d’un vieux berger vivant alors non loin d’elle.

Les paysages filmés, extérieurs ou intimes, sont tous non seulement magnifiques, mais d’une très grande richesse. Dehors on voit dans un coin du cadre paître quelques vaches tandis qu’à l’autre bout du plan l’ombre des nuages passe sur la paroi d’une roche. Cette ombre s’imprime comme le mouvement sur la pellicule, ou l’image sur un grand écran. En multipliant ainsi les espaces de projection, sur la montagne, dans les profondeurs de la grotte, sur le visage du berger dont le front marbré se fond dans l’écorce de l’arbre auprès duquel il aime à s’asseoir, c’est le mythe de la caverne que le réalisateur semble reproduire de tous côtés. Comme s’il fallait montrer à quel point ce motif est omniprésent, répétable à l’infini, dès lors qu’on porte un tant soit peu attention à ce qui nous entoure. Tout fait cinéma. Et en apparaissant l’image, comme dans le mythe platonicien, ouvre celui qui l’observe sans a priori à une forme de vérité jusque là hors d’atteinte.

Cette manière de projeter de l’image sur toutes les surfaces est unique. Plus exactement cette manière de créer partout des supports pour mieux y projeter des images est, à mon sens, la grande performance du film. Le réalisateur parvient ainsi à construire chacune d’elles comme une succession de surimpressions, puisque souvent il joue sur les différentes profondeurs de champ. Cette approche traduit sans doute l’amour de l’artiste pour son objet, son sujet et son outil de travail. Les trois dépendant finalement d’une seule et même chose : la qualité particulière du regard.

Pour autant, si le film est intéressant, certaines de ses options ont de quoi surprendre. Certes, dans le genre film d’auteur, celui-ci a tout ou presque pour séduire : l’absence de dialogues, les paysages d’une puissance quasi mystique, le souci du détail et de la composition poussé à l’extrême. Sur ce dernier point, on peut noter quelques exemples. Ainsi, lors de la séquence de l’agonie du berger, les passages successifs des images de son auscultation à la visite de la grotte par l’équipe des spéléologues suggèrent de nombreux parallèles : la lumière projetée sur une paroi par la lampe d’un spéléologue se prolonge dans le geste du médecin scrutant l’œil du berger ; puis son ami fait couler des gouttes d’eau dans sa bouche afin de l’hydrater, rappelant irrémédiablement le suintement continu de la roche… Tout cela montre de la part de Frammartino une finesse de dentellier. Mais la recherche d’effets tend aussi à une artificialité qui dissonne avec son sujet, sa célébration de la nature. Un jeu de ballon entre deux spéléologues vu de l’extérieur s’accélère sitôt qu’il est filmé à l’intérieur de la grotte (on suppose que la scène est alors reproduite après coup et non plus filmée en temps réel) ; souvent des personnages semblent ostensiblement posés (et poser) dans le plan ; un cheval pourrait avoir été dressé pour aller fouiller à l’intérieur d’une tente pendant que ses occupants sont plongés dans le sommeil ; dans la très belle scène finale, où l’on voit un spéléologue terminer le dessin de la grotte, une brume anormalement épaisse envahit l’écran… les images les plus belles le sont souvent trop pour être honnêtes.

De façon plus générale, l’intervention appuyée des hommes – de l’équipe des explorateurs, du médecin – mais aussi immanquablement et par ricochet, du réalisateur – finit par gêner la tranquillité du lieu autant que la sérénité de l’image. Après tout, que viennent faire tous ces hommes dans la grotte sinon du bruit, sinon la percer à coup de pioches et la souiller de feuilles de magazines à moitié brûlées ? Que vient faire le médecin à part triturer dans tous les sens un vieux berger qu’on sait déjà mourant ? Ces questions, difficile de ne pas se les poser tant le calme et le silence du début cèdent en cours de route à une forme d’agitation.

Et à son tour, le film tout entier prend le risque – assumé – du maniérisme. Tout y est méticuleusement travaillé au point de faire de la seule succession des tableaux sa véritable finalité. Le corrolaire, ou la conséquence la plus radicale de ce choix esthétique est le refus quasi total de narration que j’évoquais plus haut. La boucle est bouclée, et ce qui faisait la force de l’œuvre s’avérera tout autant sa faiblesse. Car on pourrait résumer ainsi : Frammartino fictionne mais ne veut rien narrer. Il compose sans faire de récit. Mieux : il compose avec le plus grand soin son absence de récit.

212 – maverick

Vendredi 27 mai

La scène de l’assassinat du juge Falcone dans Le traitre m’a donné envie d’aller voir Top gun : Maverick comme la fin d’Alice et le maire m’avait donné envie de lire Bartleby. Ni l’un ni l’autre ne m’a déçue.

Pour autant, difficile de ne pas être surprise par ma propre envie, aussi soudaine qu’inattendue, puisque je n’ai jamais même envisagé de voir le premier opus. De celui-ci je ne connaissais qu’une affiche et l’image d’un Tom Cruise conduisant sa moto sur une piste d’aviation.

Une telle innocence (le fait de ne rien savoir) s’est sans doute avérée un sacré avantage hier soir puisque je n’ai reconnu, par la force des choses, aucune des probables références au premier film. Ni n’ai perçu, en conséquence, nulle nostalgie pendant ces deux heures trente de film. C’est déjà un bon point. Mais d’une façon générale, TGM m’a semblé relativement et volontairement épuré de nombre des attributs habituels du genre.

Glorification minimale des États-Unis (seul un drapeau traînait tous les 2 ou 3 plans dans un coin de l’image), conflits chargés en testostérone largement esquivés, absence de blagues misogynes, peu d’érotisme homosexuel. L’ennemi quant à lui n’est pas situé, pas même nommé. Seul un risque nucléaire est évoqué, qu’il faudra éradiquer non pas pour empêcher l’étranger malfaisant de fabriquer une vilaine bombe H destinée à massacrer des innocents (ce que seuls les USA, rappelons-le, ont fait jusqu’à présent), mais pour protéger l’environnement et « l’environnement » seulement, devenu ici, par le miracle du langage, pure abstraction – un peu plus encore que d’habitude, si cela était encore possible. Absence d’organique même, d’origine humaine ou animale.

Outre le fait que les héros jamais ne mangent ni ne dorment, personne ne meurt vraiment – et donc pas davantage, ne vit. Lors de la mission on verra une seule silhouette, ombre noire casquée tenue à distance par la caméra, disparaître avec l’explosion de son engin. Pour désigner l’adversaire ne seront dès lors convoqués que quelques plans en 3D projetés sur un grand écran. Dehors on circulera au dessus d’une vaste forêt enneigée, de roches abruptes et d’une mer disciplinée. Autant de décors de jeux vidéos, sages cadres laissant se déployer les performances des pilotes dans le ciel, et provoquer au détour d’inconcevables prouesses visuelles quelques décharges d’adrénaline.

Bruit, fumée, machines et volupté. C’est dire le degré de lissage des noeuds politico-esthétiques qui faisaient autrefois le cœur des blogbusters de propagande américaine. L’enjeu était-il de diffuser aux quatre coins d’un monde désormais fracturé, y compris au sein de l’occident ? Une forme de lassitude esthétique a-t-elle déterminé le choix de cette concentration d’effets ? Souhaitait-on faire valoir, après l’ère Trump et pour se distinguer du premier Top Gun très reaganien, des opinions politiques plus mesurées qu’autrefois ? À l’évidence, le réalisateur a eu la main légère – et plutôt heureuse – sur les clichés. Même la traditionnelle scène d’ébats amoureux sur fond de lumière tamisée et de croisement harmonieux de courbes corporelles nous est épargnée, vite transformée en brève conversation sur l’oreiller.

Mais si cette absence d’à peu près tout ce qu’on peut détester dans les films d’action importés d’Amérique rend celui-ci supportable, elle n’explique pas ce qui le rend franchement aimable. Car c’est la seule question qui mérite d’être posée (que je me dois, plutôt, de me poser) : qu’y a-t-il de si tripant à voir des gars de l’US air force faire des loopings dans le ciel ? Pourquoi suis-je sortie de la salle en me disant que j’y avais trouvé exactement ce que je cherchais… sans pouvoir nommer ce que j’y cherchais exactement ?

Pour tenter de répondre à ces interrogations, nées d’un étonnement sincère, d’une véritable incompréhension de mécaniques intérieures, je dois tout d’abord faire abstraction de la grande sympathie que j’ai pour Cruise. Je l’ai toujours eue. Mais le visage usé qu’il accepte enfin de nous laisser voir finit de me persuader que ce drôle d’animal, sans doute assez dingue et tout scientologue qu’il est, est quelque part, là-bas au fond, un chouette type. Mais sans aller jusqu’à de telles extrémités, disons en tout cas un acteur intéressant, infiniment plus par exemple qu’un Val Kilmer, pourtant très affaibli aujourd’hui par la maladie et qui aurait donc tout pour nous émouvoir ici, mais apparaît pour ce qui sera probablement son ultime prestation gonflé d’injections de botox et trop rosi par le blush. À le voir, on jugerait une mamie qu’on a pomponnée et parfumée pour l’emmener au salon de thé manger un Paris-Brest. Cruise à côté, avec son air de fatigue que seule donne la vieillesse, de fatigue non pas physique mais existentielle, n’en semble que plus humain.

Qu’un acteur puisse me suffire pour aimer tout un film, c’est entendu. Mais il y a bien, cette fois, autre chose. Qu’est-ce que cette envie, venue comme celle de fraises mais que j’ai déjà entraperçue, ailleurs, dans d’autres circonstances, de puissance en action ? On pourrait dire : de démonstration de force. C’est une envie pas nette – viriliste ? vitaliste ? fascisante ? joyeuse ? morbide ? tout cela ? – mais je crois partagée. Presque banale. C’est pourquoi elle demande à être explorée. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Qu’un film interroge est le signe au minimum de son efficacité, peut-être de sa réussite.

209 – le traitre

Dimanche 22 mai

de Marco Bellocchio est un très grand film. Mais en lisant quelques critiques juste après l’avoir vu je me rends compte que c’est une affaire entendue. Plutôt qu’une analyse globale du film, quelques traits saillants alors suffiront, d’autant que le film est somme toute assez classique dans les procédés narratifs qu’il emploie : moments montrant l’amour que se porte le couple entrecoupés de scènes de meurtres, temps médian du procès, retour à une vie à peu près normale jusqu’à l’arrivée de la vieillesse et de la maladie.

Non, ce n’est pas à ce niveau-là que le film a inventé quelque chose. Mais dans son approche des personnages, et du principal protagoniste en particulier. Un attachement, né d’une grande attention, s’opère irrémédiablement. Le héros Buscetta est sans doute présenté comme un homme intègre, qui du moins a certaines valeurs, mais peu importe qu’on adhère ou non à cette thèse : on le voit vivre, hésiter, prendre soudain la posture noble et solide qui lui sied si bien. Or dans tous ces moments, par leur tranquille et muette exposition, le spectateur devient partie prenante : on est avec lui, dans tous les sens du terme. Idem lors de l’extraordinaire scène de l’attentat contre le juge Falcone. On est dans l’habitacle, regarde le coin de visage du juge dans le rétroviseur le plus longtemps possible, le cœur s’emballe, enthousiaste, terrifié. Sans parler des scènes de meurtres d’une grande violence, non pas tant à cause de la manière dont les hommes sont mis à mort (le cinéma nous y a habitués), mais parce que le réalisateur prend le temps et la peine de nous faire saisir ce que les autres films du genre ont tendance à évacuer, à savoir que chaque assassinat est d’abord une maltraitance, la torture d’un organisme telles qu’elles finissent par lui ôter toute possibilité de vie. Ce qui compte dans le meurtre n’est pas tant la quantité d’hémoglobine écoulée que le point de rupture auquel le corps est mené. À ce titre, l’étranglement simultané des deux fils de Buscetta est d’un réalisme difficile à soutenir du regard – et d’ailleurs, où regarder ? On est face à deux agonies produites dans le même cadre : la vue d’ensemble est, de fait, impossible. Pourtant, on entrevoit dans le même temps le mythe de la descendance maudite. Et la séquence où sont sacrifiés les deux frères finit par atteindre inévitablement sinon au sublime, du moins au sacré.

Et si sublime il y a, c’est indéniablement du côté du jeu de Pierfrancesco Favino, qui occupe le rôle de Buscetta. Acteur assez fascinant, au physique étrange et charismatique, son visage, sorte de mélange entre celui d’Hugh Laurie et de Javier Bardem, est une œuvre où se lisent tout au long du film les multiples facettes du personnage. C’est dans les procès qu’il donne à celui-ci sa dimension la plus forte. Il faut dire que les dialogues avec les hommes que Buscetta est venu dénoncer y sont savoureux ; là encore, d’une grande précision, d’un réalisme mordant. On les voit s’insulter, dans un dispositif aussi idéal qu’il semble ironique – les interlocuteurs sont installés côté à côte mais à distance. Leur envie de s’étriper monte sans qu’ils puissent l’assouvir.

Est alors joué à merveille – c’est à dire sans surjouer – le surjeu du ressentiment. En développant : les acteurs exposent sans trop en faire comme on en fait toujours trop lorsqu’on se retrouve devant un auditoire qu’il faut impérativement convaincre. Quel spectacle que celui-là.

197 – no variation

Lundi 9 mai

She knew she could repeat the note whenever she wished. Whenever she wished, now that she’d ones found it. There would be no variation […]

She might take back her lover, or never see him again : it would make no difference.

« It would make no difference », she repeated over and over again, weeping uncontrolable tears.

Elle savait qu’elle pourrait répéter la note quand elle le voudrait. Quand elle le voudrait, puisqu’elle l’avait trouvée. Il n’y aurait aucune variation […]

Elle pouvait reprendre son amant ou ne jamais le revoir : cela ne ferait aucune différence.

« Cela ne ferait aucune différence », se répétait-elle encore et encore, en versant des larmes irrépressibles.

Trop mignon.

Expérience de réception : retrouver un personnage, vingt ans après l’avoir regardé comme un objet d’identification. Réaliser qu’on l’appréhende désormais comme un enfant, un être en formation. La sensation, qui n’est pas autre chose que la mesure du temps passé, la conscience soudaine du chemin parcouru, est assez géniale.

196 – le cas desplechin

Samedi 7 mai

J’écris « le cas » car je n’ai jamais su si j’aimais ou pas ce réalisateur, tant ses films m’ont toujours inspiré des sentiments contraires. À l’exception d’Esther Kahn cependant, qui m’avait bouleversée à sa sortie puis accompagnée pendant des années sans que j’y trouve le moindre défaut. J’adorais le personnage, la façon dont cette jeune femme allait, droit, sans protection, sans renoncer à rien, quitte à briser quelques verres sur son chemin ; le mélange de maladresse et de détermination qui l’animait. Cette femme était à mes yeux une invention magnifique et, je crois bien, un modèle à l’époque. M’avait beaucoup plu aussi le tableau de la vie de famille, juive et sans le sou, travaillant dur dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle. La misère et la promiscuité subies de ses membres étaient singulièrement palpables.

En revanche, pour les autres films de Desplechin, ceux que j’ai vus du moins, c’était une autre affaire. Je parle de la longue série de ceux qui se passent dans un milieu – toujours, mais pourquoi pas – bourgeois, parisien d’abord, de province ensuite ; plus exactement dans des familles bourgeoises de province (Rois et reine, Un conte de Noël), dont 1) la progéniture monte à Paris faire ses études ou entamer sa carrière (La Sentinelle, Comment je me suis disputé), et 2) l’un des rejetons, nommé le plus souvent Paul Dedalus et joué par Mathieu Amalric, fait office de vilain petit canard. Égoïste, torturé, du genre fou mais pas trop. Et surtout : fruit pourri de son éducation. Quelqu’un pour qui, pourrait-on croire en poussant un peu la logique, la vie aurait été plus simple s’il avait grandi dans une famille plus prolétaire et moins lettrée… D’où le contraste, saisissant, entre un personnage comme Esther Kahn, muette, quasi autiste, et Paul Dedalus.

Ces films-là sont plus compliqués à appréhender, mais aussi à juger et donc aimer et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce sont des films-romans, fondés sur du discours, une voix de narrateur ou tout comme. Les dialogues y sont très écrits. Les péripéties sont celles de gens en proie à des angoisses existentielles. Ils font face à la maladie et à la mort, à des peines de coeur et des rivalités (sentimentales et/ou professionnelles). Alors c’est sûr, on nage là en plein art à la française : psychologisant et potentiellement bavard. Pour autant, il y a une très grande justesse dans nombre des scènes de Desplechin. Sans cette justesse, le ton érudit et souvent prétentieux, les personnages atrocement cabotins et les nœuds au cerveau qu’ils semblent se plaire à se faire seraient difficilement supportables. Par conséquent une question s’impose : en quoi consiste cette justesse ?

Comme toujours peut-être, dans un sens suraigu de la complexité. On ne trouvera pas une situation où ne soit exprimé par chacun des personnages un double sentiment. L’univocité dans ces films-ci est tout simplement absente. Au contraire, la dualité affective, constante. Elle pourra s’exprimer via ce même discours. On trouvera par exemples de classiques équivalents des « je t’aime, moi non plus » ou « famille je te haime » qui peuplent les oeuvres d’art. Mais ce n’est pas tout. Dans les conversations des divers protagonistes se mêlent en permanence et avec un délice non feint les registres grossier et soutenu, les remarques triviales et les citations d’écrivains. Chez Desplechin, tout cela va de soi : la vérité, semble-t-il nous dire, ne peut se révéler que dans l’accolement de deux modulations du langage. Mais la dualité (la « dualisation » serait plus juste) ne se contente pas du discours. Plus encore, elle s’exprimera par une contradiction entre ce qui est dit et ce qui est montré. Dans ce geste esthétique, et éminemment cinématographique – on sort ici du simple roman filmé -, le réalisateur excelle. Car c’est dans ce geste même qu’il pourra produire de la tension, du drame, de la relation. Et, par ricochet, l’émotion de son spectateur. Comprendre cela, c’est comme comprendre un truc (au sens de « trick »). C’est comprendre comment la magie opère.

Il faut le souligner : la prise de risque est grande à aller dans ces zones. Pas seulement dans ces zones de la psychologie humaine, mais dans ces zones artistiques. C’est donc la réceptrice heureuse, peut-être même reconnaissante au réalisateur qui écrit ici. Mais quand on y songe il est presque inévitable qu’un tel cinéma, entièrement fondé sur l’oxymore (1), tombe parfois à côté, ou mal. C’est que malgré sa capacité exceptionnelle à faire un cinéma réaliste, Desplechin ne veut pas faire un cinéma réaliste. Il veut faire plus (à ses yeux) que cela. Il veut faire quelque chose comme du cinéma qui fait de la vie qui devient du cinéma.

Je m’explique. Dans la vraie vie, on aime toujours le frère qu’on vient à engueuler. L’affirmer dans une oeuvre, c’est faire preuve de réalisme. Mais « dans la vie », on ne caressera pas la joue de son frère tout en lui hurlant dessus (geste pourtant récurrent dans Rois et reine). Cela, seul le cinéma, ou le théâtre le peut – Desplechin est très proche du théâtre, comme Esther K.

Dans la vie, il arrive d’embrasser de loin, par un souffle léger, l’adolescent difficile. Mais pas d’étouffer ce baiser en recouvrant sa bouche de sa main quand il est suicidaire (telle Élizabeth dans Un conte de Noël).

Un père peut aussi trouver sa fille mauvaise, gâtée, lui dire qu’elle a mal tourné. Mais il ne lui laissera pas une lettre posthume où il lui expliquera qu’il aurait préféré qu’elle meure à sa place (Louis dans Rois et reine). Pas plus que cette lettre, aussitôt cachée sous sa chemise par la fille déchue ne brûlera sa peau.

On le comprend, dans ces choix prédomine la recherche d’effets visuels (parfois accentués par un usage abusif de la caméra à l’épaule). Ainsi, dans la vie, une amoureuse invitée par son amant à Noël et peu sensible aux problématiques de sa belle-famille ne se mettra pas coup sur coup à pouffer, cynique, devant une bagarre entre deux de ses membres, et à embrasser avec la plus grande émotion un troisième au moment de partir (Faunia dans Un conte de Noël). Mais après tout, ce qui compte, c’est qu’on voie, et qu’on voie bien.

Tout ou presque est ainsi chez Desplechin : le vrai, le fort et le franc se retrouvent traduits, mis en images par un artifice revendiqué. On pourrait parler d’outrance. Quand c’est de cela qu’il s’agit, les scènes sont drôles – et de telles scènes sont fréquentes. Mais de l’outrance, l’artifice et la théâtralité sont les pendants plus graves. Plus sérieux. Et alors ce qu’on donne à voir me semble moins aimable. Je me souviens notamment de la dernière image de Comment je me suis disputé avant un générique à la musique sublime. Marianne Denicourt (Sylvia) y jouait aux échecs avec Amalric (Paul), assise par terre et nue… mais prenant soin de toujours se couvrir la poitrine de sa main. Cette image m’avait passablement agacée, tant elle est un mensonge volontaire, ostensible. Le geste est insensé. Par conséquent, tout en montrant à la fois la cohabitation, dans le couple, de l’intimité et d’une forme de pudeur, ce qui est en soi une vérité très belle, cette image parvient à produire du faux. Du faux en surplus. Elle se charge de quelque chose dont je ne parviens décidément pas à saisir l’intérêt.

On peut, je crois, aller plus loin. En réalité ce n’est pas Sylvia qui se cache ici à Paul, mais Marianne Denicourt jouant Sylvia qui se cache au spectateur. Les films de Desplechin ont en permanence conscience d’un public qui les observe. Et à cause de ce savoir qui ne se relâche jamais, ce sont moins les acteurs qui jouent la comédie que les personnages eux-mêmes, tels qu’ils sont incarnés. Voilà d’où vient cette réticence persistante chez moi, cette dualité de sentiments que Desplechin aime tant créer chez ses personnages que je le soupçonne de chercher à la provoquer aussi chez ceux qui regardent son cinéma. Machiavélique.

Notes :

(1) oxymore : nom masculin – figure de style consistant à accoler deux mots de sens contraires, ou en apparence incompatibles. Ex : dans Ferragus, Balzac dit de Paris qu’il est « le plus délicieux des monstres « .

Et en complément ce commentaire, plus ancien mais pas obsolète sur un passage de Comment je me suis disputé.

185 – alice

Samedi 23 avril

Contre toute attente c’est un film français que j’ai réussi à regarder, moi qui pourtant rêve de me retrouver devant un Die Hard afin de rendre hommage à ce bon vieux Bruce Willis. Pour l’un comme pour l’autre et pour des raisons différentes, la période s’y prête.

Sur Alice et le maire, quelques éléments notables :

– le talent et sans doute le charme d’Anaïs Demoustier – ou le personnage qu’elle incarne -, qui transpirent dès lors qu’est filmé son visage, plein de vie et de taches de rousseur ; intelligent, volontaire, en contraste avec son corps de trentenaire très parisien, ou grandes écoles, dans une sorte de cliché, trop sage et polissé (il est longuement filmé, sans doute à dessein, dans la toute première scène).

– l’effacement étrange de Luchini, quasi absent même, alors qu’il aurait pu nous donner à voir un Georges Frêche ou même un Jean Lassalle, dans la plus pure tradition des baronnies locales. J’imagine qu’il a dû vouloir jouer ainsi le désarroi de son personnage un peu dépressif. Mais c’est mal mesurer la dimension « auto-imitative » des hommes politiques : chez eux, quoi qu’il arrive (et sans vouloir faire de mauvais esprit) le spectacle doit continuer.

Globalement, on a là un film qui flirte avec le banal, voire une certaine fadeur, mais crée régulièrement des percées heureuses. Mais le personnage du maire, il me semble, n’y parvient jamais.

– la scène de l’écriture du discours, d’autant plus forte que le discours ne sera finalement pas prononcé à cause du soudain défaut de courage du maire (« On avait une fenêtre de tir, on l’a ratée »). Cette idée, la préparation longue et tendue d’un discours suivie de sa tombée aux oubliettes, est potentiellement géniale.

La scène d’écriture me rappelle celle qui m’avait tant marquée dans Amadeus, où naît Le requiem. Il faudra sans doute que je trouve un lieu où écrire une scène de ce type puisqu’ils me plaisent tant, ces récits d’élaboration collective. Ici, ce qui marche très bien est la mise en place d’un jeu de parole entre Alice et le maire. L’alternance des locuteurs permet d’avancer dans la lecture du brouillon, sa correction, la nouvelle version, les retours, les hésitations et les choix définitifs en une sorte de chorégraphie. Le rythme produit est très intéressant. On est emporté par la parole comme si elle était une musique, le sens en sus. Il y a dans ce passage une attention portée aux mots, qui pourrait, je crois, être encore plus précise, aller encore plus loin, jusqu’à atteindre une forme de paroxysme. Un roman en tout cas se prêterait parfaitement à une telle tentative.

176 – kadosh

Dimanche 10 avril

Le titre du billet est un trompe-l’oeil, car de Kadosh découvert ce week-end je n’ai pas grand-chose à dire. Je retrouve un scénario assez proche de La Vie invisible d’Eurídice Gusmão, vu peu avant, avec une scène de viol conjugal cette fois sans aucune équivoque possible, et les parcours parallèles de deux sœurs dont l’une s’avérera plus forte ou plus déterminée que l’autre.

Ce qui est saisissant, dans Kadosh, c’est le rituel des religieux, auquel on a d’habitude si peu accès. Les prières, les accessoires. Entre ce film, l’extrait de danse contemporaine de la Batsheva Dance Company et Philip Roth, voilà donc que des souvenirs refont surface. Ceux d’une vie en plein quartier juif, à l’étranger. La jeune mère de famille rousse que je croisais tout le temps mais qui ne me parlait jamais. La fois où, tandis que nous nous étions retrouvées par hasard côte à côte sur la plage la plus proche, elle avait envoyé discrètement l’un de ses enfants me donner un pansement pour mon fils blessé au pied. Elle avait répondu à mes remerciements par un signe de tête à peine perceptible avant de regarder, à nouveau, la mer droit devant elle.

Les voisins d’en face, un couple de personnes âgées absolument charmants qui m’avaient invitée dans leur appartement pour me faire comprendre sans jamais le dire explicitement qu’ils souhaitaient que j’éteigne pour eux une lumière oubliée le vendredi soir.

La femme, fantasque et triomphale, qui avait fait venir avec elle et s’inscrire une dizaine de ses copines au cours d’arts martiaux d’un ami laïc : elle voulait le suivre et devait s’assurer qu’il ne serait pas mixte (la salle avait une capacité d’élèves limitée).

La communauté qui chaque jour faisait jouer ses enfants dans le petit parc dès 15h30 puis s’en allait au compte-goutte pour laisser la place, à 17h tapantes, aux familles musulmanes du quartier.

Et dans les rues pavées, parfois dès l’aube, les hommes toujours impeccablement habillés, tout de noir et de blanc vêtus, avec leur très long manteau, leur feutre haut et leurs papillotes.

167 – amour

Vendredi 25 mars

Amour de Michael Haneke : parfait ou presque. On pourrait ajouter : parfait ou presque, comme la vie.

Outre le fait que c’est là que meurt la vieille femme, toute la scène où son mari se met à raconter un souvenir d’enfance est d’une très grande puissance. Difficile, alors qu’elle gémit allongée sur son lit et qu’il entame son récit, de ne pas saisir que la mort est davantage qu’une disparition physique. Elle est l’oubli des souvenirs. L’effacement définitif de chaque moment vécu.

Dans cette scène il parle pour elle. Elle en est devenue incapable, elle ne peut plus articuler et a tout oublié. Mais un jour, et la scène rend cela évident, ce sont ses souvenirs à lui qui disparaîtront. Les siens sont tout juste bons désormais à bercer une femme grabataire. Ici le couple se tend un miroir : elle à lui et lui à elle. Si au moins les souvenirs demeuraient, semble nous dire Haneke. Mais non. Avec le corps s’évanouissent nos récits intérieurs.